L’invention du droit comme arme politique dans le communisme français. L’association juridique internationale (1929-1939)

dimanche 17 septembre 2017.
 

Vingtième Siècle. Revue d’histoire

2005/1 (no 85)

Le droit pouvait-il, durant l’entre-deux-guerres, devenir une arme politique servant la cause communiste ? Et l’engagement juridique, fondé sur les armes du droit, n’amenait-il pas à structurer des formes d’engagement somme toute différentes des voies classiquement offertes par le mouvement communiste ? L’Association juridique internationale offre ici des pistes stimulantes pour aiguiller une réflexion qui porte tant sur les méthodes d’action que sur les objectifs – parfois ambivalents – poursuivis par une organisation que suscita le Komintern.

À la suite de l’interdiction du Parti communiste français, le parquet de Paris s’attaquait en décembre 1939 au démantèlement de la nébuleuse associative que le PCF avait placée au cœur de sa stratégie antifasciste. Mais si l’appréhension d’un parti aux structures identifiées n’avait pas constitué un obstacle majeur, encore fallait-il démontrer le « caractère communiste » d’organisations satellites qui offraient par nature un visage moins ouvertement partisan (1 Une responsabilité que le parquet n’entend pas assumer...) . C’est dans ce contexte que le parquet de Paris fut saisi du cas d’une association, fondée à Berlin dix ans plus tôt, caractérisée par son inscription dans un champ professionnel spécifique, celui des juristes : l’Association juridique internationale (AJI).

Pour les autorités judiciaires, le caractère communiste de l’AJI ne faisait aucun doute. Ainsi, dans une lettre au procureur général de la cour d’appel de Paris, le procureur de la République reprenait les conclusions des rapports transmis par le ministère de l’Intérieur et préconisait la dissolution d’une association qui paraissait être, de toute évidence, un « organe de propagande communiste » qui « prend ou suit les mots d’ordres de la Troisième Internationale ». Même si le procureur général, s’adressant au Garde des sceaux, avouait son trouble devant la composition d’un comité d’honneur rassemblant le gotha du monde juridique international, il concluait toutefois que ces hautes personnalités ne pouvaient être que des victimes, « trompées par les apparences ».

L’AJI ne serait-elle qu’un exemple du modèle organisationnel mis en place par la Troisième Internationale dans la période antifasciste, l’archétype de l’association-satellite kominternienne ? Ce simple constat des liens filiaux l’unissant au Komintern, même s’il est irréfutable, ne saurait épuiser l’intérêt d’une étude de cette organisation.

En effet, l’AJI se distinguait par des caractéristiques qui tiennent de manière indissociable à la spécificité de ses membres et aux formes d’action que ces derniers rendaient possible. Son originalité résidait moins dans son positionnement politique – reprenant largement des grands mots d’ordre et campagnes de l’Internationale communiste en direction des intellectuels – que dans son mode d’intervention dans le champ politique. Elle se distinguait tout particulièrement, nous le verrons, par son inscription privilégiée dans deux champs connexes, le monde judiciaire et celui du droit comme domaine intellectuel.

L’analyse de l’AJI met donc en jeu les modes d’agencement, d’articulation, de mise en œuvre pratique de la mobilisation politique, au sein de professions liées au droit et dans un contexte d’action régi par une forte instabilité internationale et un affrontement idéologique en Europe. Dans un premier temps, nous reviendrons sur le contexte de sa création et les objectifs qui lui sont alors fixés (1928-1930), puis nous détaillerons la stratégie antifasciste qu’elle met en œuvre à partir du milieu des années 1930. Enfin nous tracerons le bilan de cette organisation atypique, dont le modèle d’engagement a pu sembler être celui de la Ligue des droits de l’Homme, tout en étant une école de formation de jeunes avocats du Parti communiste.

Un satellite du Secours rouge international ?

La volonté de créer une Association juridique internationale apparaît au sein de l’exécutif du Secours rouge international (2 Fondé à Moscou en 1922, le Secours rouge international...) (MOPR) à la fin des années 1920. En effet, ce dernier avait déjà donné naissance dès le milieu de la décennie, à des groupements, certes circonscrits à des aires géographiques précises, mais qui remplissaient la même fonction : contrecarrer la répression dont les militants communistes faisaient l’objet particulièrement en Europe centrale et orientale à la suite de la vague autoritaire des années 1920, le plus souvent sous la forme de « comités de défense des victimes du fascisme et de la Terreur Blanche (3 Cf. la contribution de Frederick Genevée, « Solidarité...  »). Néanmoins, l’avocat Marcel Willard livrera a posteriori une version plus romancée de cette genèse dans laquelle il revendique la paternité du projet : c’est lors d’un séjour en Bulgarie en 1925, « où sévissait la plus atroce des terreurs blanches », qu’il eut l’idée de justifier sa présence « en invoquant une association de juristes, dont j’avais moi-même élaboré les statuts. L’efficacité de cette formule d’association, qui n’existait encore que sur le papier, fut telle, au cours de cette mission, que l’idée prit corps, de la constituer réellement [4] (4 Marcel Willard, « L’œuvre de l’Association juridique...). » Ce récit a l’avantage de présenter comme une initiative personnelle ce qui, d’après les archives judiciaires, fut bien un projet initié par les instances de la Troisième Internationale.

Les rapports du ministère de l’Intérieur (5 Note de la direction de la sûreté générale adressée...) soulignent au demeurant le rôle tenu par un responsable du Secours rouge international (MOPR), Gustav Radler, chargé par son organisation de démarcher les différentes sections nationales du SRI pour mettre sur pied une Conférence juridique internationale qui devait primitivement se tenir à Paris en décembre 1928. Soucieux de conserver l’anonymat, G. Radler prit comme conseiller Me Foissin (6 À l’instar de Marcel Willard, Robert Foissin apparaît...) qui signa une circulaire confidentielle, adressée aux diverses sections nationales, précisant la structure et les objectifs de cette future association. Dans ce texte apparaît déjà la propension de l’AJI à mener le combat de concert avec des associations « bourgeoises » : « La lutte contre la justice bourgeoise étant une de nos tâches primordiales, ce serait gravement manquer à notre devoir que de négliger tout ce qui pourrait renforcer notre lutte sur le terrain. Or sans que les organisations du SRI puissent songer à se décharger de leur lutte tenace et permanente contre la justice de classe dans les pays capitalistes pour la délaisser à d’autres organisations ou personnalités, nous devons néanmoins utiliser le concours qui peut nous être apporté sous une forme ou sous une autre, par certaines institutions ou personnes sympathisantes à notre cause (7 Citée dans le rapport du 29 décembre 1939, AN BB 30.... »)

La naissance de l’AJI, initialement prévue à Paris fut momentanément contrariée par l’arrestation puis l’expulsion de Gustav Radler en février 1929 pour infraction à la loi sur les étrangers. C’est finalement Berlin qui accueillera du 9 au 12 décembre 1929 une conférence préparatoire à la constitution d’une Association juridique internationale dont la « circulaire Foissin » précisait le programme ambitieux : « La législation exceptionnelle contre les classes laborieuses et leurs organisations. La jurisprudence et la défense dans les procès politiques. La pratique administrative et policière. Le régime pénitentiaire. Le droit d’asile. La situation juridique des minorités nationales. Les lois et jurisprudences dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Et constitution d’une association internationale de gauche (8 Idem)

La dernière phrase de ce programme rend bien compte d’un certain mélange des genres, entre constitution d’une association militante et réflexion savante sur des objets juridiques. L’analyse des membres de la délégation française qui se rendit à la conférence de Berlin reflète bien, elle aussi, ce premier paradoxe de l’AJI, caractérisée à la fois par la technicité juridique de ses objets et par le radicalisme du point de vue qui sous-tendait leur analyse. En effet, parmi ses membres on pouvait remarquer Me Chadirat, avocat à la cour d’appel de Paris, le professeur Édouard Lambert de la faculté de droit de Lyon et Me H. Nicolaï ancien bâtonnier du barreau de Metz. Ces personnalités du monde juridique se trouvaient mêlées aux délégués, bien plus politiques, de la section française du SRI dont faisait partie Mes Foissin, Fournier, Pitard, Sarotte, Stephany (tous membres du Parti communiste), mais également deux membres de la Ligue des droits de l’Homme, Mme Camille Drevet (écrivain) et Elie Reynier (professeur). La composition du premier bureau de la section française de l’AJI en 1930 reflète également cette dualité entre juristes éminents et avocats proches du Parti communiste.

Les liens structurels et organisationnels avec le SRI qui apparaissent dès la conception de l’AJI se maintiennent ainsi malgré l’ouverture de l’association aux membres de la bourgeoisie libérale, que sont ces avocats et professeurs de droit. Dans une brochure éditée pour son dixième anniversaire, le SRI témoigne du « soutien sans réserve » qu’il accorde à l’AJI et rappelle que « toutes les sections et organisations sœurs doivent avoir des liaisons fraternelles avec les groupes nationaux respectifs de l’AJI et avec les membres de celles-ci […] Les sections et organisations sœurs doivent aider à la création des groupes nationaux de l’AJI et au développement de cette Association. Tous les avocats et les étudiants qui sont membres du Secours rouge […] doivent être sollicités pour adhérer à cette Association juridique internationale (9 Dix années de Secours rouge international (1922-1932),... . »

Partage des rôles ?

À l’instar du SRI, l’AJI s’assigne comme « tâche primordiale » la lutte contre la « justice bourgeoise », cette « justice de classe » qui frappe les « masses laborieuses ». Ces deux mouvements partagent les mêmes références idéologiques, mais utilisent des modes opératoires opposés. Le SRI se veut une organisation de masse, pour qui l’aide juridique n’est qu’un des aspects de la solidarité, et dans laquelle le recours au droit est toujours subordonné aux impératifs de la lutte politique. À l’inverse, la dimension juridique se situe au cœur du projet de l’AJI, tant dans ses objets d’étude que dans ses terrains d’intervention politique. Là où le SRI déploie une pédagogie de l’internationalisme, en insistant sur la mobilisation des masses, l’AJI, qui s’adresse à des avocats et des professeurs de droit, tente d’enrôler le droit dans la lutte politique, en se présentant publiquement comme une organisation transcendant les catégories partisanes pour atteindre des valeurs universelles : droit, justice, liberté. Alors que le SRI ne ménage pas ses efforts pour populariser l’idéal communiste en matière de justice, incarné par l’autodéfense pratiquée avec succès par Dimitrov au procès des incendiaires du Reichstag à Leipzig (1934), l’AJI multiplie les actions destinées à mobiliser les juristes en faveur des droits de la défense menacés tant dans les régimes autoritaires que dans les procès « politiques » des démocraties libérales. Le Komintern avait ainsi pour ambition de « rendre permanente l’action des juristes de gauche contre la terreur législative et administrative, en fondant une association juridique de gauche, en opposition aux nombreuses associations juridiques au service de la bourgeoisie (10 Dossier AJI, AN BB30 1887. »), capable de répondre avec efficacité à la répression qui s’abattait sur les militants communistes en Europe et aux colonies en usant de toutes les ressources offertes par les « démocraties bourgeoises » ou en exploitant les aspects formels de la légalité judiciaire conservés par les régimes autoritaires. Il s’agissait donc bien de tirer parti des possibilités offertes par l’État de droit, ou ce qu’il en restait, en vue d’assurer le monopole de l’antifascisme aux organisations régies par les communistes. Même s’il faut attendre le Front Populaire et le souffle antifasciste pour que l’AJI parvienne à recruter réellement au-delà des cercles communistes ou communisants, la stratégie et les structures sont en place dès 1929.

Dès 1930, il semble que cette stratégie soit transparente pour les services du ministère de l’Intérieur : « La fondation d’une pareille association n’est en réalité qu’une manœuvre ayant pour but d’assurer à l’action révolutionnaire le concours de certains éléments de gauche, jusqu’ici éloignés du Parti communiste, qui donneront à la propagande envisagée une apparence de neutralité. Ainsi de nombreux avocats dont l’intention est de se placer uniquement sur le terrain légal dans une action contre la répression, mais qui se refusent à suivre la Troisième Internationale se trouveront en fait et à leur insu sous la tutelle de la “MOPR” dont le seul but est de servir le communisme. L’action réelle de l’AJI sera orientée d’une manière occulte dans un sens favorable aux entreprises de Moscou (11 Note de la direction de la sûreté générale au cabinet... »). Outil de propagande de l’Internationale communiste orienté vers une fraction de la bourgeoisie libérale, ou association antifasciste fondée sur le respect de la légalité internationale, l’AJI se situe dans un entre-deux où se rejoignent instrumentalisation politique et militantisme spécialisé, fondé sur les compétences juridiques de ses membres. Sans tomber dans un manichéisme qui privilégierait soit la dénonciation d’une manipulation, soit la bonne volonté des juristes militants, il est pertinent de s’intéresser aux formes pratiques prises par cet engagement spécifique, à l’articulation d’une idéologie et d’une compétence, qui au milieu des années 1930 prend la forme d’un antifascisme juridique et judiciaire ?

Un Antifascisme juridique et judiciaire

De 1929 à 1933, l’activité de l’AJI est assez réduite, mais néanmoins sous contrôle. La préfecture de police s’inquiète dès 1931 des ambitions de la section française de l’association : « Si comme elle l’a demandé elle obtient l’autorisation d’établir son siège au palais de justice, la Troisième Internationale se trouvera alors en mesure d’entreprendre, tout à son aise, la désagrégation de nos institutions judiciaires. » Le siège de l’AJI, d’abord fixé à Berlin, puis en Belgique est transféré à Paris le 23 octobre 1934, date à laquelle l’AJI fait l’objet d’une déclaration à la Préfecture de police. C’est alors que l’association commence à tracer les grandes lignes d’un antifascisme fondé sur le droit, comme outil d’analyse et comme arme politique.

L’AJI joua en effet un rôle spécifique d’animation et de réflexion dans le monde des juristes français. L’association avait, il est vrai, réussi à rassembler tout au long des années 1930 de « grands noms » du monde juridique : comme le montre l’organigramme de l’association (12 Reproduit sur son papier à en-tête, archives privées...) son comité d’honneur en France en 1936-1937 était composé d’avocats prestigieux (César Campinchi, Pierre Cot, Ernest-Charles de Moro-Giafferi, Henry Torrès notamment) et de professeurs de droit – André Philip par exemple. L’association (section française) tint quelques réunions publiques, dont au moins deux congrès à la Sorbonne. Intitulé « Le droit national socialiste », le premier se tint le 30 novembre et 1er décembre 1935. Le second, les 10 et 11 juillet 1937, se pencha sur la « Régression des principes de liberté dans les réformes constitutionnelles de certains pays démocratiques ». Cette seconde conférence rassembla des professeurs français fort célèbres, parmi lesquels Victor Basch, René Cassin, Edmond Vermeil, Lévy-Bruhl, Roger Picard ; René Capitant, alors enseignant à Strasbourg, Édouard Lambert de Lyon ; ainsi que des avocats membres de l’AJI comme C. Campinchi, H. Torrès, E.-C. de Moro Giafferi, mais aussi Jean Longuet et Philippe Serre (le premier et le dernier d’entre eux étant également députés). L’avant-propos des actes de ce colloque mentionne la présence à cette conférence de plus de 150 délégués étrangers  (13 Répression des principes de liberté dans les réformes...). On peut donc souligner, avant d’entrer plus avant dans l’analyse des contributions à ce colloque, que celui-ci se présentait sous des formes éminemment académiques, à savoir dans l’enceinte de la Sorbonne, en présence de professeurs prestigieux, et d’une assemblée internationale.

La position de l’AJI telle qu’elle se manifestait à l’occasion de ces conférences et plus généralement dans ses actions à destination des universitaires et des juristes se différenciait donc des prises de position lors des campagnes menées aux côtés du SRI, à destination des militants communistes « non-intellectuels ». En effet, on peut opposer de façon presque caricaturale l’injonction faite par Torrès aux « clercs », aux universitaires et juristes réunis devant lui, de faire usage de leur compétence et de leur savoir dans la lutte contre les fascismes, et les textes de Marcel Willard, pourtant lui aussi avocat, sur Dimitrov de 1934 comme de 1938, dans lesquels il dénonçait la partialité du droit bourgeois et préconisait l’action politique pour faire pression sur cette justice inféodée. Le combat anti-fasciste, caractéristique des mouvements d’obédience communiste, prenait alors la forme de la mise en évidence d’évolutions juridiques comparées, le droit étant à cette occasion invoqué à la fois en tant qu’outil d’analyse et en tant qu’arme politique. Ce dernier thème apparaît très clairement dans le texte de l’allocution finale du colloque prononcée par Henry Torrès : « […] J’estime que le moment est venu, pour tous ceux pour lesquels le Droit n’est pas une chose vaine, un formalisme désuet, un rite byzantin, mais l’expression même d’une vie mieux organisée et plus juste pour tous les hommes, le moment est venu pour ceux-là, de faire entendre leur voix et de s’opposer, par tous les moyens et toutes leurs forces, à cette terrible montée du régime totalitaire et du fascisme. […] Dans les années qui vont venir, dans les mois qui vont venir, la civilisation, avec ses postulats traditionnels, la civilisation fondée sur la Déclaration des droits de l’Homme […] va courir sa dernière chance et si, dans la préparation ancienne de ces conjonctures, la trahison des clercs a pu comporter quelque excuse et peut recevoir une indulgente absolution à l’heure du combat ultime, la défection des clercs serait une trahison inexpiable (14 Allocution d’Henry Torrès, dans Répression des principes… ») Ce type de discours enflammé répond à l’intérêt observé par Marc Loiselle dans les débats des spécialistes de droit public à la même époque. En effet, il note que dans la période qui va du milieu des années 1930 au milieu des années 1940, « le corpus constitué par les analyses du national-socialisme rassemble essentiellement des études réalisées à la fin des années 30 (15 Marc Loiselle, « La doctrine publiciste française face... ».)

Une organisation attrape-tout ?

Sensibilisés aux problèmes sociaux comme aux questions relatives à la montée des fascismes, les membres de l’Association juridique internationale étaient naturellement recrutés parmi les hommes de gauche, mais bien au-delà des seuls membres du Parti communiste. C’est ce qu’atteste un rapport (16 Chemise AJI, Archives privées Joë Nordmann, ARC 3015,...) rendant compte d’un « voyage de recrutement » pour l’Association juridique internationale s’étant déroulé dans le Sud-Ouest entre le 22 et le 28 juin 1937. La première partie de ce rapport concerne la propagande effectuée au sujet de la Conférence évoquée ci-dessus : elle est de peu d’effet, car « la date choisie pour la conférence est telle que les professeurs de faculté se trouvent, à cette époque, retenus par les examens, et les avocats, par la nécessité de plaider les affaires qui doivent être solutionnées avant les vacances ». Par contre, le second aspect du voyage, qui concerne la « création de sections locales », semble avoir eu des résultats plus positifs : l’auteur (anonyme) du rapport évoque ainsi la création de sections locales à Poitiers, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, dont les membres pressentis ou ayant promis leur adhésion sont nommés et désignés en fonction de leur activité professionnelle, de leur activité politique et éventuellement leur implication locale. Avoués, avocats, étudiants et professeurs de droit sont ainsi approchés par ce véritable agent de recrutement qui joue beaucoup sur l’importance des réseaux locaux pour jauger des adhérents potentiellement intéressés et intéressants pour l’association (par exemple, au sujet du bâtonnier de Bordeaux, Chales, il écrit : « (radsoc), 62 allée Damour ; adhérera après l’expiration de son Bâtonnat ; à cultiver : influence dans la région sérieuse et apparemment méritée »).

Les sympathisants de l’AJI étaient également sollicités pour mener des campagnes de recrutement dans leur cercle amical ou professionnel. Un étudiant domicilié à Gentilly, Pierre Masson, écrit par exemple le 29 juin 1937 avoir « ainsi que je vous l’avais promis, […] fait de la propagande pour votre conférence, auprès de mes amis de la faculté de droit et de la Cité Universitaire », et joint une liste de personnes qu’il faudrait inviter pour la conférence.

De telles campagnes se déroulaient également au niveau international, comme l’attestent des courriers échangés avec un émissaire qui, en Suède, s’efforce de trouver des intervenants pour le congrès de la Sorbonne et de créer une nouvelle filiale de l’AJI. « Je vais m’efforcer de mettre sur pied, cet après-midi et demain matin, une organisation d’avocats qui pourrait être notre liaison. S. Branving à qui j’en ai parlé m’a dit qu’on avait essayé de la faire en tant que section de l’AJI mais qu’on s’était heurté à des difficultés étant donné la rédaction des statuts (17 Lettre envoyée le 30 juin 1937 de l’hôtel Excelsior... . ») Là encore, les personnages approchés se situent à un niveau élevé de prestige politique, universitaire ou juridique : sont ainsi cités le célèbre économiste Myrdahl, le président de la cour d’appel de Stockholm, ou encore le ministre de la Justice Westman.

Logiques de l’action

Mais l’AJI « ne se borne pas à dénoncer, à réfuter, à démontrer : elle agit ; elle contre-attaque […] elle assiste les accusés, les prisonniers politiques. Pas un grand procès politique, pas un acte de terreur ou d’injustice, sans qu’elle soit présente et réagisse (18 Marcel Willard, « L’œuvre de l’Association juridique... . ») Cette politique d’intervention à l’échelle internationale se reflète dans les nombreuses campagnes relatées dans les bulletins de l’AJI (19 Bulletins de l’AJI, Bibliothèque nationale. Sont disponibles...). Ainsi en 1935, Mme Bombard-Stodel, du barreau de Paris, se rend en Albanie, et au nom de l’AJI demande la grâce des insurgés de Fieri – ils obtiendront effectivement la commutation de leur peine ; de même, Me de Moro-Giafferi, participe, en tant que membre de l’AJI, à une délégation se rendant à Genève pour soutenir, auprès du haut-commissariat de la SDN, les intérêts des réfugiés politiques. En 1936, Me Buisseret du barreau de Liège, Mes Joë Nordmann et Renaud de Jouvenel du barreau de Paris gagnent la Roumanie puis la Grèce afin de rendre compte des conditions de détention dans ces deux pays. Renaud de Jouvenel en tirera un article intitulé « La Roumanie et la Grèce sur les traces d’Hitler (20 Bulletin de l’AJI, n° 14, décembre 1936, p. 17. »). Ces campagnes visaient à faire prendre conscience de la situation dans différents pays, puis à les faire connaître en France, et à soutenir autant que possible les militants, syndicalistes, membres des minorités que visaient différentes formes de répression. Pour rendre compte de la situation à l’étranger, des correspondants ou des spécialistes des pays concernés étaient également sollicités. Dans le bulletin de mars 1938, un article de Margery Fry, directrice internationale de la « Howard League for Penal Reform » évoque la réforme du régime pénitentiaire en Angleterre. Dans le bulletin de décembre 1938, Giuseppe Gaddi traite de la législation raciste italienne. Les évolutions internationales mises en évidence semblaient ainsi avoir une triple fonction : d’une part manifester la visibilité internationale de l’AJI dont l’objectif affirmé était de « signaler les violations du droit international et des principes universellement admis par les peuples civilisés (21 Maurice Délepine, « Les décrets-lois », Bulletin de... ») ; d’autre part d’envisager les conséquences sur le plan français et international de ces évolutions juridiques et judiciaires ; enfin, faire ressortir par contraste les avancées dont l’URSS était créditée.

Sur ce dernier point, notons que l’épisode des procès de Moscou ne fut pas esquivé dans le bulletin de l’AJI. En effet, dans le numéro de novembre 1936, trois pages sont consacrées au procès Zinoviev et plus particulièrement au témoignage de M. Pritt. King’s Counsellor et membre du Parlement anglais, ce membre de l’AJI, effectua une mission sur le sujet dont il rendit compte dans une brochure The Zinoniev Trial. Des extraits de cette brochure composent cet article. Pritt y mentionne tout particulièrement le penchant, évoqué sans ironie, des accusés soviétiques à plaider coupable : « Des conversations que j’ai eues dans les prisons soviétiques avec des accusés qui devaient être jugés sur des charges importantes, j’ai été frappé maintes fois de l’empressement avec lequel ces accusés m’avouaient, en présence de leurs gardiens, qu’ils étaient coupables et trouvaient juste d’être puni […]. » Cette remarque l’incite à des conclusions fortes, puisque ce penchant propre aux accusés soviétiques explique selon lui le déroulement du procès Zinoniev. Sa conclusion s’adresse d’ailleurs à l’historien : « Les historiens ont cependant là l’occasion de louer l’Union Soviétique pour s’être maintenue avec fermeté sur le chemin de la liberté individuelle. » Il est à souligner que ce témoignage concordait avec le résultat d’une commission d’enquête créée par la Ligue des droits de l’Homme (22 Les conclusions de ce rapport furent présentées devant...) qui, de la même manière, avait conclu au respect des principes de la défense et du juste procès lors des procès de Moscou. Les résultats de cette mission, publiés dans Les Cahiers des Droits de l’Homme du 15 novembre 1936 concordaient avec le rapport de M. Pritt, signalait-on en conclusion de l’article du Bulletin de l’AJI.

Hormis cette évocation sans doute rendue nécessaire par l’écho que rencontrèrent ces procès dans l’opinion, en particulier auprès des juristes de gauche, la plupart des articles abordant les questions internationales visaient à condamner la politique des démocraties libérales, du point de vue de la montée des fascismes avant tout. Le bulletin de 1937 présentait un long article de Marc Jacquier, avocat à la cour de Paris intitulé « Les répercussions de la politique de non-intervention sur le droit français », ainsi qu’une réflexion de A. Schlisselman, également avocat à la cour de Paris, portant sur « Le conflit sino-japonais et le droit international ». À mi-chemin entre la réflexion doctrinaire et la sensibilisation aux enjeux politiques à travers le droit, les actions menées par l’AJI se démarquaient donc à la fois de la littérature strictement professionnelle propre aux juristes et des publications militantes comme La Défense, l’hebdomadaire du SRI. Cette alliance paradoxale se traduisait également dans le positionnement institutionnel qui caractérisait l’association : à distance de la Ligue des droits de l’Homme, à la fois modèle dans l’action et anti-modèle idéologique, et proche des luttes concrètes me-nées par les communistes français, notamment à travers la défense qu’assuraient, pour ces institutions, nombre des jeunes avocats de l’AJI.

Une Ligue rouge des droits de l’Homme ?

Le SRI, on l’a dit, insistait sur la vacuité du droit, alors que l’AJI s’appuyait sur le droit substantiel en tant que garantie des libertés. Ainsi le discours de Maurice Delépine, avocat socialiste et dirigeant national de l’AJI pendant le Front populaire, était à même de séduire des juristes de gauche, qui ne pouvaient souscrire à l’idée d’un « droit bourgeois » au service des intérêts de la classe dominante : « Depuis sa fondation, l’AJI a lutté pour signaler les violations du droit international et des principes juridiques universellement admis par les peuples civilisés, chaque fois qu’un gouvernement criminel les commettait. […] La tâche aujourd’hui l’appelle à Paris. Cet effort, que nous avons entrepris, de dénoncer les méfaits du fascisme sur le terrain du droit, nous le pousserons partout où nous le jugerons nécessaire ; plus vivement encore quand, en France, ma démocratie perd de sa substance au risque de la perdre. Nous devons tenter de préserver les derniers asiles de la liberté (23 « Les décrets-lois », par Maurice Delépine, Bulletin... ). Par son attachement à l’État de droit qui découle profondément de la croyance en un ordre juridique, par sa vision du droit comme catégorie d’action politique, mais aussi par la nature de son recrutement, l’AJI s’inscrivait dans une tradition incarnée en France par cette « association en politique (24 Emmanuel Naquet, « La Ligue des droits de l’Homme,... ») que constitue la Ligue des droits de l’Homme. Elle lui emprunte sa rhétorique, ses modes d’actions mais aussi certains de ses membres à partir de 1934.

À l’origine, les relations qu’entretient la LDH avec le Secours rouge sont placées sous le signe de l’anathème. Le SRI ne ménage pas ses piques contre les « jésuites rouges » qui se font « les complices de la justice de classe de la bourgeoisie ». La section française du Secours rouge ira jusqu’à diffuser assez largement un opuscule intitulé « Les Six mensonges de la Ligue des droits de l’Homme (25 R. Blache, Six mensonges de la Ligue des Droits de...  ») dans lequel la Ligue est présentée comme l’archétype de « ces associations juridiques au service de la bourgeoisie », évoquées plus tôt dans la « circulaire Foissin ».

L’antagonisme se fixe particulièrement sur les questions coloniales. Le SRI considère qu’il « n’est peut-être pas de terrain où la démagogie de la Ligue soit plus répugnante (26 La Défense, 31 juillet 1931. »), soulignant ainsi les ambiguïtés d’une Ligue dont la majorité des membres reste attachée à la mission civilisatrice de la France républicaine (27 Cf. les débats sur le thème de la « colonisation et...) Ainsi, à un moment où le SRI lance une grande campagne d’opinion contre la répression menée par l’administration coloniale à la suite des événements de Yen Bay en Indochine en 1930, l’AJI demande une audience au ministre des Colonies (28 Lettre de l’AJI au ministre des Colonies, 24 juin 30,...) À l’heure où La Défense enrage contre les « verdicts de classe et de race » rendus par la justice bourgeoise et enjoint ses lecteurs à « démasquer partout les jésuites de la Ligue » complices des « assassins des travailleurs indochinois », l’AJI interroge le ministre des Colonies sur le respect de la légalité judiciaire : la possibilité d’un recours, la présence d’interprètes assistant les inculpés. Dans la requête qu’ils adressent au ministre, les dirigeants de l’AJI ajoutent dans un accès de solennité : « Nous vous prions de ne voir dans notre démarche que le légitime souci d’être éclairés sur des événements qui se signalent à notre attention par leur gravité et que nous nous proposons d’ailleurs de n’envisager que sous leur seul aspect juridique ». Dès l’origine, l’AJI s’inscrit donc, dans ses modèles d’action, dans la continuité de l’héritage ligueur particulièrement vivace dans les milieux juridiques républicains, même si dans le cas évoqué elle déplace le curseur du cas individuel à la cause collective en s’inspirant des mots d’ordre du SRI (29 Sur les paradoxes de l’action de la Ligue sur les questions....)

Il faut attendre le tournant de 1934 pour qu’une normalisation des relations intervienne entre la LDH et le SRI, à un moment où l’antifascisme et la dimension internationale éclipsent le problème colonial. Baignant dans un climat d’unanimisme antifasciste, les rapports entre les deux organisations se pacifient. En témoignent la multiplication des rencontres entre les deux directions, le parrainage de conférences et colloques ou le projet de création d’un bureau commun soumis par le président de la Ligue, Victor Basch, au SRI, dont la branche française prend à partir de 1937 le nom de Secours populaire de France et des colonies (30 Le SRI et la Fédération internationale des Ligues pour...). Cependant lorsque ce dernier envisage d’aller au-delà de la « collaboration fraternelle » pour déboucher sur « la fusion de la plus jeune des associations née au lendemain de la guerre avec la plus ancienne née d’une iniquité sociale (31 La Défense, 8 janvier 1937. »), la LDH tout en se félicitant de la collaboration entre les deux organisations (notamment pour la réalisation pratique de l’aide au peuple espagnol) lui oppose une fin de non recevoir : « Le comité central de la LDH tient à faire savoir que le bruit d’une fusion éventuelle entre la LDH et le Secours populaire de France (ancien Secours rouge) est dénué de tout fondement » et souhaite au contraire « éviter que des collaborations occasionnelles […] puissent prendre le caractère ou l’apparence d’une association permanente » (32 Le SRI et la Fédération internationale des Ligues pour...)

Ainsi, parce que ces relations sont soumises aux vicissitudes du rassemblement populaire, parce qu’elles restent déterminées par les revirements stratégiques de la Troisième Internationale, elles recouvrent de fait le rapport ambigu que le modèle communiste dans son acception léniniste entretient avec le modèle républicain. Pratiquement, le positionnement de l’AJI se caractérise néanmoins par une prise de distance à l’égard des mots d’ordre les plus radicaux du SRI. Ainsi, du moins pendant la période 1934-1938, les positions de l’AJI et de ses membres traduisent avant tout une volonté d’inscription dans les cadres de référence de la pensée républicaine, fondée sur l’attachement à l’État de droit et matérialisée par les combats pour le respect des droits individuels et collectifs.

Fidèles au léninisme ?

L’AJI a incontestablement constitué pour une génération de jeunes avocats communistes un lieu important de formation politique qui, s’il n’était pas exclusif (il se combinait souvent avec l’adhésion au Secours rouge, la participation à l’informel « groupe des avocats communistes »), présentait l’avantage de permettre à ces avocats militants de côtoyer des personnalités du monde juridique et par là même de les insérer dans la « République des Avocats (33 Gilles Le Beguec, La République des Avocats, Paris,...  »).

Autour de Marcel Willard gravitaient des avocats communistes aussi différents que Joë Nordmann, Pierre Kaldor, Georges Pitard, Antoine Hajje, Maurice Boitel, Jérôme Ferrucci, Paul Vienney, Charles Lederman. Un réseau de collaborateurs jeunes et quasi-bénévoles  (34 Joë Nordmann et Pierre Kaldor assistaient Willard...) , dont l’activité allait de la défense des militants communistes ou cégétistes dans les tribunaux à la rédaction de textes d’essence juridique ou non pour diverses revues communistes (Pierre Kaldor s’occupa par exemple de la publication de la correspondance de Dimitrov).

Cette double inscription dans le groupe professionnel des avocats et dans la nébuleuse du communisme français n’était pourtant pas sans contradiction. En effet, sur le plan théorique, le marxisme-léninisme rompait avec la conception d’un État de droit fondé sur les libertés fondamentales en rejetant des institutions judiciaires considérées comme des instruments de domination au service de la bourgeoisie. Les militants communistes disposaient en réalité d’un véritable précis de tactique judiciaire, authentique article de foi auquel militants et avocats ne cessaient de se référer : la « Lettre sur la défense de Lé-nine  (35 En fait une « lettre à Héléna D. Stassova et aux emprisonnés...  »). Lénine insistait sur la nécessité d’« instrumentaliser » le tribunal à des fins de propagande politique, oscillant entre le déni de toute légitimité de l’institution judiciaire à dire le juste, et l’exploitation de tous les moyens d’expression offerts par la garantie des droits de la défense. Selon lui, il s’agissait avant tout d’utiliser le tribunal comme une arène politique, de multiplier les professions de foi, de servir les objectifs de propagande du parti… au prix parfois de lourdes condamnations pour les militants eux-mêmes.

Parallèlement Lénine ne masquait pas le mépris dans lequel il tenait plus particulièrement les avocats, « cette canaille d’intellectuels », ces « petits libéraux » qui devaient « être inflexiblement tenus en mains, placés sous les rigueurs de l’état de siège » (36 Lettre en annexe de P. Nicolas, préface de Paul Vienney,...). Le militant était censé assumer la totalité de la seule défense qui comptât vraiment, la défense politique, l’avocat devant se cantonner à la dimension strictement juridique et procédurale de son activité. Ne craignant pas de tenir une position quasi-schizophrène, Me Marcel Willard justifiait la position de Lénine, qui « savait que dans les meilleurs des cas, un avocat, même intelligent, honnête et libéral, est toujours porté par sa formation professionnelle à tout sacrifier au “succès de sa cause”, à l’acquittement ou à la condamnation minimum de son client (37 Marcel Willard, La défense accuse, Paris, 1938, p.... »), quitte à dénigrer la dimension politique des activités qui, bien souvent, l’avaient mené devant le tribunal. Mais Willard, dans son livre-manifeste La Défense accuse, dressait aussi en creux le portrait idéal du défenseur communiste, esquisse de l’avocat militant du second 20e siècle : « Seul un défenseur plus militant lui-même qu’avocat peut mieux comprendre et seconder le dessein politique de ses camarades, en mettant à leur service les ressources de son talent et de son expérience juridique. Et encore cet avocat révolutionnaire, ou mieux, ce révolutionnaire avocat, ne doit jamais cesser de se défendre lui-même contre sa déformation professionnelle et sa formation bour-geoise [38] [38] Ibid. . » 32

L’avocat communiste idéal-typique décrit par Willard dans la lignée de la « Lettre pour la Défense de Lénine » rompait avec l’image prônée par la tradition professionnelle [39] [39] Lucien Karpik, Les Avocats, entre l’État, le public... , définie par le désintéressement et la neutralité de l’avocat. L’avocat communiste devait être un avocat au service du parti, capable de défendre un client mais aussi et surtout sa cause politique, en tenant compte des impératifs stratégiques de son parti. Il se devait donc d’agir avant tout comme un militant.  ? Une postérité ambivalente 33

L’AJI apparaît bien comme une des matrices de cette génération communiste, dont l’influence se fera sentir jusque dans les procès de la décolonisation après 1945 (avec des avocats comme C. Lederman, P. Kaldor, P. Vienney, J. Nordmann). Elle a constitué un véritable sas permettant aux avocats militants de conjuguer leur engagement politique et leur éthique professionnelle dans une double fidélité à leur idéal révolutionnaire et à l’État de droit. 34

Militants compétents et avocats engagés, les jeunes avocats proches de Marcel Willard associaient activités politique et professionnelle, faisant preuve de légitimité envers l’une ou l’autre de ses dimensions en fonction des contextes historiques et des publics auxquels ils s’adressaient. De fait, cette double allégeance se révéla stratégique en plusieurs occasions, et tout particulièrement après septembre 1939 : une fois leur appartenance politique remise en cause par la dissolution du Parti communiste, leur activité professionnelle permettait de continuer le combat, non plus au nom d’une lutte idéologique mais en se référant à la traditionnelle mission de défense des avocats. De ce fait, irréprochables quoique suspects pour les autorités, les avocats formés notamment par Marcel Willard dans le cadre des luttes sociales et internationales se retrouvaient pour défendre ceux dont ils avaient été les adjuvants – hommes politiques, militants et syndicalistes communistes rendus muets par les conséquences intérieures françaises du pacte germano-soviétique. 35

Fondée sur la présomption d’une communauté d’intérêts et de raisonnements entre les juristes internationaux que l’on retrouvait plus généralement sur le plan universitaire et au niveau des institutions judiciaires (par exemple dans l’Union internationale des avocats), l’AJI se distinguait par ses liens opérationnels avec le Secours rouge international et par son recrutement, constitué sur des affinités politiques, auprès de juristes sensibles aux questions sociales et à la montée des fascismes. Il est difficile d’évaluer a posteriori le poids réel d’une telle organisation, dont l’audience même semble rapidement avoir décliné (du moins pour sa branche française) à la veille de la guerre, « les autres membres [que les communistes], avocats de gauche ou juristes étrangers, ayant tous été plus ou moins silencieusement éloi-gnés [40] [40] Note du ministère de l’Intérieur, 27 octobre 1937,... . » Quoi qu’il en soit, l’AJI constitua pour plusieurs jeunes juristes communistes un lieu important de « formation politique » pour reprendre la formule de Pierre Kaldor, avant de disparaître suite au retournement politique provoqué par le pacte germano-soviétique et ses retombées sur le plan politique national. Quelques membres de l’association, notamment les plus proches de Marcel Willard qui s’occupaient déjà de la défense des militants communistes, se retrouvèrent alors à la barre pour défendre les députés communistes emprisonnés ainsi que plus généralement les militants inculpés. Retrouvant leur rôle de défenseurs des intérêts communistes, via leur autorité préservée d’avocats, ils se mettaient ainsi dans une po-sition ambiguë qui posait problème aux autorités : « En sa qualité d’avocat, Me Willard a été chargé jusqu’à la dissolution du PCF de la défense des militants de ce parti poursuivis devant les tribunaux pour leur action révolutionnaire, il poursuit toujours cette même tâche, mais sous une forme plus officieuse, retranchée dans le cadre professionnel. Me Willard se consacre, en un mot, à défendre ceux qui oublient volontairement de se soumettre à nos lois [41] [41] Notice concernant Marcel Willard, président de l’AJI,... . » 36

Par ailleurs, cette génération comptera aussi ses martyrs pendant la guerre, et ceux-ci permettront à Willard dans sa réédition de La Défense accuse dans l’après-guerre de réévaluer sa conception de l’avocat empruntée à Lénine, citant en exemple les avocats et otages Georges Pitard, Antoine Hajje et Michael Rolnikas, arrêtés en juin 1941 et fusillés en septembre de la même année, associés à l’apparition d’un nouveau type d’avocats, capables de tomber « pour la défense [42] [42] Marcel Willard, La Défense accuse, Paris, 1951, p. 12.... . » 37

Modèle précurseur de l’avocat militant de la seconde partie du siècle ou déclinaison « juridique » de l’intellectuel communiste voulu par le Komintern, les juristes de l’AJI incarnaient un modèle atypique, au confluent d’une tradition professionnelle et d’un engagement politique encore très marginal à la fin des années 1920, surtout dans la bourgeoisie libérale. À partir du milieu des années 1930, le souffle du Front populaire permit l’extension de cet ensemble hétéroclite, qui se manifesta à travers des actions ciblées à l’occasion d’affaires internationales ou par l’organisation de débats, dans des colloques et dans des revues. Si l’interdiction du Parti communiste puis la guerre marquèrent la fin de cette organisation, son influence persista à travers la pratique des avocats formés en son sein, et dans l’après-guerre se pérennisa dans d’autres associations. Fondée par Joë Nordmann en 1945, l’Association internationale des juristes démocrates (AIJD) reprit, avec d’autres, sous des formes et dans un contexte international différents le flambeau communiste de la lutte juridique et judiciaire. Notes [1]

Une responsabilité que le parquet n’entend pas assumer dans la mesure où il s’en remet au ministère de l’Intérieur. « Le parquet ne peut, de sa seule initiative, décider que ce groupement a un caractère communiste et que la dissolution doit être constante. Il ne peut sur ce point, que s’en rapporter aux communications qui lui seront faites », AN BB30 1887, dossier AJI. [2]

Fondé à Moscou en 1922, le Secours rouge international tente de s’opposer à la répression de militants communistes. Incarnation d’un internationalisme prolétarien en action, le SRI a mis en place une solidarité qui repose sur trois piliers indissociables : le soutien financier aux emprisonnés et à leurs familles, l’organisation de l’aide juridique et le travail de propagande. [3]

Cf. la contribution de Frederick Genevée, « Solidarité internationale et procès de Moscou pendant l’entre-deux-guerres, le PCF entre Internationalisme de classe et défense des droits de l’Homme », communication au colloque de Dijon (septembre 2000) sur les communismes du 20e siècle, à paraître Éditions Universitaires de Dijon. [4]

Marcel Willard, « L’œuvre de l’Association juridique internationale », La Défense, 12 février 1937. Selon Michel Dreyfus, dans sa notice du Maitron, Marcel Willard créa effectivement l’AJI pour entrer en Bulgarie, mais cette création fut avant tout nominale et visait à éviter de porter l’étiquette SRI, qui risquait d’empêcher l’obtention de son visa. [5]

Note de la direction de la sûreté générale adressée au cabinet du ministre des Colonies, 8 janvier 1930, CAOM, Slotfom III/37-38. [6]

À l’instar de Marcel Willard, Robert Foissin apparaît comme un avocat communiste de premier plan, membre de la commission exécutive de la section française du SRI (1928), il deviendra le conseiller juridique du gouvernement soviétique d’octobre 1930 au 21 juin 1941. Cf. sa biographie rédigée par Denis Peschanski, in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, Paris, Éditions Ouvrières, 1981. [7]

Citée dans le rapport du 29 décembre 1939, AN BB 30 1887. [8]

Idem. [9]

Dix années de Secours rouge international (1922-1932), Paris, Éditions du SRI, 1932, p. 49-50. [10]

Dossier AJI, AN BB30 1887. [11]

Note de la direction de la sûreté générale au cabinet du ministre des Colonies, 8 janvier 1930, CAOM, Slotfom III/37-38. [12]

Reproduit sur son papier à en-tête, archives privées Joë Nordmann, dossier AJI, ARC 3015, Bibliothèque de l’IHTP. [13]

Répression des principes de liberté dans les réformes constitutionnelles de certains États démocratiques, Publication de l’Association Juridique Internationale, Paris, Librairie des sciences politiques et sociales, Marcel Rivière et Cie, 1938. [14]

Allocution d’Henry Torrès, dans Répression des principes…, op. cit., p. 192-195. [15]

Marc Loiselle, « La doctrine publiciste française face au national-socialisme », in Marc Olivier Baruch et Vincent Duclert (dir.), Serviteurs de l’État, Paris, La Découverte, 2001, p. 452. [16]

Chemise AJI, Archives privées Joë Nordmann, ARC 3015, Bibliothèque de l’IHTP. [17]

Lettre envoyée le 30 juin 1937 de l’hôtel Excelsior de Stockholm. Archives privées Joë Nordmann, chemise AJI, ARC 3015, Bibliothèque de l’IHTP. [18]

Marcel Willard, « L’œuvre de l’Association juridique internationale », La Défense, 12 février 1937. [19]

Bulletins de l’AJI, Bibliothèque nationale. Sont disponibles les bulletins de décembre 1935 (n° 9), novembre 1936 (n° 14), décembre 1937, mars 1938, juin-juillet 1938, décembre 1938. [20]

Bulletin de l’AJI, n° 14, décembre 1936, p. 17. [21]

Maurice Délepine, « Les décrets-lois », Bulletin de l’AJI, n° 9, décembre 1935. [22]

Les conclusions de ce rapport furent présentées devant le Comité central de la LDH le 18 octobre 1936 par Me Raymond Rosenmark du barreau de Paris. [23]

« Les décrets-lois », par Maurice Delépine, Bulletin de l’AJI, n° 9, p. 2 à 5. [24]

Emmanuel Naquet, « La Ligue des droits de l’Homme, une politique dans le premier vingtième siècle », Cahiers Jean Jaurès, n° 141. [25]

R. Blache, Six mensonges de la Ligue des Droits de l’Homme, Paris, Éditions du SRI, 1930. [26]

La Défense, 31 juillet 1931. [27]

Cf. les débats sur le thème de la « colonisation et les droits de l’Homme » au Congrès de la LDH à Vichy en 1931 dans Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, Hachette, 1978. [28]

Lettre de l’AJI au ministre des Colonies, 24 juin 30, CAOM, Slotfom III/37-38. [29]

Sur les paradoxes de l’action de la Ligue sur les questions coloniales cf. Laure Blévis, « De la cause du droit à la cause anticoloniale. Les interventions de la Ligue des droits de l’Homme en faveur des “indigènes” algériens pendant l’entre-deux-guerres », Politix, 62, 2003, p. 39-64. [30]

Le SRI et la Fédération internationale des Ligues pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, 1936-1937, brochure éditée par le SRI. [31]

La Défense, 8 janvier 1937. [32]

Le SRI et la Fédération internationale des Ligues pour la défense des droits de l’Homme et du citoyen, 1936-1937, brochure conservée à la Bibliothèque nationale. [33]

Gilles Le Beguec, La République des Avocats, Paris, Armand Colin, 2003, 233 p. [34]

Joë Nordmann et Pierre Kaldor assistaient Willard. Ils devaient trouver ailleurs leurs revenus, le premier en tant que collaborateur de Vincent Auriol dans son cabinet d’avocat, le second en donnant des cours puis en travaillant pour une compagnie d’assurances. [35]

En fait une « lettre à Héléna D. Stassova et aux emprisonnés de Moscou, prisonniers du Tsar, membres du POSDR » qui consultent Lénine sur la tactique à suivre devant le tribunal tsariste, datée du 19 janvier 1905 mais publiée en 1925. [36]

Lettre en annexe de P. Nicolas, préface de Paul Vienney, 8 travailleurs devant le Conseil de guerre. L’auto-défense et la défense de masse dans le procès des Cheminots de Bucarest, Paris, Défense-Éditions, 1934, 32 p. [37]

Marcel Willard, La défense accuse, Paris, 1938, p. 18. [38]

Ibid. [39]

Lucien Karpik, Les Avocats, entre l’État, le public et le marché (XIIIe-XXe siècle), Gallimard, 1995. [40]

Note du ministère de l’Intérieur, 27 octobre 1937, dossier AJI, AN BB 30/1887. [41]

Notice concernant Marcel Willard, président de l’AJI, AN BB 30/1887. [42]

Marcel Willard, La Défense accuse, Paris, 1951, p. 12. Les cellules du PCF au barreau de Paris prendront le nom de ces avocats martyrs après 1945. [*]

Sharon Elbaz (selbaz@ club-internet. fr), diplômé de l’IEP de Paris et agrégé d’histoire, est actuellement chargé d’études et de recherches à la Fondation Charles de Gaulle. [**]

Liora Israël (liora. israel@ sociens. ens-cachan. fr), ancienne élève de l’ENS Cachan, agrégée de sciences économiques et sociales est docteur en sociologie. Sa thèse « Robes noires, années sombres. La résistance dans les milieux judiciaires. Sociologie historique d’une mobilisation politique » doit paraître en 2005 aux Éditions Fayard. Elle est actuellement ATER en sociologie à l’université Paris 10 Nanterre. Résumé

Français

Initiée à l’instigation du Secours rouge international à la fin des années 1920, l’Association juridique internationale eut d’abord pour fonction de contrer la répression anticommuniste sur le terrain du droit et de la justice. L’AJI visait avant tout le public des universitaires juristes et praticiens, gommant ses liens avec le SRI, et tentant d’enrôler le droit dans la lutte politique tout en gardant les formes de la correction juridique et en se présentant comme une association transcendant les catégories partisanes. Les publications de l’AJI se situaient donc entre littérature professionnelle juridique et littérature militante, réflexion doctrinaire et sensibilisation à des enjeux idéologiques à travers le prisme du droit. Au sein de l’AJI le groupe de jeunes avocats communistes entourant Robert Foissin et Marcel Willard incarne une nouvelle figure du militant-avocat, dont la particularité persista après la disparition de l’AJI, qui ne survécut pas à l’essoufflement de la lutte antifasciste et au Pacte germano-soviétique.

English abstract on Cairn International Edition Plan de l’article

 ? Un satellite du Secours rouge international

 ? Partage des rôles ?

 ? Un Antifascisme juridique et judiciaire

 ? Une organisation attrape-tout ?

 ? Logiques de l’action

 ? Une Ligue rouge des droits de l’Homme ?

 ? Fidèles au léninisme ?

 ? Une postérité ambivalente


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