L’agriculture, entre la théorie libre-échangiste et les pratiques protectionnistes

mercredi 15 octobre 2008.
 

Alors que la révolution industrielle a profondément modifié la société occidentale dès le XVIIIème siècle, le monde agricole est resté plus longtemps en marge des bouleversements technologiques. Si l’arrivée de la machine à vapeur transforma rapidement les modes de production dans les entreprises, les essais de machines agricoles à vapeur ne furent pas concluants. Il fallut attendre le début du XXème siècle aux Etats-Unis, avec l’arrivée des tracteurs équipés de moteurs à explosion, pour voir l’agriculture se mécaniser réellement. En 1918, près de 30% des surfaces cultivées servaient à nourrir les animaux de trait, principalement avec de l’avoine. Quarante ans plus tard, cette surface était tombée à zéro. Cette évolution technologique considérable eût deux conséquences particulièrement importantes : premièrement, les terres utilisées pour l’autoconsommation étaient toujours cultivées, mais la récolte devait être vendue ; deuxièmement, les fermiers s’endettaient pour acheter leurs machines, et devaient donc dégager des revenus supplémentaires. Du fait de l’augmentation fulgurante de la productivité et des quantités mises sur le marché, les Etats-Unis affrontèrent dans les années 20 et 30 une crise des excédents agricoles, et recherchèrent de nouveaux marchés d’exportation. Pour conquérir ces marchés, ils misèrent très largement sur la culture du soja, qui permet non seulement d’accélérer la croissance du bétail, mais qui possède en outre l’avantage de fixer l’azote de l’air et de le restituer au sol, remplaçant ainsi la fumure disparue en même temps que les animaux de trait.

En Europe, une autre phase de transformation impressionnante du monde agricole se déroule après guerre. Il faut nourrir les populations en produisant plus... et reconvertir les usines d’armes chimiques, qui trouveront une nouvelle activité dans la production d’intrans pour l’agriculture. Mais entre temps, l’Europe s’est placée sous dépendance américaine en signant les accords de Dillon en contrepartie du plan Marshall, qui l’obligent à acheter ses oléo-protéagineux aux américains. Cette situation sera confortée à la fin du GATT par les accords de Blair-House, encore en vigueur aujourd’hui. L’Europe cultivera donc majoritairement des céréales, qu’elle exportera en partie, et nourrira son bétail avec du soja d’importation. Avec les crises pétrolières des années 70, les produits agricoles européens sont une des principales monnaies d’échange utilisées pour acheter un pétrole cher. L’orientation productiviste s’en trouve évidemment renforcé.

La dernière phase de conversion de l’agriculture au libre-échange se prépare dans les années 80, avec la contre-révolution conservatrice initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Afin de redresser les taux de profit mis à mal par les acquis sociaux des année 60 et 70, les grandes puissances financières se lancent dans une réorganisation à l’échelle planétaire de leurs modes de production. En effet, le développement des réseaux de transport et de communication permet d’envisager la mise en œuvre d’une stratégie imparable connue maintenant sous le nom de mondialisation. Un formidable mouvement de dérégulation est orchestré pour permettre aux entreprises de produire ce qu’elles veulent, comme elles le veulent, où elles le veulent, de vendre cette production partout sur la planète, et de rapatrier leurs bénéfices à moindre frais. Alors que la dette des pays du Sud sert à maintenir ces derniers sous contrôle, le salariat des pays développés est rediscipliné par le chômage, produit de cette mondialisation.

Pour l’agriculture comme pour l’industrie, les politiques internationales sont définies par les grandes puissances occidentales, au premier rang desquelles les Etats-Unis et l’Europe. L’objectif est triple. Premièrement, il s’agit d’écouler la surproduction sur les marchés d’exportation. Deuxièmement, de s’approvisionner à bas prix en matières premières, toujours dans le but d’augmenter les taux de profit. Avec leur coût du travail dérisoire, les pays en développement sont une aubaine et des productions agricoles industrielles y sont développées. Les grands bénéficiaires sont les secteurs de l’agroalimentaire et de la grande distribution, qui augmentent leurs bénéfices dans des proportions incroyables. Ainsi, aux Etats-Unis, entre 1974 et 1993, le prix d’achat du café aux producteurs a diminué de près de 20%, tandis que le prix d’achat par le consommateur a augmenté de… 240%. Mais, au delà de ces secteurs, les produits alimentaires à bas prix satisfont les intérêts de l’ensemble du patronat. Selon un vieux principe énoncé par Adam Smith, baisser le coût de l’alimentation permet d’éviter d’augmenter les salaires - voire de les réduire - tout en laissant intact le pouvoir d’achat. Le troisième grand objectif recherché par les pays développés est bien sûr de contrôler autant que possible l’alimentation mondiale, afin de conserver un levier d’action puissant sur les pays émergents et sous-développés.

Concrètement, la mondialisation à marche forcée de l’agriculture mondiale se fait par la suppression des réglementations et des barrières douanières, qui sont des outils que même les pays pauvres peuvent mettre en place. Tout le jeu consistera ensuite à réclamer le libre échange… et à s’en préserver autant que possible. Car, pour éviter la révolte de leurs agriculteurs, les pays occidentaux doivent les maintenir artificiellement compétitifs face aux productions industrialisées des pays à bas niveaux de salaire. Les subventions, plus ou moins déguisées, permettront d’y parvenir et produiront un dumping terrible pour les agricultures paysannes du Sud. Prises en étau entre deux agricultures industrielles – celle du Nord, rendue “ compétitive ” par les subventions, et celle du Sud, rendue compétitive par des coûts du travail dérisoires – l’agriculture non mécanisée est jetée en pâture au marché mondial. Alors qu’on produit au Nord une moyenne de 5000 quintaux équivalent céréales par travailleur et par année, la production manuelle est de 10 quintaux. Pour mettre au pas les pays du Sud et les convertir à ce libre-échange qui n’a rien de libre, les ruses ne manquent pas. On citera les négociations de l’OMC, qui forcent chaque pays à importer 5% de chaque produit, même s’il est en situation d’excédent, ou les plans d’ajustement structurels, qui imposent l’abandon des cultures vivrières pour les cultures d’exportation. Et le succès est total lorsque la prise de contrôle de ces productions se fait par des groupes étrangers, comme ce fut le cas pour le Costa-Rica. Moins de dix ans après le début d’un processus de libéralisation entamé dans les années 80, 50% du marché agricole et 99% de la production de papaye étaient aux mains d’entreprises étrangères.

Les conséquences de ces politiques libre-échangistes sont désastreuses à touts points de vue. Au niveau social, elles provoquent l’exode rural au Sud, la malnutrition, voire la famine. Au nord, elle permettent un recul progressif, puisque la “ règle ” est de s’adapter coûte que coûte à la concurrence internationale. Et donc de s’aligner sur le pire. Le pêcheurs européens en savent quelque chose, puisque leur part de marché s’est effondrée dans les années 90 suite à l’intensification de la pêche d’exportation dans les pays en développement… et à une décision éminemment politique d’ouverture des marchés. Au niveau environnemental et sanitaire, le bilan est si accablant qu’il n’est même plus nécessaire de rappeler le lien direct entre l’agriculture intensive et la dégradation de la planète, ni de citer les nombreuses crises sanitaire comme celle de la vache folle ou de la grippe aviaire. Mais l’ultime conséquence de la conversion au libre-échange de l’agriculture est peut-être que le marché mondial, dans lequel chaque économie, chaque peuple, est en concurrence avec son plus proche voisin, ouvre une voie royale aux spéculateurs. Le développement de la finance n’est ni un hasard ni un phénomène naturel. Il est le produit de la dérégulation et de l’organisation planétaire du marché. La crise alimentaire de 2008, principalement due aux mouvements spéculatifs, est elle aussi une conséquence directe du libre-échange. Elle vient s’ajouter à un passif terrible et prouve s’il en était besoin qu’il faut en finir au plus vite avec ce système .

Ce constat évident semble pourtant échapper à bien des organismes officiels, à l’image de la Banque mondiale, qui persévère dans l’autisme béat. Après la réunion de Cancun en 2003, ces experts chiffraient les bénéfices de la libéralisation à 832 milliards de dollars, dont 539 milliards pour les pays en voie de développement. Fin 2005, l’estimation chutait à 287 milliards, dont 30% seulement au profit des pays pauvres. On attend avec impatience les résultats de la prochaine étude…

Bien sûr, il n’y a rien à espérer de ceux qui ont mis en place ce système en toute connaissance de cause. Un mouvement “ de gauche ”, et plus largement tout mouvement qui se reconnaît dans les valeurs républicaines et humanistes, ne peut plus rester crédible sans revendiquer la sortie de l’OMC et la rupture avec les politiques euro-libérales. D’autant que le “ plan B ” existe. La charte de la Havane, signée en 1948 par 53 pays, proposait une toute autre organisation du commerce, sur la base de coopérations, d’échanges équitables, de souveraineté alimentaire, mais aussi industrielle. En donnant comme objectif l’équilibre de la balance des paiements, elle aurait sans doute permis un développement radicalement différent des sociétés, à l’opposé de l’actuelle concurrence acharnée qui ne bénéficie qu’aux grands actionnaires.

Pris au piège d’une Union européenne ultra-libérale impossible à réformer - y compris lorsque la majorité de ses Etats membres sont gouvernés par des socio-démocrates - les gouvernements n’ont qu’un moyen de briser ce cercle vicieux. Une véritable gauche au pouvoir en France devrait au minimum dénoncer un nombre impressionnant de directives libérales et les déclarer sans effet sur le territoire national. Elle refuserait bien évidemment de payer la moindre astreinte et cesserait d’abonder un budget européen qui ne sert qu’à la mise en œuvre de politiques inacceptables, au premier rang desquels la politique agricole commune. Un tel bras de fer, qui reste la seule solution possible, équivaudrait qu’on le veuille ou non à une sortie de l’Union. Mais il s’agit d’un point de passage obligé pour reconstruire, avec d’autres Etats volontaires, une nouvelle organisation à vocation internationale. Cette rupture marquerait l’entrée dans un post-néolibéralisme où la démocratie reprendrait enfin le contrôle de l’économie.

Aurélien BERNIER

Secrétaire national du Mouvement politique d’éducation populaire (M’PEP) Auteur du livre “ Le climat otage de la finance ”, 2008, éd. Mille-et-une-Nuits Co-auteur de “ Pour en finir avec l’euro-libéralisme ”, sous la direction de Bernard Cassen, 2008, éd. Mille-et-une-Nuits


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