Le patriotisme ou la paix (par Léon Tolstoï le 1er mai 1896)

samedi 23 juin 2018.
 

... Les nations qui exaltent le patriotisme, qui élèvent leurs jeunes générations dans la superstition du patriotisme, tout en redoutant ses conséquences inévitables, les guerres, sont, à ce qui me semble, arrivées aujourd’hui à un (haut) point d’aveuglement...

Ces jours-ci, il y a eu conflit entre les Etats-Unis et l’Angleterre au sujet des frontières du Vénézuéla.

M Salisbury ayant refusé je ne sais quelle proposition, M Cleveland envoya un message au Sénat : des deux côtés, le patriotisme poussa des exclamations belliqueuses, il en résulta une panique à la Bourse, des gens perdirent des millions de livres et de dollars. Edison déclara qu’il inventerait des engins assez puissants pour massacrer en une heure plus d’hommes que n’en fit périr Attila au cours de ses conquêtes, et les deux nations préparèrent énergiquement leurs préparatifs de guerre... Enfin, les deux pays ne se crurent pas encore assez prêts : de sorte que, cette fois-ci, il n’y aura pas de guerre. Et les esprits se sont calmés.

Mais il faut avoir bien peu de perspicacité pour ne pas voir que les causes qui ont amené le conflit actuel entre l’Angleterre et l’Amérique sont restées les mêmes, et que si ce conflit n’aboutit pas aujourd’hui à une guerre, inévitablement il en naîtra demain ou après-demain de nouveaux entre l’Angleterre et l’Amérique ou entre l’Angleterre et quelque autre pays, l’Allemagne, la Russie ou la Turquie, suivant toutes les combinaisons possibles, et comme il en surgit journellement : l’un d’eux inévitablement amènera une guerre...

Les Etats sont tous armés et il n’y a au dessus d’eux aucune puissance... Ce qu’il y a de plus grave c’est que l’opinion publique, qui châtie la moindre violence d’un particulier, exalte et met au rang des mérites patriotiques toute appropriation du bien d’autrui qui augmente la puissance de la patrie.

Ouvrez les journaux tel jour qu’il vous plaira, et toujours, à chaque instant, vous apercevrez un point noir, cause d’une guerre possible : tantôt ce sera la Corée, tantôt le plateau de Pamir, les territoires africains ou l’Arménie, l’Abyssinie ou la Turquie, le Vénézuéla ou le Transvaal. Le brigandage ne cesse pas un moment et, tantôt ici tantôt là, c’est une suite ininterrompue d’escarmouches : les nations semblent s’exercer au tir à la cible, et à chaque minute la guerre véritable peut et doit commencer.

Si l’Américain souhaite de voir l’Amérique par sa grandeur et sa prospérité s’élever au dessus de toutes les nations, si l’Anglais, le Russe, le Turc, le Hollandais font pour leur pays semblable voeu, ainsi que l’Abyssin, le Vénézuélien et le Boër, l’Arménien, le Polonais et le Tchèque ; si tous sont convaincus qu’il n’y a pas lieu de dissimuler ni d’étouffer un tel voeu, que l’on peut au contraire s’en glorifier et qu’il faut le développer en soi et chez les autres : enfin si un pays ou un peuple ne peut grandir et prospérer qu’au détriment d’un ou parfois de beaucoup d’autres, comment alors n’y aurait-il pas de guerre ?...

Ce qu’il faut, c’est abolir ce qui produit la guerre. Or, ce qui produit la guerre c’est le désir exclusif de la prospérité nationale, c’est ce sentiment que l’on nomme patriotisme... Les hommes tiennent à conserver ce qu’ils ont conquis - c’est l’origine même des Etats ; or, on ne peut conserver les conquêtes que par des moyens de conquête, autrement dit par la violence et par le meurtre. Reste le patriotisme de revendication, celui des peuples asservis et opprimés, des Arméniens, des Polonais, des Tchèques, des Irlandais, etc... Et ce patriotisme-là est sans doute le pire, car c’est le plus indomptable, le plus enclin aux extrêmes violences.

Le patriotisme ne peut pas être bon... Le patriotisme n’est pas naturel : c’est un virus qu’on nous a inoculé...

C’est très commode de professer une doctrine dans laquelle on trouve, à un bout, la sainteté chrétienne, et partant l’infaillibilité, et, à l’autre bout, le glaive et le gibet pour les païens, en sorte que si la comédie de la sainteté ne réussit pas à en imposer, on peut alors mettre en avant le glaive et le gibet. Oui, une telle doctrine est commode ; mais il arrive un moment où la toile d’araignée du mensonge finit par se déchirer : cette duperie en partie double a fait son temps, il faut prendre parti. Le cas du patriotisme est posé aujourd’hui.

Qu’on le veuille ou non, voilà la question qui, clairement se pose : Comment le patriotisme, dont proviennent les innombrables souffrances, tant physiques que morales de l’humanité, peut-il être bienfaisant ? Et cette question exige une réponse.

Il est indispensable ou de démontrer que le patriotisme est un si grand bien qu’il rachète tous les terribles malheurs dont il accable l’humanité ; ou de reconnaître que le patriotisme est un mal que non seulement il ne faut pas communiquer et inoculer aux hommes, mais dont il faut employer toutes ses forces à les guérir. C’est à prendre ou à laisser, comme disent les Français...

Si le christianisme est la vérité et si nous voulons vivre dans la paix, il ne faut pas nous féliciter de la puissance de notre patrie, mais au contraire nous réjouir de son affaiblissement et y contribuer par nous-même.s. UN Russe devra se réjouir en voyant la Pologne, les provinces baltes, la Finlande, l’Arménie se détacher de la Russie ; un anglais devra contribuer à l’affranchissement de l’Irlande, de l’Australie, des Indes et des autres colonies de l’Angleterre ; d’autant plus un Etat est grand, d’autant plus son patriotisme est mauvais et cruel, et plus sa puissance fait de victimes. Si donc nous désirons réellement être ce que nous professons, ce n’est pas l’agrandissement de notre pays qu’il faut souhaiter, comme nous le faisons aujourd’hui, mais son amoindrissement, son affaiblissement : nous devons y contribuer de toutes nos forces. Et il faut élever dans le même esprit les jeunes générations, leur persuader que s’il est honteux pour un jeune homme de manifester grossièrement son égoïsme, soit en ne laissant rien à manger aux autres, soit en bousculant les faibles qui lui barrent le chemin, soit en se servant de sa force pour priver les autres du nécessaire, il est tout aussi honteux de désirer l’agrandissement de sa patrie ; et puisqu’on trouve sot et ridicule de faire son propre éloge on devrait juger aussi sot de faire l’éloge de son pays, ainsi qu’on le fait aujourd’hui dans tant de tableaux, de monuments, de manuels, d’articles, de poésies et de sermons, tout aussi mensongers que patriotiques sans oublier les stupides hymnes nationaux.

L’empereur Guillaume, une des figures les plus comiques de notre époque, orateur, poète, musicien, dramaturge, peintre, et par dessus tout patriote, a peint récemment un tableau représentant toutes les nations d’Europe armées de glaives et regardant au loin par delà les mers, sur un geste de l’archange Michel, les statues de Bouddha et de Confucius. L’intention de Guillaume était de montrer que les nations européennes doivent s’unir pour résister au péril qui vient de l’Orient...

A un prince qui lui demandait comment et dans quelle mesure il devait augmenter son armée pour vaincre un peuple du Sud qu’il voulait soumettre, Confucius répondit : " Licencie toute ton armée, emploie ce que te coûte aujourd’hui cette armée à instruire tes sujets et à développer l’agriculture ; ce peuple du sud chassera son prince et, sans guerre, se soumettra à ta puissance"... Tandis que nous... nous voulons asservir les peuples par la force, et, ce faisant, nous nous préparons des ennemis nouveaux et bien plus redoutables que ne le sont nos voisins...

Le salut de l’Europe, et en particulier du monde chrétien, ne consiste pas à nous armer de glaives comme les brigands peints par Guillaume II, pour nous élancer au massacre de nos frères d’outre-mer, mais au contraire à renoncer à ce souvenir des temps barbares que l’on nomme patriotisme, à mettre bas les armes et à montrer aux peuples d’Orient l’exemple, non pas d’un sauvage et féroce patriotisme, mais de la vie fraternelle que nous a enseigné le Christ.

Léon Tolstoï

Texte paru dans la Revue blanche N° 70 1er mai 1896


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