La crise climatique va se combiner avec la crise du capital (par François Chesnais)

mardi 25 novembre 2008.
 

François Chesnais, économiste, professeur associé à l’Université de Paris-Nord 13 Villetaneuse, membre du conseil scientifique d’ATTAC, anime le collectif Carré Rouge (http://www.carre-rouge.org/). Il a publié entre autres La Mondialisation du capital (Syros, 1994 et 1997 — édition augmentée), Mondialisation et impérialisme (avec Odile Castel, Gérard Dumesnil et al., Éd. Syllepse, Paris 2003) et La finance mondialisée — racines sociales et politiques, configuration, conséquences (sous sa direction, La Découverte, Paris 2004).

Nous reproduisons ici son exposé présenté lors de la rencontre de la revue argentine Herramienta, le 18 septembre 2008 à Buenos Aires, publié par Herramienta n° 39 d’octobre 2008.

Le point de vue que je vais défendre est qu’avec la crise qui a commencé en août 2007, il s’est produite une véritable rupture qui met fin à une longue phase d’expansion de l’économie mondiale. Cette rupture annonce le début d’un processus de crise dont les caractéristiques en termes du nombre de facteurs qui s’entremêlent sont comparables à ceux de la crise de 1929, bien que celle-ci se déroule dans un contexte très différent et que ces facteurs sont nécessairement différents.

Il est important effectivement de se rappeler d’abord que la crise de 1929 s’est déroulée comme un processus : un long processus qui a commencé en 1929 avec le krach de Wall Street, mais dont le point culminant a eu lieu bien plus tard, en 1933, et que la crise a été suivie d’une longue phase de récession qui a débouché sur la Seconde guerre mondiale. Je dis cela pour souligner que, à mon avis, nous assistons aux premières étapes, vraiment les toutes premières, le début d’un processus d’une ampleur et d’une temporalité analogues, mêmes si les analogies s’arrêtent là. Ce qui se passe ces jours-ci sur la scène des marchés financiers de New York, de Londres et des autres grands centres boursiers, n’est qu’une dimension — et à peu près sûrement pas la plus importante — d’un processus qui doit être interprété comme une césure historique.

Nous sommes confrontés à la forme de crise dont Marx disait qu’elle marquait les limites historiques du capitalisme, où l’ensemble des contradictions se conjuguent. Dire cela n’est pas défendre une quelconque version de la théorie de « la crise finale » du capitalisme ou quoi que ce soit de semblable. Ce dont il est question, à mon avis, c’est de comprendre que nous sommes confrontés à une situation où les limites historiques de la production capitaliste sont apparentes. Que faut-il entendre par là ? Bien que je ne veuille pas passer pour un prédicateur marxiste, je vais vous lire un passage du Capital :

« La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. Voici en quoi elle consiste : le capital et son expansion apparaissent comme le point de départ et le terme, comme le mobile et le but de la production ; la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour l’épanouissement toujours plus intense de la vie pour la société des producteurs. Les limites dans lesquelles peuvent uniquement se mouvoir la conservation et la croissance de la valeur du capital — fondées sur l’expropriation et l’appauvrissement de la grande masse des producteurs — ces limites continuellement en conflit avec les méthodes de production que le capital doit employer pour ses fins et qui tendent vers l’accroissement illimité de la production, vers la production comme une fin en soi, vers le développement absolu de la productivité sociale du travail. Le moyen — le développement illimité des forces productives de la société — entre en conflit permanent avec le but limité, la mise en valeur du capital existant. Si le mode de production capitaliste est, par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la production et de créer le marché mondial approprié, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale. » (1)

Deux dimensions qui donnent à la crise sa nouveauté

Il y a là certainement quelques termes que nous n’utiliserions plus aujourd’hui, comme celui de « mission historique ». En revanche je pense que la crise que nous verrons au cours des années à venir se déroulera précisément sur la base de ce marché mondial, dont Marx avait eu l’intuition et qui existe désormais dans toute sa plénitude. C’est l’un des points où nous avons affaire à une situation mondiale différente de 1929. Des pays comme la Chine ou comme l’Inde, qui étaient alors encore des pays semi-coloniaux, n’ont plus aujourd’hui ce caractère. Leurs traits spécifiques (expression du développement inégal et combiné) nécessitent une analyse attentive. Mais ce sont des pays qui participent désormais de plein droit à une économie mondiale unique, une économie mondiale unifiée à une échelle inconnue jusqu’à cette étape de l’histoire.

La crise qui a commencé a donc pour contexte un monde qui est unique dans un sens différent qu’il ne l’était en 1929. C’est un premier point. En voici un second. À mon avis, dans cette nouvelle étape historique, la crise va se développer de telle manière que la réalité brutale de la crise climatique mondiale dont nous voyons les premières manifestations sera combinée avec la crise du capital en tant que tel. Nous entrons dans une phase qui est réellement celle de la crise de l’humanité, dans ses relations complexes. Celles-ci incluent les guerres. Mais même en excluant le déclenchement d’une guerre de grande ampleur, une guerre mondiale, qui ne pourrait présentement être qu’une guerre nucléaire, nous sommes face à un nouveau type de crise, la combinaison de cette crise économique qui a commencé dans une situation où la nature, traitée sans égards et brutalisée par l’Homme dans le cadre du capitalisme, réagit de manière brutale. C’est quelque chose qui est presque exclu de nos discussions, mais qui va s’imposer comme un phénomène central.

Par exemple, très récemment, j’ai appris à la lecture d’un livre d’un sociologue français, Franck Poupeau (2), que les glaciers andins dont provient l’eau qui approvisionne La Paz et El Alto (Bolivie), sont à plus de 80 % épuisés et qu’on estime que d’ici une quinzaine d’années La Paz et El Alto n’auront plus d’eau… Il s’agit là de quelque chose que nous, qui nous réclamons marxistes révolutionnaires, n’avons jamais traité. Nous ne discutons jamais de faits de cette nature et de cette ampleur. Or celui-ci peut conduire à ce que la lutte des classes en Bolivie, telle que nous la connaissons, se modifie substantiellement : par exemple, que le déplacement de la capitale à Sucre, si controversé, s’impose comme un phénomène « naturel », car La Paz manquera d’eau. Nous entrons dans une période où des faits de même type vont interférer dans la lutte des classes. Le problème c’est que dans les milieux révolutionnaires quasiment personne ne parle de cela ; on continue à discuter des choses dont l’importance est infime à l’heure actuelle, des questions totalement mesquines en comparaison aux défis que nous devons affronter.

Les trois moyens mis en œuvre pour surmonter les « limites inhérentes au capital »

Pour continuer sur la question des limites du capitalisme, je voudrais vous renvoyer à une citation de Marx, qui précède celle déjà faite : « La production capitaliste tend constamment à surmonter ses limites inhérentes ; elle n’y réussit que par des moyens qui dressent à nouveau ces barrières devant elle, mais sur une échelle encore plus formidable. » (3) Il y a là un fil conducteur qui peut servir dans l’analyse et dans la discussion. Les moyens mis en œuvre par la bourgeoisie rangée derrière les États-Unis, pour surmonter les limites inhérentes du capital au cours des dernières trente années, ont été essentiellement au nombre de trois.

Ce fut, en premier lieu, l’ensemble du processus de libéralisation des finances, du commerce et de l’investissement, c’est-à-dire tout ce processus de destruction des relations politiques qui ont surgi sur le fond de la crise de 1929 et des années trente, après la deuxième guerre mondiale, la révolution chinoise et les guerres de libération nationale. Toutes ces relations, qui ne touchaient pas en Europe occidentale ou en Amérique latine l’existence du capital mais qui représentaient en même temps des formes de contrôle partiel sur lui, ont été détruites. Le second moyen employé pour surmonter ces limites inhérentes du capital a été le recours, à une échelle sans précédents, à la création du capital fictif et de formes de crédit qui élargissait, dans les pays au centre du système, une demande insuffisante. Le troisième moyen, le plus important historiquement pour le capital, a été la réintégration en tant que composantes de plein droit du système capitaliste mondial, de l’Union Soviétique et des ses « satellites », ainsi et surtout que de la Chine, plus importante encore parce que marquée par une modification maîtrisée des rapports de propriété et de production.

C’est dans le cadre des effets contradictoires de ces trois processus qu’il est possible de saisir l’amplitude et la nouveauté de la crise qui s’est ouverte.

Libéralisation, marché mondial, concurrence…

Voyons d’abord les effets contradictoires de la libéralisation et la déréglementation entreprises à l’échelle mondiale dans l’espace créé par l’intégration au capitalisme de l’ancien « camp » soviétique après l’effondrement de l’URSS, ainsi que celle de la Chine. Le processus de libéralisation a entraîné le démantèlement des quelques éléments de régulation construits dans le cadre international à l’issue de la deuxième guerre mondiale, conduisant à un capitalisme à peu près totalement dépourvu de mécanismes de régulation. Le capitalisme a été non seulement déréglementé, mais il a créé réellement et pleinement le marché mondial, transformant en réalité en ce qui fut chez Marx largement une intuition et une anticipation. Il est utile de préciser le concept de marché mondial. Le terme « marché » désigne un espace de valorisation, libéré de restrictions pour les opérations du capital, qui permet à celui-ci de produire et de réaliser la plus-value en prenant cet espace comme base pour des mécanismes de centralisation et de concentration véritablement internationaux. Cet espace ouvert, non homogène, mais avec une réduction draconienne des obstacles à la mobilité du capital lui permet d’organiser à l’échelle planétaire le cycle de valorisation. Il s’accompagne d’une situation permettant de mettre en concurrence entre eux tous les travailleurs de tous les pays. C’est-à-dire qu’il est fondé sur le fait que l’armée industrielle de réserve est véritablement mondiale et que c’est le capital comme un tout qui régit, dans les formes étudiées par Marx, les flux d’intégration ou de rejet des travailleurs du processus d’accumulation.

Tel est donc le cadre général d’un processus de « production pour la production » dans les conditions où la possibilité pour l’humanité et pour les masses du monde d’accéder à cette production est très limitée. C’est pourquoi l’issue positive du cycle de valorisation du capital, pour le capital dans son ensemble et pour chaque capital en particulier, devient de plus en plus difficile à atteindre. Et c’est de ce fait que « les lois aveugles de la concurrence » jouent un rôle sans cesse plus grand et deviennent plus déterminantes sur le marché mondial. Les banques centrales et les gouvernements peuvent essayer de se mettre d’accord entre eux et de collaborer pour surmonter la crise, mais je ne pense pas qu’il soit possible d’introduire la coopération dans un espace mondial devenu la scène d’une terrible concurrence entre les capitaux. Et maintenant la concurrence entre capitaux va bien au-delà des rapports entre les capitaux des parties les plus anciennes et les plus développées du système mondial. Elle inclût les secteurs les moins développés du point de vue capitaliste. Parce que sous des formes particulières et y compris les plus parasitaires, dans le marché mondial a eu lieu un processus de centralisation du capital en dehors du cadre traditionnel des centres impérialistes : en relation avec eux, mais dans des conditions qui introduisent aussi quelque chose de totalement nouveau dans le cadre mondial.

Des groupes industriels capables de s’intégrer en tant que partenaires à part entière dans les oligopoles mondiaux se sont développés dans des points déterminés du système au cours des quinze dernières années, et en particulier au cours de la dernière étape. En Inde et en Chine de véritables groupes économiques capitalistes puissants se sont formés. Sur le plan financier, comme expression de la rente pétrolière et du parasitisme qui lui est propre, ce qu’on nomme les Fonds souverains sont devenus d’importants points de centralisation du capital-argent. Ce ne sont pas de simples satellites des États-Unis. Ils ont leurs stratégies et leurs dynamiques propres qui modifient à bien des égards la configuration des relations géopolitiques des points clés où la vie du capital se décide et se décidera.

Par conséquent une autre dimension dont nous devons tenir compte, c’est que cette crise marque la fin de l’étape durant laquelle les États-Unis pouvaient agir comme une puissance mondiale sans adversaires. A mon avis, nous sommes sortis de la phase que Mészáros a analysé dans son livre de 2001 (4). Les États-Unis vont être mis à l’épreuve : dans un très court laps de temps leurs relations mondiales ont été modifiées et les États-Unis devrons les renégocier et les réorganiser en les fondant sur le fait qu’ils doivent partager le pouvoir. Et cela, bien sûr, c’est quelque chose qui ne s’est jamais produit de manière pacifique dans l’histoire du capital… Alors, le premier élément, c’est que l’un des moyens choisis par le capital pour surmonter ses limites est devenu une nouvelle source de tensions, de conflits et de contradictions, de sorte que c’est une nouvelle étape historique qui s’ouvre à travers cette crise.

Création incontrôlée du capital fictif

Le second moyen employé par le capital des économies centrales pour surmonter ses limites a été le recours généralisé à la création de formes totalement artificielles de l’élargissement de la demande solvable. Cela, ajouté à d’autres formes de création du capital fictif, a généré les conditions de la crise financière actuelle. Dans un article que les camarades de Herramienta ont eu la gentillesse de traduire en castillan et de publier (5), j’ai examiné assez longuement la question du capital fictif, de son accumulation et des nouveaux processus qui l’ont caractérisé. Pour Marx, le capital fictif est l’accumulation de titres qui sont « l’ombre » d’investissements déjà faits. Sous forme d’obligations et d’actions, ils apparaissent aux yeux de leurs détenteurs comme un capital. Ils ne le sont pas pour le système pris comme un tout, mais ils le sont pour leurs détenteurs et, dans les conditions économiques « normales », au terme du processus de valorisation du capital, ils leur assurent des dividendes et des intérêts. Mais leur caractère fictif se révèle en situation de crise. Quand surviennent les crises de surproduction, les faillites des entreprises etc., il s’avère que ce capital peut disparaître soudainement. Vous pouvez donc lire dans les journaux que telle ou telle quantité du capital « a disparu » lors d’un choc boursier ? Ces montants n’existaient pas en tant que capital proprement, dit malgré le fait que, pour les détenteurs de ces actions, ces titres représentaient un droit aux dividendes et aux intérêts, un droit de percevoir une fraction des profits.

Bien sûr, l’un des problèmes majeurs d’aujourd’hui est que, dans de nombreux pays, les systèmes de retraite sont basés sur le capital fictif, sous la forme de prétentions au partage des profits qui peuvent disparaître dans les moments de crise. Chaque étape de la libéralisation et de la mondialisation financière des années 1980 et 1990 a renforcé l’accumulation du capital fictif, en particulier dans les mains des fonds de placement, des fonds de pension, des fonds financiers. Et la grande nouveauté qui est apparue au début ou au milieu des années 1990 et tout au long des années 2000, c’est qu’en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne, une poussée extraordinaire a eu lieu pour la création du capital fictif sous la forme du crédit. Des crédits aux entreprises, mais aussi et surtout les prêts aux ménages, les crédits à la consommation et encore plus les crédits hypothécaires. C’est ainsi que nous avons assisté à un saut qualitatif de la masse du capital fictif créé, provoquant des formes plus aiguës de vulnérabilité et de fragilité, même face à des chocs mineurs, y compris lors d’épisodes tout à fait prévisibles. Par exemple, sur la base de l’expérience antérieure, qui a été très bien étudiée, on savait que le boom immobilier prendrait fin nécessairement pour des raisons endogènes bien connues. Autant il est relativement compréhensible que sur la marché des actions l’illusion existe qu’il n’y a pas de limites à la hausse des actions, en se fondant sur toute l’histoire précédente on savait que cela ne pouvait concerner le secteur de l’immobilier : quand il s’agit des immeubles et des maisons il est inévitable que le boom se termine à un moment donné. Mais le degré de dépendance de la poursuite de la croissance et de réussite des spéculations financières était tellement fort, que cet événement normal et prévisible s’est transformé en élément déclencheur d’une énorme crise. Car à ce que j’ai déjà dit il faut ajouter que, au cours des deux dernières années du boom, des prêts ont été accordés aux ménages qui n’avaient pas la moindre capacité de les rembourser. Et de plus, tout cela s’est combiné avec les nouvelles « techniques » financières — que j’ai tenté d’expliquer de la façon la plus pédagogique possible dans l’article mentionné repris par Herramienta (6) — permettant aux banques de vendre des titres synthétiques conçus de telle manière que personne ne pouvait savoir exactement ce qu’elles avaient acheté. C’est ce qui a expliqué le caractère si dévastateur de la contagion des effets « subprimes » commencée en 2007 et le fait notamment que les « effets toxiques » aient empoisonné surtout, à un degré très fort, les relations des banques elles-mêmes entre elles.

Maintenant nous assistons au « dé-tricotage » de ce processus. Il faut effacer une accumulation « d’actifs » fictifs au nième degré, résultant de ratios d’endettement de 30 fois en moyenne de l’encaisse effective des banques (qui comprend elle-même des dettes, estimées cette fois « récupérables »), Ce « dé-tricotage » favorise bien entendu la concentration du capital financier. Lorsque Bank of America achète Merrill Lynch, il s’agit d’un processus de concentration classique. Le saut dans la crise que nous avons connu hier (17 septembre) a été provoqué par la décision du Trésor et de la Réserve Fédérale de ne pas empêcher la faillite de la banque Lehmann. Aujourd’hui (18 septembre) ils ont dû changer de position et se porter massivement au secours de l’assureur AIG. Le processus d’étatisation des dettes implique une nouvelle création du capital fictif. La Réserve Fédérale des États-Unis augmente la masse de capital fictif pour maintenir l’illusion de la valeur de centralisations institutionnelles de capital fictif (banques et fonds de placement) sur le point de s’effondrer, avec la perspective d’être obligé à un moment donné augmenter fortement la pression fiscale, ce qu’en fait le gouvernement Fédéral ne peut pas faire parce que cela signifie la contraction du marché intérieur et l’accélération de la crise. Nous assistons donc à une fuite en avant qui ne résout rien.

Dans le cadre de ce processus on voit aussi la montée en force des Fonds souverains, dont l’effet est de modifier la répartition inter-capitaliste dans le domaine financier en faveur des secteurs rentiers qui accumulent ce type de fonds. Et c’est un facteur de plus de la perturbation de ce processus.

Il faut rappeler, pour en terminer avec cette seconde dimension, que c’est son déficit extérieur de 7 à 8 points du Produit intérieur brut (le PIB) qui a donné aux États-Unis la particularité d’être le lieu stratégique du cycle de valorisation du capital, celui qui est décisif au moment de la réalisation de la plus-value. Cela ne vaut pas pour les seuls capitaux sous contrôle états-unien, mais pour le processus de valorisation du capital dans sa totalité. Maintenant, face à une récession économique quasi inévitable, se pose la grande question de savoir si la Chine pourra devenir ce lieu qui garantira ce moment de réalisation de la plus-value à la place des États-Unis. L’ampleur de l’intervention de la Réserve Fédérale et du Trésor explique que la contraction de l’activité aux États-Unis et la chute de leurs importations aient été jusqu’à présent assez lentes et limitées. La question est de savoir combien de temps ils pourront tenir avec la création de plus en plus de liquidités comme unique instrument de politique économique. Serait-il possible qu’il n’y ait pas de limites à la création du capital fictif sous la forme des liquidités pour maintenir la valeur du capital fictif qui existe déjà ? Cela me semble être une hypothèse très hasardeuse et parmi les économistes nord-américains eux-mêmes, beaucoup en doutent.

Suraccumulation en Chine ?

Pour terminer, nous arrivons à la troisième manière par laquelle le capital a cherché à dépasser ses limites inhérentes. C’est la plus importante de toutes et celle qui pose les questions les plus intéressantes. Je me réfère à l’extension, en particulier vers la Chine, de l’ensemble du système des relations sociales de production du capitalisme. C’est quelque chose que Marx a mentionné à un moment comme une possibilité, mais qui n’est devenu réalité seulement au cours des dernières années. Et qui s’est réalisé dans des conditions qui multiplient les facteurs de crise.

L’accumulation du capital en Chine a été fondée sur des processus internes, mais aussi sur la base de quelque chose qui est parfaitement documenté, mais peu commenté : le transfert d’une partie très importante de la production du secteur II de l’économie — le secteur des biens de consommation — des États-Unis en Chine. Cela a beaucoup avoir avec l’accroissement des déficits états-uniens (le déficit commercial et budgétaire), qui ne pourrait être inversé que par une vaste « réindustrialisation » des États-Unis.

Cela signifie qu’entre les États-Unis et la Chine de nouvelles relations ont été établies. Il ne s’agit pas de relations entre une puissance impérialiste et un pays semi-colonial. Les États-Unis ont créé des relations d’un type nouveau dont elles ont du mal aujourd’hui à reconnaître et à assumer les conséquences. En se fondant sur son excédent commercial, la Chine a accumulé des centaines de millions de dollars, qu’elle a tout de suite prêtés aux États-Unis. Une illustration des conséquences est la nationalisation des deux entreprises nommées Fannie Mae et Freddy Mac : la banque de Chine détenait 15 % de ces entreprises et a informé le gouvernement états-unien qu’elle n’accepterait pas leur dévalorisation. Il s’agit là de relations internationales d’un type tout à fait nouveau.

Mais, que se passera-t-il si la crise se propage sous forme de recul important des exportations avec des effets sur la production, de crise de la bourse de Shanghai et du système bancaire en Chine ? Dans mon article déjà mentionné (7) il y a une seule page sur cette question tout à fait à la fin, mais d’une certaine manière, c’est la question la plus décisive pour la prochaine étape de la crise.

En Chine, il y a eu un processus interne de concurrence entre capitaux, combiné avec un processus de rivalité entre secteurs de l’appareil politique chinois et de la concurrence entre eux pour attirer les entreprises étrangères. De tout cela à résulté, en plus d’une destruction de la nature à une très grande échelle, un processus de création d’immenses capacités de production : en Chine est concentrée une suraccumulation du capital qui, à un moment donné, deviendra insoutenable. En Europe l’accélération de la délocalisation des capacités productives et des postes de travail, pour les transférer vers ce paradis unique du monde capitaliste qu’est aujourd’hui la Chine, a été notoire de la part des grands groupes industriels. Mon hypothèse est que ce transfert de capitaux en Chine a provoqué une mutation du mouvement antérieur de l’accumulation et provoqué une nouvelle hausse de la composition organique du capital. L’accumulation est intense en moyens de production et très gaspilleuse des matières premières, qui est l’autre composante du capital constant. La création massive des capacités de production dans le secteur I (moyens de production) a été le moteur de la croissance de la Chine, mais le marché final permettant d’écouler cette production et réaliser la valeur et la plus-value a été le marché mondial. En s’aggravant la récession mettra en évidence cette suraccumulation du capital. Michel Aglietta, qui l’a étudié spécifiquement (8), affirme qu’il y a réellement une suraccumulation, qu’il y a eu un processus accéléré de création de capacités productives en Chine, un processus qui posera des problèmes de la réalisation de toute cette production au moment où le marché extérieur se contracte, ce qu’il commence à faire aujourd’hui. La Chine joue un rôle vraiment décisif, car même les petites variations de son économie déterminent la conjoncture de nombreux autres pays du monde. Il a suffit que la demande chinoise des biens d’investissement se tasse un peu pour que l’Allemagne perde des exportations et entre en récession. Les « petites oscillations » en Chine ont des très fortes répercussions ailleurs, comme cela devrait être évident dans le cas de l’Argentine.

Pour continuer à réfléchir et à débattre

Je reviens à ce que j’ai dit au début. Même si elles sont comparables, les phases de cette crise seront distinctes de celle de 1929, car la crise de surproduction des États-Unis s’est produite alors dès les premiers moments. Après, elle s’est approfondie, mais il était clair dès le début qu’il s’agissait d’une crise de surproduction. Aujourd’hui, au contraire, les politiques mises en œuvre par les grands pays capitalistes centraux retardent ce moment, mais elles ne peuvent pas faire beaucoup plus que cela.

Simultanément, et comme cela s’est passé également dans le cas de la crise de 1929 et des années 1930, même si c’est dans des conditions et sous des formes différentes, la crise se combinera avec la nécessité pour le capitalisme d’une réorganisation totale de ses rapports de force économiques au niveau mondial, marquant le moment où les États-Unis verront que leur suprématie militaire n’est qu’un élément, et un élément subordonné, pour renégocier leurs relations avec la Chine et les autres parties du monde. A moins bien sûr qu’ils ne s’embarquent dans une aventure militaire aux conséquences imprévisibles. Pour l’instant les conditions politiques internes ne le permettent en aucune manière, mais cela ne peut pas être exclu si la récession conduisait à une longue dépression et à des mouvements révolutionnaires.

Pour toutes ces raisons, je conclue que nous avons affaire à beaucoup plus qu’une crise financière, même si nous en sommes pour le moment à ce stade. Même si j’ai dû me concentrer ce soir sur la tentative d’éclaircir les écheveaux du capital fictif et aider à comprendre pourquoi il est si difficile de démonter ce capital, nous sommes devant une crise infiniment plus ample.

En tenant compte des questions et observations diverses qui m’ont été faites depuis que je suis arrivé à Buenos Aires et ici même ce soir, j’ai l’impression que beaucoup pensent que je dresse un tableau catastrophiste du moment actuel du capitalisme. Je pense en effet que nous sommes face à un risque de catastrophe, pas une catastrophe du capitalisme, pas une « crise finale », mais une catastrophe de l’humanité. Si nous prenons au sérieux la crise climatique, probablement il y a déjà quelque chose de cela. Je pense comme Mészáros, par exemple (9), mais nous sommes peu nombreux à y attacher la même importance, que sur ce plan nous sommes devant un danger imminent. Ce qui est tragique, c’est que pour le moment cela n’affecte directement que des populations dont l’existence n’est pas prise en compte : ce qui peut arriver en Haïti semble n’avoir aucune importance historique, ce qui arrive au Bangladesh n’a pas de poids hors de la région touchée, ni ce qui s’est passé en Birmanie, car le contrôle de la junte militaire empêche que cela soit connu. C’est la même chose en Chine : on discute des indices de la croissance mais pas des catastrophes écologiques, car l’appareil répressif contrôle les informations à leur sujet.

Et le pire c’est que cette opinion comme quoi « la crise écologique n’est pas aussi grave qu’on ne le dit », qui est constamment projetée par les médias, est très profondément intériorisée, y compris par nombre d’intellectuels de gauche. J’avais commencé à travailler et à écrire sur ce sujet, mais avec le commencement de la crise financière j’ai été en quelque sorte forcé de retourner m’occuper des finances, bien que cela ne me satisfasse pas tellement, car l’essentiel me semble se jouer sur un autre plan.

En conclusion : le fait que tout cela arrive après une si longue phase, sans parallèle dans l’histoire du capitalisme, de cinquante années d’accumulation ininterrompue (sauf une petite rupture en 1974-1975) et aussi que les cercles dirigeants capitalistes, et en particulier les banques centrales, ont appris de la crise de 1929, tout cela fait que le développement de la crise a été lent. Depuis septembre 2007, le discours des cercles dirigeants répète sans cesse que « le pire est derrière nous », alors que ce qui est certain, c’est que « le pire » est devant nous.

C’est pourquoi j’insiste sur le risque qu’il y a de minimiser la gravité de la situation. Et je suggère que, dans notre analyse et dans notre manière d’aborder les choses, nous devons intégrer la possibilité, au moins la possibilité, que par inadvertance nous aussi nous pourrions avoir intériorisé le discours qu’en fin de compte « il ne se passe rien ».

Buenos Aires, le 18 septembre 2008

Traduit par J.M. (de l’espagnol).

Notes

1. Karl Marx, Le Capital, Livres II et III, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Gallimard, Folio essais, Paris 2008, p. 1594.

2. Franck Poupeau, Carnets boliviens 1999-2007, Un goût de poussière, Éditions Aux lieux d’être, Paris 2008.

3. Karl Marx, Le Capital, op. cit.

3. István Mészáros, Socialism or Barbarism : From the “American Century” to the Crossroads, Monthly Review Press, 2001.

4. « El fin de un ciclo. Alcance y rumbo de la crisis financiera », Herramienta nº 37, mars 2008. Cet article est d’abord paru en français, cf. François Chesnais, « Fin d’un cycle, sur la portée et le cheminement de la crise financière », Carré rouge-La brèche n° 1, décembre 2007-janvier 2008.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. cf. Michel Aglietta et Yves Landry, La Chine vers la superpuissance, Économica, Paris 2007.

8. István Mészáros, The sole viable economy, Monthly Review Press, 2007, publié aussi en espagnol dans Herramienta n° 37 de mars et n° 38 de juin 2008.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message