Justice : instrument de pouvoir ou service public ?

samedi 25 octobre 2008.
Source : ATTAC
 

Nuri Albala, membre du Conseil scientifique d’Attac-France est avocat à la Cour. Il participe à plusieurs groupes de travail et intervient régulièrement dans le cadre des Universités d’Attac. Dans cet article, il synthétise quelques données fondamentales et observations qui montrent que la Justice n’est pas un "bien public". Il remarque, notamment, que 70% des décisions de justice qui sont rendues, celles précisément qui concernent la vie quotidienne des citoyens, n’intéressent pas les médias et font l’objet des "économies" mises en place par le gouvernement. C’est pourquoi il appelle les citoyens à prendre en mains l’avenir de leur justice.

Justice : instrument de pouvoir ou service public ?

C’est peu dire que la justice en France va mal : les citoyens « justiciables », les magistrats, les avocats, les personnels des juridictions font tous ce même constat :

Elle est lente, malgré une relative amélioration depuis quelques années.

Elle est en principe gratuite, mais son coût réel est parfois dissuasif au point que, souvent, les plus démunis sont amenés à renoncer à faire valoir leurs droits, même si l’aide juridictionnelle telle qu’elle existe remédie parfois, mais très insuffisamment, à cette difficulté.

Là où elle passe, elle laisse un long cortège d’insatisfactions.

Son indépendance nécessaire fait toujours l’objet de rapports de force mouvants suivant les périodes.

Les citoyens ont souvent (et à juste titre) l’impression qu’il s’agit d’un monde différent, d’une bulle dans laquelle les gens, magistrats, avocats, greffiers, huissiers…, parlent un langage commun comme ils portent un vêtement commun –la robe noire.

Et le phénomène est d’autant plus frappant que chacun s’accorde à reconnaître que la France est un des pays au monde où la justice peut être considérée comme la plus honnête, où les phénomènes de corruption sont rarissimes : le mal est donc ailleurs.

L’essentiel des recours aux Juges concerne les affaires familiales, les problèmes de crédit, ceux de logement, les conflits des salariés avec leurs employeurs…. devant les juges d’instance et de proximité, devant les tribunaux de Grande Instance , les Conseils de Prud’hommes, les tribunaux de sécurité sociale, les tribunaux de commerce. Or cette justice là, qui nous concerne tous, qui va mal, gouvernement et parlement l’ignorent superbement : c’est que, alors qu’elle représente 70% des décisions de justice rendues chaque année, elle n’est presque jamais sous le feux des projecteurs, et sa réforme ô combien nécessaire n’est pas « rentable » d’un point de vue électoral.

Le seul pan de la justice dont on parle, le seul à être sous les feux des médias est la justice pénale, (crimes et délits essentiellement) qui ne représente que 30% des décisions de justice rendues dans le pays, mais qui est la plus sensationnelle.

Depuis des lustres , il n’y a jamais dans le pays de véritables débats sur les besoins de la justice, les problèmes qu’elle rencontre, les solutions à proposer.

Les réformes faites ou en chantier sont destinées le plus souvent à satisfaire un prétendu besoin qu’on a créé de toutes pièces pour se donner la posture d’y répondre : ainsi, dans le moteur de recherche du site Internet de l’UMP, quand on tape le mot « justice », la première entrée qui s’affiche est « sécurité et justice »…

A chaque fait divers sa loi de circonstance adoptée dans la précipitation d’une émotion publique soigneusement attisée, sans véritable consultation : ce n’est pas pour l’avenir de notre société que sont faites les lois, mais pour l’effet d’annonce.

Simultanément, pour montrer que le pouvoir s’occupe des « honnêtes citoyens », on augmente la répression pour les petits délits. Dans le même temps, les poursuites en matière d’infraction à la législation du travail dont sont victimes les salariés ont diminué de moitié en cinq ans pendant que les poursuites pour les infractions économiques et financières baissaient d’un tiers : cela ne paraît cependant pas suffisant à notre Ministre de la Justice qui a instauré une commission de dépénalisation du droit des affaires, comblant ainsi le vœux du MEDEF.

La Justice, ancien attribut régalien de l’Etat est un service public, du moins en théorie.

Mais le Président, l’UMP, la Ministre de la Justice cherchent plus son efficacité économique ou même sa rentabilité que le service à rendre aux citoyens : « Il y a une réforme qui apporte des solutions à beaucoup de problèmes, qui ne coûte pas d’argent et même qui en rapporte : c’est celle de la carte judiciaire » [1] ; « Moins de tribunaux d’instance, mais des tribunaux plus importants » [2].

« Une justice proche est une justice efficace, rapide, attentive, et non pas une justice qui construit des tribunaux à chaque coin de rue » [3]. Tout est dit : le vieux service public va devenir rentable ; quant aux justiciables, il feront cent kilomètres ou plus pour aller voir un juge, mais peu importe puisque cela ne coûtera rien à l’Etat [4].

Et devant ces graves problèmes, les activités des juridictions sont mesurées par des statistiques purement quantitatives. Les magistrats reçoivent des primes « au rendement », les chefs de juridiction deviennent de véritables managers de l’entreprise-tribunal. L’autoritarisme qui marque le traitement de la justice n’a rien à envier à celui de bien d’autres secteurs, inutile d’alourdir cet article par les innombrables illustrations qui s’accompagnent d’une recherche de contrôle d’ensemble sur le fonctionnement même de la justice : « Une justice plus efficace passe par la création d’un service des ressources humaines au ministère de la justice, qui améliorera la gestion des carrières des magistrats et des greffiers en repérant les talents et les compétences » [5] !

Et pour donner un semblant de justification à cette frénésie de contrôle, on n’hésite pas à affirmer : « la légitimité suprême c’est celle des Français qui l’ont élu (N Sarkozy) pour restaurer cette autorité. Les magistrats rendent la justice au nom de cette légitimité suprême ». [6]

Les contentieux de masse se multiplient avec par exemple un doublement, ces dernières années, du nombre d’expulsions locatives : c’est une judiciarisation de la misère et de l’exclusion sociale.

Des réflexions sont nécessaires sur la possibilité que la justice soit plus proche des citoyens, ce qui suppose plus de juges : c’est malheureusement le chemin inverse qui est pris, comme on le voit avec la récente réforme en cours de la carte judiciaire : nul ne conteste qu’une réforme était nécessaire, mais l’étrange réforme que voilà : la carte datait, pour l’essentiel, de 1958, la population a depuis augmenté de 20 millions d’individus et la solution apportée est la… suppression de 300 tribunaux !

Il est regrettable que notre justice ne fasse l’objet que d’amputations, de retouches à sensation et de projets vains autoritairement imposés alors qu’elle a besoin d’être repensée par une nécessaire concertation entre les élus, les partis politiques, les associations, les syndicats et les professionnels sur les besoins et sur les moyens à mettre en œuvre.

Il faut en prendre l’initiative : toute proposition qui irait dans ce sens serait précieuse pour permettre que les habitants de ce pays puissent enfin avoir une justice qui soit à leur service.

Nuri Albala

Notes

[1] N. Sarkozy Convention de l’UMP pour la France d’après, Assemblée Nationale 3 mai 2006

[2] UMP contrat de législature 2007-2012

[3] R. Dati Le Monde 16 octobre 2007

[4] Le Canard Enchaîné 2 janvier 2008

[5] R. Dati Le Monde 16 octobre 2007

[6] R. Dati Le Point 6 juin 2007


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