L’insurrection hongroise de 1956

dimanche 14 décembre 2008.
 

Texte intégral de l’exposé du 24 octobre 1966

Il y a dix ans, date pour date, la capitale hongroise, Budapest s’est réveillée le matin au crépitement des mitrailleuses, au grondement des canons, au bruit des chaînons des chars d’assaut.

Il y a dix ans, la nuit du 23 au 24 octobre 1956, les unités de l’armée soviétique se sont ébranlées pour une première fois afin d’écraser, avec l’aide de la police politique hongroise, l’insurrection populaire qui venait de se déclencher quelques heures plus tôt.

Il y a dix ans, l’Humanité titrait : « Graves émeutes contre-révolutionnaires mises en échec à Budapest ».

Dix ans ont passé depuis. Aujourd’hui, chacun commémore à sa façon.

Les staliniens, en se taisant. Car à une époque où l’Humanité indignée refuse la dénomination socialiste à la Chine vu les exactions et les violences que les Gardes Rouges y commettent, il serait mal venu de rappeler avec quelle violence l’armée soviétique est intervenue contre une insurrection populaire.

Les compagnons de route déplorent les événements de 1956. Car ces événements cadraient très mal avec les judicieuses théories sur la libéralisation considérable intervenue en URSS depuis la mort de Staline.

Les fascistes commémorent aussi et ce sont sans doute eux qui sont les plus tapageurs, il n’y a qu’à voir leurs affiches couvrir les murs de Paris. Et tous les autres, ceux qui pendant que les troupes russes se chargeaient de la Hongrie, envoyaient leurs troupes à Suez, tous ceux qui ont applaudi, dirigé les massacres en Algérie, au Vietnam, à Saint-Domingue, au Kenya ou ailleurs.

Tous ces gens trouvent le ton indigné qui convient pour dénoncer les massacres à condition qu’ils aient lieu au-delà du rideau de fer, à condition qu’ils soient perpétrés par l’armée soviétique.

L’insurrection hongroise, il va sans dire, n’a pas besoin de tels défenseurs.

Quant à nous, nous devons commémorer en essayant de comprendre et en en tirant leçon. La propagande des ennemis déclarés de la révolution comme la propagande de ses soi-disant amis a également contribué à en donner une image fausse.

Ceux-là mêmes qui essayent de comprendre honnêtement ce qui s’est passé à Budapest restent prisonniers des schémas. Insurrection d’un peuple unanime et homogène derrière Imre Nagy contre les envahisseurs soviétiques, voilà un schéma qui, pour être répandu, n’en est pas moins peu conforme à la vérité.

Une révolution est toujours bien plus complexe que cela. Ce qui caractérise en premier lieu une période insurrectionnelle, c’est que l’appareil d’État en place relâche son emprise sous les coups des masses armées. Les différentes forces sociales dans l’opposition et la lutte sourde sont comprimées et masquées par l’appareil d’oppression qu’est l’État, sont mises à nu. Les différentes tendances politiques du pays apparaissent au grand jour, et se combattent ouvertement. C’est précisément la dynamique de cette lutte qui détermine la marche de la révolution.

Or il est impossible de comprendre cet enchevêtrement de forces sans remonter à l’origine des Démocraties Populaires, et en particulier sans avoir analysé la nature de l’État auquel les insurgés hongrois s’attaquaient.

De la guerre à la Guerre froide - Naissance d’une démocratie populaire

Nous avons traité ici même il y a quelques mois de la structure sociale des États des Démocraties Populaires. Si nous reprenons aujourd’hui, ne serait-ce que d’une manière succincte, l’histoire de la mise en place de l’État hongrois, c’est que sans la compréhension de cette période essentielle, la signification de la révolution risque de nous échapper.

La Hongrie d’avant guerre était un pays sous-développé, avec tout ce que cela signifie sur le plan économique, social et politique :

* Archaïsme de l’agriculture avec la survivance d’immenses domaines féodaux et avec l’existence d’un prolétariat agricole constituant 42% de la population.

* Faiblesse de l’industrie dominée par les capitaux étrangers, en particulier allemand, et partant de là, faiblesse de la bourgeoisie nationale, étouffée entre une classe féodale encore trop puissante et une classe ouvrière déjà trop forte pour elle.

* Instabilité d’une société minée par toute une série de contradictions aigues, explosives, dont l’équilibre ne pouvait être maintenu tant bien que mal que sous la pression d’une dictature militaire, celle de Horthy, émanation du pouvoir politique des classes féodales.

La guerre a donc trouvé un pays en proie à des problèmes économiques et sociaux insolubles qui n’auraient pas tardé à aboutir à une explosion. Cette guerre, si elle a retardé cette explosion, a encore aggravé les problèmes. Pour l’État bourgeois, il n’était pas question de résister à la machine de guerre allemande, d’autant moins que, contrairement à la Pologne ou la Tchécoslovaquie, il n’était pas directement menacé de destruction par elle. Entrée en guerre du côté de l’Allemagne, la Hongrie en est restée l’alliée jusqu’aux derniers jours. Ce faisant la bourgeoisie hongroise exsangue a définitivement capitulé devant l’impérialisme allemand, infiniment plus fort, infiniment plus dynamique. L’industrie et le système bancaire hongrois sont tombés, quelques secteurs marginaux mis à part, sous le contrôle, sinon en la possession totale des capitaux allemands.

L’appareil d’État lui-même, après avoir été de plus en plus contrôlé, a été purement et simplement pris en charge dans nombre de ses fonctions aux derniers moments de la guerre par l’appareil allemand méfiant vis-à-vis de ses meilleurs alliés,

Autant dire que l’effondrement allemand a laissé un appareil d’État disloqué, une économie désorganisée, une bourgeoisie nationale habituée à un rôle secondaire dans l’économie et l’État et qui ne pensait qu’à sauver ses capitaux et se sauver elle-même vers l’Occident.

Et face à ce vide, l’énorme masse paysanne déshéritée, affamée de terre, et une classe ouvrière concentrée, combative, forte de l’expérience de la révolution de 1919.

Rappelons d’ailleurs que cette situation n’était pas seulement celle de la Hongrie, mais aussi celle de tous les pays d’Europe Centrale.

Fin 1944, l’armée russe est entrée dans un pays en effervescence. Dans cette période de crise, où une chance unique s’est présentée au prolétariat pour briser les restes affaiblis de l’État bourgeois et pour établir son pouvoir de classe, l’Armée rouge aurait pu faire appel à l’énergie révolutionnaire des masses, aider le prolétariat hongrois à constituer ses organisations de classe, l’aider à accomplir sa tâche historique. Rien n’aurait pu alors empêcher le prolétariat hongrois de renouer avec la Révolution de 1919, et, en tirant leçon des erreurs entraînant l’échec de celle-ci, prendre sa part dans le combat du prolétariat international.

Cependant l’armée russe en 1944 n’était plus l’armée de la révolution victorieuse de 1917, mais celle d’une bureaucratie contre-révolutionnaire.

Cette bureaucratie ne craignait rien de plus qu’une révolution prolétarienne, tout autant que ses frères d’armes impérialistes. Dès le tournant de la guerre, dès que les armées allemandes commencèrent à refluer, la même crainte habita les maîtres du Kremlin et les impérialistes : celle de voir déferler sur l’Europe et sur le monde une vague révolutionnaire semblable à celle qui suivit la Première guerre mondiale, mais d’une tout autre ampleur, d’une tout autre efficacité.

En prévision d’une telle vague révolutionnaire, impérialistes et bureaucrates, laissant au second plan leurs antagonismes propres, ont préparé sciemment l’après-guerre. La Sainte alliance contre-révolutionnaire consacrée par les accords de Téhéran et de Yalta, si elle représentait aussi un compromis entre les intérêts divergents de la bureaucratie et de l’impérialisme, était surtout dirigée contre le prolétariat. Dans ce cadre, la bureaucratie s’est chargée de remettre au pas les classes ouvrières occidentales par l’intermédiaire des Partis Communistes nationaux, mais aussi d’intervenir directement pour prévenir toute velléité révolutionnaire dans sa propre zone d’influence. Or en vertu des accords et en conséquence du déroulement de la guerre, en Hongrie le rôle de gendarme échut à l’armée russe. Dans les Démocraties Populaires en général et en Hongrie en particulier, il échut à l’Armée Rouge de mettre fin au dangereux vide étatique et de prévenir ou d’endiguer le mouvement populaire en mettant en place un appareil d’oppression, c’est-à-dire un appareil d’État.

Même l’historien social-démocrate François Fejtö, qui n’a assurément rien d’un révolutionnaire, constate dans son livre sur la révolution hongroise que... « ... La Hongrie se trouvait à la libération dans un état d’effervescence frôlant la guerre civile... Les régimes d’après-guerre en Europe Centrale se sont presque tous établis sur ce que j’appellerais un refoulement de guerre civile. Un refoulement, oui, car la, révolution politique et sociale aurait éclaté sans la présence de l’Armée Rouge. »

Le même Fejtö fait d’ailleurs état dans son livre d’une déclaration de Mathias Rákosi, premier secrétaire du PCH et futur Staline de la Hongrie, où celui-ci affirme que c’est la présence des troupes soviétiques qui permit d’éviter la guerre civile.

Sur quels éléments de la population l’armée russe s’est-elle appuyée pour rétablir et renforcer l’appareil d’État anti-¬prolétarien ? En Hongrie, il n’existait même pas une résistance intérieure comparable à celle de la Tchécoslovaquie par exemple, ni des hommes politiques du genre de Bénès, pour permettre la formation d’un gouvernement bourgeois certes, mais au moins de coloration « antifasciste ». II n’existait même pas la possibilité d’un paravent qui, dans d’autres pays a permis aux Partis Communistes de justifier leur politique anti-ouvrière par les nécessités d’une union des démocrates contre les fascistes. Alors, à défaut des Bénès, et parce qu’il ne fallait pas laisser le pays un instant de plus sans gouvernement légal, on a fait appel à des gens qui, quelques mois auparavant occupaient les plus hautes fonctions du régime Horthy, celui même qui après avoir institué sur les ruines de la révolution de 1919 la première dictature militaire d’Europe, après la Première guerre mondiale, fut le plus fidèle allié de l’Allemagne hitlérienne.

Alors qu’à l’approche de l’armée soviétique, les paysans se sont mis à partager les terres, les ouvriers à occuper les usines, le premier soin de l’armée soviétique fut de mettre fin à la vacance de l’appareil d’État, en commençant par constituer un gouvernement où, sous la présidence d’un général horthyste, Miklosi, passé aux Russes aux derniers moments de la guerre, participaient notamment l’ancien chef d’état-major de Horthy, un général de gendarmerie et un comte possesseur de plusieurs milliers d’hectares...

Ainsi de Horthy à Rákosi, par l’intermédiaire du général Miklosi, grâce au soutien de la bureaucratie soviétique, la continuité de l’État en Hongrie fut assurée.

Dans ce ramassis de ci-devant généraux, comtes ou chefs gendarmes, les dirigeants du PC ont trouvé leur place. Et pour cause, car quelles qu’aient été les illusions des ouvriers à l’égard d’un parti qu’ils croyaient le leur, quelles qu’aient été les convictions de certains militants qui ne tardèrent d’ailleurs pas à être évincés, aucun clivage de classe ne séparait le PC des autres partis bourgeois. Bourgeois par son programme et par sa fonction anti-ouvrière, petit-bourgeois par sa composition et par la mentalité de ses dirigeants, le PC ne différait des autres partis que par sa dépendance vis-à-vis de Moscou. Mais dans les conditions de l’époque, vu la politique contre-révolutionnaire de la bureaucratie, cette dépendance même le rapprocha des autres partis bourgeois.

Quoique persécutés, emprisonnés et torturés la veille encore par ceux-là mêmes avec qui ils siégeaient maintenant au gouvernement, les dirigeants staliniens surent alors faire cause commune avec les éléments les plus réactionnaires du régime horthyste, - avec ceux tout au moins qui n’eurent pas l’occasion de se sauver en occident avec les Allemands - pour dissoudre les comités nationaux de composition ouvrière et paysanne, pour briser toute tentative d’organisation autonome du prolétariat, pour faire la chasse aux éléments révolutionnaires y compris et jusque dans ses propres rangs (en particulier à tous ceux qui avaient participé à la révolution de 1919). En réorganisant rapidement les forces de la police et de l’armée, en consolidant le gouvernement bourgeois, les partis réactionnaires et le PC ont bien fait oeuvre commune pour rétablir l’État bourgeois. Cet appareil d’État bourgeois a pris entre 1945 et 1948 l’initiative de nombreuses transformations parfois très importantes dans les domaines économiques et sociaux. Parmi elles, la plus importante est sans doute la réforme agraire qui, tout en réalisant le voeu séculaire de la paysannerie pauvre, a éliminé les seigneurs féodaux et les propriétaires terriens en tant que classe. Une autre réalisation importante fut la nationalisation de près de 2/3 de l’industrie et de la totalité de l’industrie lourde et du système bancaire.

Mais il ne s’agit là nullement de transformations socialistes. La réforme agraire, mesure démocratique bourgeoise par excellence, n’a trouvé pratiquement aucun adversaire déclaré dans les partis de coalition qui dirigeaient le pays pendant cette période. La nationalisation, quant à elle, a été imposée par les circonstances. Tous les partis bourgeois, y compris le PC, étaient partisans de remettre les usines - mises à part celles de quelques secteurs clef - aux patrons « patriotes » qui n’étaient pas trop compromis par la collaboration avec les Allemands. Mais avant la guerre déjà les secteurs les plus importants appartenaient aux capitaux étrangers. Et la squelettique bourgeoisie d’avant-guerre, qui même en sa totalité n’aurait pas été capable de faire marcher l’industrie, ne faisait guère confiance à un État patronné par l’Armée Rouge, et préférait se sauver avec ses capitaux sous d’autres cieux. Et même parmi les quelques bourgeois « patriotes » restés dans le pays, malgré les offres tentantes et les avantages multiples, il y en avait bien peu pour se mettre sérieusement au travail.

Avec la pensée « après nous le déluge », ils préféraient faire fructifier leur argent par des spéculations sur le marché noir, assurément plus rentable, avec la ferme intention de suivre tôt ou tard leurs congénères partis à l’Occident.

Cet état de chose était d’une évidence aveuglante même pour les partis de droite de la coalition, et la plupart des nationalisations ont été admises par l’ensemble des partis de la coalition comme nécessaires dans l’intérêt du redémarrage de l’économie.

Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur les réalisations économiques de la période, quoique pour bien des soi-disant « théoriciens » de l’extrême-gauche, c’est l’addition d’un certain nombre de réalisations de ce genre qui fait de la Hongrie un État ouvrier sinon socialiste. Mais rappelons-nous que toutes ces réalisations n’étaient que des sous-produits de l’État bourgeois rebâti pendant cette période. Sa tache primordiale, centrale, était politique : écraser le prolétariat, écarter le danger révolutionnaire.

Au sortir de la période, la bureaucratie russe pouvait donc se flatter d’avoir écarté le danger révolutionnaire. Mais c’était au prix de la reconstruction et du renforcement d’appareils d’État bourgeois nationaux qui, quoique unis à la bureaucratie dans son combat contre le prolétariat, lui étaient par leur nature même foncièrement hostiles.

Et quand la fin du danger révolutionnaire a remis au premier plan l’antagonisme entre l’impérialisme et la bureaucratie, cette dernière s’est heurtée aux appareils d’État qu’elle avait contribué à renforcer et qui maintenant voulaient échapper à son contrôle. Le début de la guerre froide a marqué l’étape de cette évolution.

État dans l’État

Sous peine de se voir entourée par une ceinture d’États hostiles, sous le contrôle de l’impérialisme américain, de plus en plus vindicatif, l’URSS devait mener une dure lutte pour maintenir sa mainmise sur les États qu’elle considérait comme son glacis. Son atout dans ce combat était bien entendu la présence de ses troupes dans les pays en question et de fortes polices politiques qui étaient entièrement sous son contrôle dès le début.

La police politique hongroise, l’AVH, comptait vers le début des années 50 jusqu’à 100 000 membres (pour un pays d’à peine plus de 9 millions d’habitants), elle était équipée du matériel le plus moderne, et prenait ses ordres directement à Moscou sans passer par les rouages de l’appareil d’État national ; ses membres, grassement payés, étaient d’une fidélité à toute épreuve.

A l’aide de son appareil de répression, la bureaucratie russe s’attaquait aux partis les plus susceptibles de se tourner vers l’Occident qu’elle élimina un à un, en utilisant tous les moyens à sa disposition : mensonges, calomnies, provocations, arrestations arbitraires, épurations, procès bidons. Avec la fusion imposée du Parti Socialiste et du Parti Communiste, en juin 1948, l’évolution arrivait à son terme : le système du parti unique était né.

L’économie ne pouvait que suivre la politique. Comme la présence de l’armée russe sur le sol des Démocraties Populaires rendait impossible pour l’impérialisme américain de retrouver son influence sur ces pays par les moyens politiques - à moins d’une troisième guerre mondiale - celui-ci choisit le terrain économique. Le plan Marshall était l’arme principale de cette offensive économique. Ce plan était trop tentant pour les dirigeants des Démocraties Populaires, y compris pour les dirigeants des PC, pour que la bureaucratie russe puisse tolérer trop longtemps des relations économiques libres entre les pays du glacis et l’Occident. Parallèlement à l’élimination des partis bourgeois, les frontières économiques furent fermées, le monopole du commerce instauré, la nationalisation achevée. Le bloc économique imposé aux pays de l’Est n’était que le pendant de ce qu’a réalisé l’impérialisme américain dans son propre camp. C’était une nécessité dans les conditions de la guerre froide. Cependant la lutte de la bureaucratie pour le contrôle des pays du glacis ne s’est pas terminée pour autant. En l’absence d’autres canaux, les intérêts nationaux se manifestèrent par l’intermédiaire du PC Car la dépendance du PC vis-à-vis de Moscou était tout aussi « contre-nature » que celle de l’appareil d’État. Organisation bourgeoise par son recrutement et par son programme, nationale et même nationaliste à l’égard du « grand pays frère », même si ce nationalisme que les occupants eux-mêmes exacerbèrent contre l’Occident ne pouvait se manifester ouvertement contre l’URSS.

L’exemple yougoslave était probant pour la bureaucratie du Kremlin ; ces États bourgeois du glacis, même sous la direction exclusive d’un PC, ne tarderaient pas à rompre avec l’URSS à moins d’une pression constante de la part de celle-ci.

Aussi le combat contre le titisme, qui était la manifestation des velléités d’indépendance des États nationaux par l’intermédiaire des PC même, fut de 1949 à 1953 la tâche principale de la bureaucratie soviétique.

Pour reprendre l’expression d’un ancien membre du PC arrêté avec Rajk, échappé par miracle à l’exécution et qui, réfugié en Occident après 1956, a publié ses mémoires sous le pseudonyme de Vincent Savarius, on pouvait parler d’un véritable « État dans l’État ».

L’appareil d’État dont les leviers de commande étaient déjà aux mains des membres du Parti, était à son tour contrôlé de l’intérieur par un noyau, constitué par les agents russes du NKVD, par la police politique (l’AVE) sous les ordres de ce même NKVD, et par un certain nombre de staliniens « moscovites » d’une fidélité à toute épreuve à l’égard de leurs maîtres du Kremlin, tels pour ne citer que les plus connus et les plus haïs : Rákosi, Gerö, Mihaly Farkas et son fils Wladimir, Peter Gabor, chef de l’AVH, etc.

Cet « État dans l’État » ne parvenait à contrôler l’appareil d’État national qu’au prix d’une terreur des plus sanglantes, non seulement à l’égard de la population, mais jusques et y compris contre les plus hauts dignitaires de ce même appareil d’État. L’aspect le plus connu fut la lutte à mort des « moscovites », c’est-à-dire de ceux qui passèrent l’en¬tre-deux-guerres en Russie et en qui la bureaucratie soviétique avait confiance, et les staliniens dits nationaux, c’est-à-dire les dirigeants qui restèrent en Hongrie en clandestinité pendant cette période et qui pouvaient être soupçonnés d’avoir à coeur les intérêts nationaux (ce qui n’était d’ailleurs pas nécessairement vrai).

L’épisode le plus connu fut le procès Rajk, une des figures les plus populaires du Parti, ancien de la guerre d’Espagne, dirigeant du parti clandestin, et ministre de l’Intérieur quelques mois avant son arrestation. Après un procès monstre où il s’accusa d’être un espion à la solde de Horthy, de Truman, de Tito, fasciste et trotskyste, il fut pendu. Il sera réhabilité peu avant la révolution. Son procès fut suivi d’une vague d’épurations dans les rangs du parti. Son successeur au ministère de l’Intérieur, Kadar, fut à son tour arrêté quelques mois plus tard, torturé et emprisonné.

Même lutte de la bureaucratie soviétique pour le contrôle de l’armée. Le chef d’état-major communiste de l’après guerre, Palfy-Osterreicher fut condamné à mort en même temps que Rajk. Son successeur eut le même sort un an après : il fut arrêté pour conspiration titiste en compagnie d’une centaine d’officiers. La direction de l’armée n’a trouvé une certaine stabilité qu’au moment où les Russes ont nommé à la tête de l’état-major un général russe d’origine hongroise, homologue en Hongrie du Polonais Rokossovky.

Cette lutte sanglante au sein de l’appareil d’État, des organisations du parti, du syndicat, de l’armée, jamais finie et continuellement recommencée, s’est déroulée devant une population terrorisée, réduite au silence par une dictature féroce. Aucune classe ou couche de la société n’avait échappé à la terreur, chacune avait de multiples sujets de mécontentement.

La classe ouvrière, dont tant d’éléments avaient mis leur espoir dans le nouveau régime qui se réclamait d’elle, s’est trouvée sous la férule d’une oppression qu’elle n’avait jamais connue, pas même aux pires moments du régime de Horthy. Rien ne change ce fait, pas même que la couche dirigeante ait favorisé l’ascension individuelle de certains ouvriers ou qu’à l’entrée des facultés priorité fut donnée aux fils d’ouvriers et de paysans pauvres. Maigre consolation pour la classe ouvrière de savoir que certains de ses propres fils avaient le droit et la possibilité de devenir ses pires oppresseurs ! Aucun gouvernement n’a réussi à faire travailler avec autant d’efficacité les ouvriers, ni à accroître la production à une telle vitesse, malgré la gabegie de l’organisation bureaucratique de la production, en soutirant le maximum des travailleurs.

Dans ce pays, pendant qu’affiches, journaux, brochures, discours proclamaient le pouvoir des travailleurs, le seul droit dévolu aux ouvriers qui était en même temps une obligation absolue, impérative, était de produire, toujours plus. Produire car, comme disait la propagande officielle, « travailles, tu travailles pour toi-même ».

Les normes de travail augmentaient d’année en année, sinon de mois en mois, et les cadences de travail avec. Le régime a imposé suivant le modèle soviétique le mouvement stakhanoviste. Quelques ouvriers d’élite, travaillant sur des machines neuves, ayant à leur disposition plusieurs manoeuvres qui leur passaient les pièces, réalisaient des 800%, voire 1000% de leurs plans de travail. Leur exemple répété à longueur de colonne dans les journaux devait inciter les autres ouvriers à faire de même, sans aide, sur de vieilles machines. Des concours de production furent instaurés entre usines, entre ateliers, entre brigades. Pour gagner ces concours, pour dépasser les plans, les ouvriers offrirent « volontairement » de rester le soir ou de venir le dimanche. Ils offrirent tout aussi « volontairement » de travailler sans être payés en dehors des heures normales pour accomplir avant date leur plan, à l’occasion de l’anniversaire de Rákosi, de Staline ou de telles autres fêtes, et les fêtes ne manquaient pas.

Par ailleurs, tout acte nuisible à la bonne marche de la production, volontaire ou involontaire, était considéré comme sabotage, donc comme un acte politique et puni comme tel. Quelques pièces ratées pouvaient conduire à la prison, si ce n’est à la torture afin que l’ouvrier fautif avoue pour le compte de qui il avait saboté. Les directeurs, les cadres techniques menacés d’épuration en cas de retard sur le plan, répercutaient leur terreur sur les ouvriers. Un vaste système policier avec ses mouchards, ses moyens de répression enveloppait l’usine.

Les salaires étaient bas et la vie chère. D’autant plus que l’État émit régulièrement des emprunts forcés, de montant allant jusqu’au dixième des salaires.

Face à tout cela, l’ouvrier n’avait aucun moyen de défense. Le syndicat était un des rouages de l’État et son statut précisait que son devoir principal était « d’organiser et d’étendre l’émulation socialiste des travailleurs, de combattre pour une meilleure organisation du travail, pour le renforcement de la discipline, pour l’amélioration de la qualité de la production, la diminution des prix de revient et des déchets, et pour l’augmentation de la productivité ».

La grève était interdite, sous peine de prison, mais ses organisateurs pouvaient être accusés d’activités subversives et donc être passibles de mort.

Le prolétariat se défendait comme il pouvait. Par la migration d’une usine à l’autre, par la « débrouille » individuelle. Mais quoique réduit au silence, sa haine augmentait d’année en année, jusqu’à l’explosion de 1956.

La paysannerie, quant à elle, put se considérer pendant quelque temps comme un des grands bénéficiaires du régime. Elle a vu se réaliser son rêve séculaire : elle a eu la terre. Mais quelques années à peine après la prise de possession, sur ordre de Moscou, l’État entreprit la collectivisation forcée. Rien n’était mûr pour une telle transformation de la campagne : la mécanisation était insuffisante et les cadres, les techniciens manquèrent.

Les paysans opposèrent une résistance farouche à cette mesure, qui pour eux n’était rien d’autre que la reprise pure et simple de leurs terres, ces terres si longtemps désirées et depuis si peu de temps acquises. Une vague de terreur déferlait à la campagne où les récalcitrants furent déportés en masse. En l’espace de quelques années le régime qui aurait pu trouver en la paysannerie une base sociale solide, en fit un ennemi.

C’est d’ailleurs pour cette raison - ajoutons-le entre parenthèses - que les staliniens nationaux, qui espéraient précisément trouver en cette paysannerie une base sociale sans laquelle il n’était pas possible d’échapper à l’emprise soviétique, s’opposaient au sein de la couche dirigeante à un acte « gratuit » à leurs yeux, et dangereux quant à l’avenir.

La petite bourgeoisie intellectuelle, ses couches inférieures mises à part, était dans un certain sens une des catégories privilégiées du régime. Mais ce régime demandait une servilité absolue, l’abandon de toute opinion individuelle et la soumission totale. Si pour certains de ces intellectuels les conditions de vie confortables, les hauts salaires et la large diffusion de leurs oeuvres valaient bien quelques poèmes à la gloire de Staline et de Rákosi, ou une louange à l’égard de la biologie Mitchourinienne, d’autres, par leur fonction d’intellectuels mêmes, souffraient plus que quiconque du manque de liberté d’opinion et d’expression. Et c’est cette couche qui, en y incluant les étudiants, sera à l’origine de l’effervescence précédant la révolution.

Même la couche dirigeante et les hauts cadres de l’appareil d’État, police et armée, n’étaient pas unanimes pour trouver le régime idéal. Quoique les membres de cette couche dirigeante vivaient dans une opulence révoltante, possédant voiture, chauffeur, magasins, hôpitaux et écoles spéciaux, plages privées protégées par des barbelés, bon nombre d’entre eux auraient voulu donner une base plus solide à ces privilèges que la faveur changeante de Moscou. Le chemin était court des villas somptueuses aux caves de torture et parfois au poteau d’exécution. Le désir manifesté ouvertement aujourd’hui par des Ceausescu de rester maître chez soi existait sans doute chez de nombreux dirigeants du Parti. Et ce désir fut partagé par la quasi-totalité des cadres de l’armée, de la police, dont l’enthousiaste fidélité à l’égard de la Russie était certainement mêlée à bien des arrière-pensées et devait beaucoup à la menace constante d’une balle dans la nuque.

Nonobstant l’unanimité de façade, les votes à 99% en faveur des candidats officiels, les manifestations monstres, la claque et les hourras pour les dirigeants bien-aimés, le régime était miné par des contradictions sociales aiguës, soumis à la pression latente pour ainsi dire de toutes les couches sociales. Le régime ne pouvait vivre que grâce à une terreur de plus en plus exacerbée, frappant aveuglément, grâce à l’omniprésence et à la toute puissance de l’AVE dont personne n’était à l’abri, pas même les dirigeants. Certes, toutes ces forces qui cherchaient à agir sur ou contre le régime Rákosi-Gerö-Farkas et consorts n’agissaient pas toutes dans le même sens, loin de là. Sans parler des membres de la couche dirigeante en mal d’indépendance, bien des choses séparaient le paysan qui voulait sa terre et la fin de l’omniprésence de l’État, de l’intellectuel qui voulait pouvoir écrire, discuter, respirer librement ou de l’ouvrier qui voulait tout cela et un sort meilleur, mais qui voulait aussi confusément certes, autre chose. En tout cas, ouvriers, paysans, intellectuels savaient également que leurs aspirations n’avaient de chances de se réaliser que si la dictature féroce cessait et, comme l’Armée Rouge était manifestement l’appui principal de la dictature, si cette armée partait.

Les forces sociales et politiques écrasées par le régime, différentes et souvent opposées dans leurs intérêts lointains, ont trouvé un dénominateur commun dans leur haine contre les Rákosi et Cie. Et leurs commanditaires ainsi que dans leur aspiration à la liberté, à la démocratie, à l’indépendance nationale.

De l’effervescence a l’éclatement

La mort de Staline fut un facteur important dans le déclenchement du processus qui menait à Octobre 1956.

La dictature féroce maintenue par la bureaucratie russe sur l’appareil d’État hongrois et, à travers lui, sur le pays, n’admettait pas le bi- ou tricéphalisme, ni à Moscou ni à Budapest. Or, à la place de Staline maître unique, il y avait maintenant plusieurs concurrents au rôle de maître.

La possibilité de choisir à quel maître du Kremlin faire voeu de féal est peut-être un bien maigre droit, mais il comporte la possibilité de choisir, et dans l’affrontement des héritiers de Staline, bien peu préoccupés de ce qui se passait en dehors des frontières de l’URSS et même en dehors des hautes sphères de l’appareil, la couche dirigeante hongroise avait la possibilité de récupérer une partie de ses attributs et de prendre dans une certaine mesure ses distances vis-à-vis de Moscou. Bien sûr, cette couche n’était pas homogène, ni démocratique. Cet éloignement ne se manifesta pas comme la conséquence d’un désir unanime, bien plus comme la résultante de la lutte de diverses tendances, de divers hommes. En Hongrie l’affrontement cristallisait les hommes autour de deux noms : Rákosi et Imre Nagy. Peu importe, quel était entre les deux groupes aux démarcations floues et changeantes, le rôle des oppositions de personnes, des rivalités d’intérêt (on a vu pendant un temps le policier n°1 du pays, Farkas, se ranger derrière Nagy). Toujours est-il que Imre Nagy est devenu au sein du Parti le symbole du communisme national et libéral, avant de le devenir dans le pays.

La Hongrie fut le premier pays où la direction collégiale à Moscou a entraîné un flottement à la direction du Parti et de l’État. On dit que Imre Nagy était soutenu au Kremlin par Malenkov, alors Premier ministre. En tout cas, après une visite éclair des dignitaires du régime à Moscou, le Comité Central accepta la démission de Rákosi du poste de Président du Conseil où il fut remplacé le 4 juillet 1953 par Imre Nagy. Rákosi garda cependant sa fonction de Premier secrétaire du Parti et le contrôle de l’appareil. Nous ne nous étendrons pas longuement sur les aléas du conflit Rákosi-Nagy de 1953 à 1956 avec ses hauts et ses bas, pour l’un et pour l’autre. La chose la plus importante fut que, pendant sa présidence au Conseil de 1953 à 1955, Imre Nagy prit une série de mesures, telles le ralentissement de l’industrialisation forcenée, le ralentissement du mouvement coopératif, la suppression des camps d’internement, qui eurent une répercussion considérable après les années de terreur.

Pour la première fois l’autorité d’un dirigeant de l’État ne reposait plus exclusivement sur la terreur inspirée par l’armée russe ou par ses hommes de main hongrois de l’AVE, mais sur la sympathie populaire. Des rangs en apparence unanimes des hauts dignitaires du régime émergeait la figure d’un Gomulka hongrois.

Outre son passé de ministre de l’Agriculture au moment de la réforme agraire, ses mesures de 1953 ont fait du stalinien moscovite Imre Nagy un homme populaire, et pour ainsi dire le seul de ses semblables, en tout cas le seul qui eût été susceptible de jouer en Hongrie le rôle de Gomulka. Et ceci d’autant plus, qu’en mars 1955, Rákosi a momentanément réussi à reprendre les rênes du pouvoir. Le Comité Central a destitué Nagy de son poste, l’a exclu du Politburo et du Parti. La disgrâce de Imre Nagy n’a fait qu’augmenter sa popularité et au cours des mois à venir il est devenu le symbole de l’opposition à la dictature de Rákosi.

Nous arrivons là à l’année cruciale de 1956. En février de cette année eut lieu le XXe Congrès. Ce n’est certes pas la dénonciation de Staline qui a sapé l’influence de son plus fidèle lieutenant hongrois - c’est ainsi que Rákosi aimait s’appeler - puisqu’un Ulbricht par exemple a traversé sans dommage cette époque difficile, mais dans la mesure où Rákosi commençait à perdre le contrôle de l’appareil, ses adversaires pouvaient se prévaloir contre lui des principes énoncée à Moscou même. Il est vrai en outre qu’il était du plus haut comique de voir au lendemain du XXe Congrès Rákosi tenir des meetings contre le culte de la personnalité dans des salles où les organisateurs peu avertis ou croyant bien faire n’avaient pas enlevé ses statues et ses photos de toutes tailles et en toutes positions.

Et quand au mois de mars de la même année Rákosi annonça la réhabilitation de Rajk, en rejettent la responsabilité de l’exécution de celui-ci sur ses propres lieutenants, au sein du Parti même on murmurait de plus en plus ouvertement.

Manifestement Rákosi avait fait son temps. Lui qui, naguère, pouvait faire fusiller quiconque pour un oui ou pour un non, se faisait publiquement interpeller par des membres du Parti qui réclamaient sa démission. Mais il était par trop l’homme de Moscou et le Parti lui-même aspirait à prendre un peu ses distances par rapport à Moscou. Et, encore une fois, Rákosi n’avait plus derrière lui, comme du temps de Staline, une volonté unique, et l’opposition, se sentant impunie, s’enhardissait.

Il est temps de dire quelques mots de cette opposition, dont le rôle fut important pendant mais surtout avant la Révolution. Au moment où l’étau de la dictature absolue commençait à se desserrer, tout un courant est né et a grossi au sein du Parti peur réclamer un changement. Ce courant aux limites indécises, était composé de gens fort différents, et quant à leurs convictions et quant à leur sincérité, hormis ceux qui sentaient déjà le vent tourner et essayaient de se placer du bon côté, on y trouvait aussi bien des vieux staliniens que rien ne distinguait de ceux au pouvoir, si ce n’est la rancune des années de prison où les avaient envoyés de sombres luttes d’appareil, que de jeunes membres du Parti, de plus en plus conscients du terrible écart entre la propagande et la triste réalité qui n’avait rien de socialiste. Alors qu’une prudence naturelle caractérisait les premiers, les seconds furent l’élément moteur de l’opposition.

Partant de leurs critiques contre Rákosi, ces jeunes en vinrent à dénoncer le système policier, la dictature, le manque de libertés, enfin les privilèges monstrueux de certains « camarades ». Ils furent les premiers à élever la voix au nom du socialisme contre ce régime qui se disait socialiste. Ils furent les premiers à chercher, en tâtonnant, un chemin vers le socialisme véritable.

Mais malgré leur bonne volonté et leur courage, les meilleurs d’entre eux sont restés prisonniers des schémas staliniens qu’on leur a inculqués. La Hongrie est un État ouvrier, on y a installé les conquêtes fondamentales du socialisme et opéré des transformations historiques, - tels furent les axiomes sur lesquels ils ont construit leur raisonnement politique, et basé leur attitude pratique. Et ils furent finalement très conséquents dans leur inconséquence.

Toute leur politique était axée sur la libéralisation, la « réforme » du régime. En schématisant à l’extrême, leur équation politique était la suivante : socialisme = les transformations « socialistes » déjà existantes, moins Rákosi et l’AVH.

Leur revendication principale : application intégrale en Hongrie des décisions du XXe Congrès. Leur symbole : Imre Nagy. Leur objectif : retour de Nagy au pouvoir.

Ils avaient, en fin de compte, une peur instinctive de l’action des masses et du prolétariat. Ils désiraient certes ardemment un changement, mais ce changement, ils le voulaient pacifique. Passionnément attachés à ce qu’ils considéraient comme des conquêtes socialistes, ils en arrivaient à la crainte absurde de voir ces conquêtes menacées par une action révolutionnaire des masses. Conséquence lamentable de l’influence de l’idéologie stalinienne : ceux-là mêmes qui d’apparence étaient à la pointe du combat contre le régime, troquaient contre quelques images idéalisées de ces transformations (qui n’avaient rien de socialiste), la confiance en le prolétariat.

Quelle qu’ait pu être l’aspiration de bien des membres de cette opposition à un socialisme véritable, tous ces jeunes se sont retrouvés en fait dans le même camp que Imre Nagy, Gomulka ou Tito. C’est à dire dans le camp de ceux qui représentaient les intérêts de l’État national.

Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité des opposants. La plupart d’entre eux serviront de cadres à la Révolution et mourront sur les barricades, en combattant pour une société meilleure, socialiste.

Toujours est-il cependant que ni au sein de l’opposition ni en-dehors, on a vu un groupe rompre complètement le cordon ombilical avec le stalinisme et son influence idéologique. On n’a vu aucun groupe tenter de donner une direction révolutionnaire bolchévique au prolétariat et le mener résolument à l’assaut de l’État indépendamment de qui, de Rákosi, de Gerö ou même de Imre Nagy eût les rênes du pouvoir.

En réalité, tout au long de la révolution, les intellectuels révolutionnaires auront une longueur de retard sur le prolétariat, et ils n’auront, en réalité, rien su lui apporter. Ce sera une des constatations essentielles de cette révolution.

En attendant cet éclatement qu’ils n’escomptaient ni ne souhaitaient, les opposants menaient un combat résolu contre Rákosi. Ils étaient soutenu par la quasi-totalité des intellectuels, même de ceux auparavant choyés par le régime qui, débarrassés d’une partie du carcan de jadis, réclamaient maintenant la liberté d’expression, de presse, d’opinion.

Ces intellectuels ont trouvé leur forum dans le cercle Petôfi dont les réunions attiraient de plus en plus de monde. Des queues se formaient devant les marchands de journaux le jour de parution de la Gazette Littéraire, publication des intellectuels anti-rákosistes. Les intellectuels ne se contentent plus de réclamer la liberté pour l’Art. Ils réclament la liberté tout court. Rákosi est incapable d’endiguer le mouvement. L’appareil perd complètement le contrôle du cercle Petöfi où, le 27 juin, 2 000 personnes venues huèrent et menacèrent les dirigeants du Parti présents.

Dans un dernier effort, Rákosi fait voter l’exclusion du Parti de quelques écrivains qui réclament son départ. Mais c’est son dernier acte. Il tombe le 17 juillet, remplacé à la tête du Parti par Gerö.

Victoire pour le moins limitée pour l’opposition, car Gerö est le bras droit de Rákosi et par ailleurs il y a peu de changements. Mais dans les conditions de l’époque, c’est une victoire morale considérable.

Le pays se tait encore, mais il a les yeux tournés vers ses intellectuels, à qui on attribue la chute du dictateur.

Et le 6 octobre, lorsque le Parti organise les obsèques solennelles de Rajk, pendu et jeté dans la fosse commune en 1949, réhabilité quelques mois auparavant par ses anciens tortionnaires, plus de 100 000 personnes sont présentes. C’est une manifestation silencieuse contre le régime.

Quatorze jours plus tard, c’est l’Octobre Polonais. Le 20 et le 21 octobre, les ouvriers et les étudiants de Varsovie imposent le gouvernement de leur choix. Moscou cède et admet l’élimination de son homme Rokossovsky de la direction du Parti et de l’État. Gomulka, encore en prison deux mois auparavant, arrive au pouvoir.

Ces nouvelles arrivent à Budapest le 22. Mais déjà l’effervescence a dépassé les limites malgré tout étroites de l’Opposition et des cercles d’intellectuels. Elle s’est propagée en milieu étudiant et y a trouvé une nouvelle ampleur. Dans les universités, les meetings succèdent aux meetings, et rapidement les revendications de l’Opposition sont dépassées.

Les étudiants prennent en main la Jeunesse Communiste Universitaire en y organisant des élections démocratiques. Et le 22 au soir, au meeting des étudiants de Budapest sont rédigés les célèbres « 16 points » où pour la première fois un programme clair et précis est formulé.

Ce programme sera celui de l’insurrection dans sa première phase. On y réclame notamment :

* le retrait des troupes soviétiques et la publication des accords commerciaux et du paiement de réparations à l’URSS,

* Imre Nagy à la tête du gouvernement et l’organisation d’un procès public pour juger Rákosi,

* la révision des normes de travail pour les ouvriers et la reconnaissance du droit de grève,

* la révision du système des livraisons obligatoires pour les paysans.

En résumé : liberté, indépendance, démocratie.

Les nouvelles parvenues de Pologne prouvent qu’il est possible de faire céder les bureaucrates soviétiques. Un immense enthousiasme se manifeste envers les Polonais. Le Cercle Petöfi décide d’organiser le lendemain une manifestation de solidarité avec la Pologne.

Cette manifestation est autorisée d’abord, puis interdite, puis à nouveau autorisée. Mais elle ne dépend plus de l’autorisation. Le lendemain des dizaines de milliers d’étudiants, de jeunes, remplissent les rues. Et avec la fin de la journée de travail, des dizaines de milliers d’ouvriers s’y joignent. Vers la fin de l’après-midi ce n’est plus une manifestation d’étudiants. Des centaines de milliers de personnes sont dans les rues : c’est Budapest toute entière qui se manifeste. Les mots d’ordre se radicalisent : « Imre Nagy au pouvoir ! », « Russes à la porte ! », « Grève générale ! ».

La circulation est bloquée. Les chauffeurs de bus et les traminots se joignent aux manifestants. Le cortège se rend devant le parlement et réclame Imre Nagy, qui ne paraît pas. Et lorsqu’il paraît, plusieurs heures après, tout ce qu’il peut dire semble tiède à la foule.

La nouvelle se propage que Gerö, Premier secrétaire haï du Parti, de retour à Budapest en provenance de Belgrade, va parler à la radio. Un enthousiasme indescriptible s’empare des manifestants. Le déroulement de leur lutte est analogue à ce qui s’est passé à Varsovie. On est sûr que Gerö va démissionner, comme Rokossovsky.

Le discours de Gerö est cependant une véritable provocation. Les manifestants qui, au cours de cet après-midi ont pris conscience de leur force, s’entendent traiter de « canaille fasciste ». C’est l’épreuve de force, et le peuple cette fois-ci n’entend plus céder. Deux mots d’ordre naissent au sein de la foule :

« A la statue de Staline ! » et « A la radio ! ».

Pour abattre le symbole haï du régime. Pour se faire entendre par le pays tout entier.

Une partie du cortège s’attaque à l’énorme statue de Staline qui domine la ville. Une immense clameur salue l’instant où la statue s’ébranle et s’écrase à terre. On s’attaque à la dépouille, chacun en veut un morceau. Pendant ce temps, une autre partie des manifestants s’engouffre dans l’étroite rue où se trouve l’immeuble de la radio. Une délégation rentre dans l’immeuble pour y lire les « 16 points ». Elle ne ressort pas, et les « 16 points » ne sont pas lus. Les manifestants s’attaquent à la porte. Rafale de mitrailleuses, les AVH postés dans le bâtiment tirent. Des dizaines de manifestants s’écroulent : premières victimes de la journée. Le bruit se répand à la vitesse de l’éclair : « L’AVH assassine les nôtres ! » De nouveaux détachements de manifestants arrivent continuellement. Un camion de soldats apparaît à l’entrée de la rue. Les manifestants attendent anxieusement leur réaction. De quel côté sont-ils ? L’officier ne donne aucun ordre contre les manifestants. Et après qu’une rafale de mitrailleuse parvint du bâtiment en direction du camion, les soldats commencent à glisser leurs armes dans les mains des manifestants.

Ce n’est plus une manifestation pacifique. C’est déjà l’insurrection armée !

La révolution

Au cours de la nuit du 23 au 24 octobre, la révolution se propage dans la ville. Un peu partout des comités révolutionnaires se forment, et essayent d’organiser le combat.

L’armée hongroise fond dans le brasier de la révolution. Les unités se dissolvent, les casernes s’ouvrent, les soldats donnent leurs armes aux insurgés ou passent à l’insurrection. Les principaux piliers de l’appareil d’État s’écroulent en l’espace de quelques heures. Le Comité Central délibère toute la nuit. Il prend deux décisions importantes. La première est de former un gouvernement dirigé par Imre Nagy. La deuxième est de faire appel, au nom de ce gouvernement, aux troupes soviétiques.

Le 24 octobre, à 4 h du matin, les premières unités blindées envahissent la capitale. Un combat à mort commence entre l’AVH et les soviétiques d’une part, le peuple en armes de l’autre.

Ce jour-là, les usines arrêtent de tourner, c’est la grève générale. Les premières milices ouvrières se forment dans les usines. En camion, à pied, des milliers d’ouvriers de banlieue convergent vers les lieux de combat.

Le peuple apprend à combattre. Comment manier les mitrailleuses cédées par les soldats. Comment neutraliser les chars à l’aide de moyens primitifs, cocktails Molotov, tapis de pavés car les armes lourdes manquent.

Comment s’organiser surtout, car l’organisation manque cruellement, et il n’existe aucun lien entre les groupes combattants.

Le 24 et le 25 sont des journées de combat. Toute la haine accumulée pendant dix ans éclate, et l’enthousiasme, et l’esprit de sacrifice pour un avenir meilleur compensent l’infériorité de l’armement.

Le gouvernement, dirigé cette fois-ci par Imre Nagy qu’on dit prisonnier de Gerö, est complètement affolé. Il passe des menaces aux prières. Imre Nagy supplie les insurgés à la radio afin qu’« ils ne perdent pas la tête ». Il n’est pas le seul. Après lui les représentants d’anciens partis interdits en 47-48, des hommes d’Église, des responsables syndicaux défilent pêle-mêle au micro, pour appeler au calme. On menace de châtiment tous ceux qui ne se rendent pas, et on promet le pardon total et l’amnistie à ceux qui le feront. On fixe des « derniers » délais pour la reddition qu’on repousse, d’heure en heure. Obligation est faite aux propriétaires de radio de mettre leur appareil aux fenêtres, afin que les combattants puissent entendre les appels. Pendant que, du haut des fenêtres, les radios hurlaient que les derniers groupes d’émeutiers sont en train de se rendre, en bas, dans la rue, les insurgés gagnent du terrain.

En fait, petit à petit, l’enthousiasme de la révolution l’emporte. Les troupes hongroises ne sont jamais intervenues contre l’insurrection, La police est restée neutre, à quelques exceptions près. Quant aux soldats russes de cette première intervention, à qui on a raconté qu’il s’agit d’une émeute fasciste, ils stationnaient depuis trop longtemps dans le pays, ils connaissaient trop bien la population pour y croire. Leur moral au combat est bas, et souvent ils l’évitent, ce combat. Et même, par endroits, ils fraternisent et se mettent du côté des insurgés.

L’ennemi principal est dès lors l’AVH. Mais elle a craqué sous la poussée des masses. Il n’en reste plus que des débris, qui, regroupés par endroits, se signalent par une résistance farouche, et par des massacres sanglants, celui par exemple du Parlement, où plusieurs centaines de manifestants pacifiques en sont victimes.

Entre le 25 et le 26, l’insurrection franchit une sorte d’étape. Le 25 au soir, Gerö démissionne de son poste de Premier secrétaire, remplacé par János Kadar. Ce dernier, malgré son rôle plus qu’équivoque pendant le procès Rajk - il était à l’époque ministre de l’Intérieur -, bénéficie d’une certaine sympathie en raison des années passées dans les prisons de Rákosi.

Ce même jour, pour la première fois on ne parle plus à la radio d’« émeutiers », mais de « jeunes patriotes ».

Le gouvernement d’Imre Nagy semble - très timidement certes - légitimer cette insurrection. Tout au moins la phase passée de l’insurrection, car même tout au long des journées qui vont suivre, le gouvernement continue à appeler à la cessation des combats. Tout en s’inclinant devant le combat d’hier, il s’oppose à celui d’aujourd’hui. Il pourrait paraître absurde de voir ce gouvernement d’Imre Nagy s’élever contre une insurrection qui s’est déclenchée en son nom et dont il est devenu, bien malgré lui, le symbole.

Mais Imre Nagy n’a jamais été le dirigeant de la révolution, il la craignait, il en avait peur. Il était un dirigeant mis en place par la révolution, et ce n’est pas du tout pareil. Tant politiquement que socialement, Imre Nagy représentait en Hongrie les mêmes forces que Gomulka en Pologne. Son arrivée au pouvoir - tout comme l’arrivée au pouvoir de Gomulka - exprimait le fait que l’État national avait repris ses attributs et avait rompu avec la bureaucratie du Kremlin.

La grande différence entre la Pologne et la Hongrie fut cependant que les représentants de l’État national polonais ont réussi à endiguer le mouvement populaire à leur profit. Jouant une partie difficile entre le peuple prêt à prendre les armes et la bureaucratie russe prête à mobiliser ses troupes, ils ont réussi à neutraliser l’un des dangers par la menace de l’autre. D’une part, en l’absence d’un parti révolutionnaire, le prolétariat polonais n’a pas vu d’autre perspective que Gomulka, d’autre part la bureaucratie russe a préféré reculer devant Gomulka en choisissant de perdre le contrôle de l’appareil d’État polonais, plutôt que de voir se déclencher une révolution populaire.

En Hongrie, les Gomulka hongrois n’ont pas réussi à endiguer le mouvement populaire. Car si la plupart des mots d’ordre de l’insurrection dans sa première phase auraient fort bien pu convenir à Imre Nagy, comme à l’ensemble de l’appareil d’État national, le peuple ne faisait confiance à quiconque, et tenait lui-même à conquérir l’indépendance nationale, la liberté et la démocratie, les armes à la main. Le radicalisme, sinon la conscience politique des masses, a dépassé ce qu’auraient pu souhaiter les Gomulka hongrois. Et au cours de ce combat pour l’indépendance et pour les liberté démocratiques, le prolétariat, qui en était l’élément moteur, a formé ses propres organes de pouvoir : les conseils ouvriers ou les soviets. Ces Conseils avaient beau soutenir - de plus en plus conditionnellement d’ailleurs - le gouvernement Imre Nagy, ils représentaient l’embryon d’un autre pouvoir, faisant concurrence à celui du gouvernement en place. C’était donc déjà le double pouvoir en gestation.

La classe ouvrière est donc entrée au combat aux côtés des autres couches pour conquérir la liberté et l’indépendance, mais elle prenait de plus en plus conscience de ses intérêts propres.

Si ce double pouvoir n’a pas pu se manifester d’une façon plus éclatante, cela est dû principalement à deux raisons : l’une objective, l’autre subjective.

La raison objective est que l’intervention russe a donné à l’insurrection un aspect national. Tout le passé a prouvé ce que cette intervention a encore confirmé : l’armée russe était le principal soutien du régime haï. A qui se heurtaient ceux qui réclamaient qui un gouvernement démocratique, qui les libertés civiques, qui la baisse des normes, qui la fin de la collectivisation forcée ? A l’armée soviétique, chaque fois à l’armée soviétique. Il était clair pour le moins conscient des combattants, que le départ des troupes soviétiques était la condition de la consolidation de la moindre des conquêtes. La nécessité de combattre avant tout les troupes d’intervention a crée une certaine unanimité nationale qui masquait les oppositions sociales.

Imre Nagy, malgré sa politique timorée vis-à-vis des Russes, s’est trouvé le symbole de cette unanimité nationale et c’est en tant que tel qu’il a eu une autorité morale même sur les conseils. Et, il faut l’ajouter, la deuxième intervention des troupes soviétiques n’a pas laissé le temps aux deux pôles du double pouvoir de se différencier. Ou, plus exactement, la différenciation se fera sous le gouvernement de Kadar, protégé par les Russes.

L’opposition de classe entre les Conseils et le gouvernement n’a pas éclaté pour une autre raison, subjective celle-ci : l’absence d’un parti révolutionnaire. Car si la classe ouvrière hongroise a fait le maximum de ce qu’elle pouvait faire d’une manière spontanée en créant ses organes de pouvoir, les Conseils, encore fallait-il un parti révolutionnaire pour que la classe ouvrière impose ses Conseils comme organe unique du pouvoir.

N’oublions pas que si en Russie en 1917 les soviets existaient dès février, il a fallu une lutte de 7 mois du parti bolchevik pour que les soviets reconnaissent leur rôle et prennent le pouvoir.

En Hongrie, même les groupes d’opposants les plus extrémistes faisaient, en fait, confiance à Nagy, et essayaient de concilier le gouvernement et les Conseils.

Cependant, malgré tous les facteurs qui jouaient dans le sens de l’unanimité nationale, malgré l’absence de parti révolutionnaire, il n’en reste pas moins que les lignes de force de la révolution ne partaient pas de deux pôles mais de trois. Il y avait les tenants de l’appareil d’État national, qui voulaient, à l’instar de Gomulka, canaliser l’insurrection populaire pour se débarrasser de la tutelle de Moscou, il y avait le prolétariat avec ses organes de classe, les Conseils, unis pour l’instant dans le même combat contre la bureaucratie soviétique et ses hommes de main hongrois.

C’est la composition et l’interaction des lignes de forces parties de ces trois pôles qui donnent à chaque étape de la révolution sa singularité.

Après le tournant du gouvernement le 25, où celui-ci légitimait l’insurrection, les combats n’ont pas cessé, malgré les injonctions de Imre Nagy. Ils ne cesseront que le 29. Pendant toute cette période, la révolution s’organise.

Les Conseils ouvriers naissent dans le feu du combat. C’est la grève générale, mais la majorité des ouvriers est dans les usines. Dans les réunions démocratiques, les travailleurs élisent ceux d’entre eux en qui ils ont le plus confiance. Les Conseils ainsi créés prennent en main la gestion des usines. Ils entreprennent de réorganiser l’appareil de production, ils suppriment les normes, augmentent les salaires, réduisent la hiérarchie des salaires.

Pour se donner les moyens d’agir, ils organisent des milices ouvrières, ils les arment. Ces milices gardent l’usine et participent aux combats de rue de leur quartier.

Dans certains endroits, dans la plupart des villes industrielles de la province, les Conseils en arrivent très rapidement à se fédérer et à envoyer des délégués au Conseil Central de la ville. L’autorité de ces Conseils s’étend souvent à toute la région, où ils remplacent l’administration en débandade, ils assurent le fonctionnement des services publics et le ravitaillement.

C’est ainsi que le Conseil de Miskolc, région industrielle importante, prend le contrôle de tout un département, s’adresse au pays tout entier par l’intermédiaire de Radio-Miskolc, traite d’égal à égal aussi bien avec le gouvernement d’Imre Nagy qu’avec le commandement soviétique local.

Ces Conseils réclament tous le retrait de l’armée soviétique, l’épuration du gouvernement de ses éléments rákosistes, le droit de grève, la liberté syndicale, la reconnaissance des conseils. Ils s’opposent aussi bien à tout retour du régime de Rákosi qu’à celui de Horthy.

II faut cependant remarquer que pendant toute cette période, les villes industrielles de province mises à part, les Conseils limitent leurs activités à leur usine et à leur quartier. Ceci est surtout vrai au coeur du combat à Budapest. Ainsi, de plus en plus puissants pourtant, les Conseils laissent la direction politique du pays au gouvernement Imre Nagy. Ils se contentent de faire pression sur lui, pression puissante et souvent efficace, mais ils ne contestent pas son rôle.

En résumé, le prolétariat armé, organisé dans ses Conseils est l’élément dominant de la révolution. Mais il lui manque une direction perspicace, il lui manque le parti révolutionnaire.

Le gouvernement de son côté, cherche à se consolider. Manquant pour ainsi dire de force propre, il cherche à s’en faire en consolidant l’unité nationale. C’est dans ce cadre qu’il cherche à élargir sa représentativité en faisant appel à certains représentants des partis interdits en 1947-1948.

Deux anciens membres de l’ex-parti des Petits-Propriétaires rentrent dans le deuxième gouvernement Imre Nagy constitué le 27 octobre, puis d’autres politiciens après la reconstitution des anciens partis à partir du 30 octobre.

Les partis constitués à cette date-là ne représentent dans bien des cas personne en dehors de leurs fondateurs. Mais, ils s’agitent, font proclamations sur proclamations, jurent fidélité à la révolution, et déclament leurs convictions socialistes. Et les hommes politiques écartés en 1947-1948 cherchent à retrouver leur place au sein de cet appareil d’État, qu’ils estiment à aussi juste titre le leur, qu’un Imre Nagy ou un Kadar. Il y a un monde qui sépare ce grouillement d’hommes autour des postes dirigeants, et le calme puissant de la classe ouvrière, détentrice de la force véritable, et qui les considère avec méfiance.

Par ailleurs, la révolution généreuse, en ouvrant les portes des prisons, les a ouvertes à tout le monde. Y compris à des Mindszenty, y compris à des éléments réactionnaires.

De toute manière, une insurrection, en faisant sauter ou en affaiblissant l’appareil d’État, met à nu le libre jeu des forces sociales que rien ne comprime. Quelques éléments réactionnaires purent se manifester. En ce sens, la situation était ouverte, comme dans toute insurrection, d’ailleurs.

Mais la classe ouvrière était puissante, armée et organisée. Elle était la force la plus importante de l’insurrection. Elle n’avait certes pas besoin de tuteur pour se défendre contre quelques groupes réactionnaires.

Malgré les incertitudes de l’avenir, malgré le fait que la révolution sociale venait seulement de commencer, le pays était en euphorie. Le 31 octobre en effet, les Russes acceptent d’évacuer la capitale. L’insurrection semble avoir atteint ses premiers objectifs : les troupes d’occupation partent, le régime haï de Rákosi n’est plus, l’AVH est disloqué, les ouvriers ont pris en main les usines et la liberté la plus totale est garantie par la population en armes. On commence à déblayer les ruines, à enterrer les morts.

L’euphorie est à peine entamée par les nouvelles en provenance des villes de l’Est qui font état du passage de la frontière, à cadence régulière, par des troupes soviétiques fraîches.

Une extraordinaire atmosphère de liberté règne dans les rues. La population est dehors, mesure les dégâts et fait des projets d’avenir. Une multitude de feuilles ronéotypées, des journaux de toutes sortes sont distribués, on les lit, on les commente. Pour la première fois depuis dix ans de silence, tout le monde peut s’exprimer et tout le monde en profite.

Dans les usines les conseils ouvriers délibèrent, préparent la reprise du travail. Ils ont maintenant la charge des usines et pour la première fois il leur semble que les affiches qui restent encore ça et là du régime Rákosi disent vrai : « L’usine t’appartient ». La plupart des conseils d’usine de la capitale décident la fin de la grève et la reprise du travail pour le lundi 5 novembre.

Au niveau des partis et de la direction de l’État la même effervescence règne. Le parti stalinien, qui a pratiquement éclaté pendant la révolution, et qui, dans de nombreux endroits a été interdit par les conseils ouvriers se met à faire peau neuve. Proclamant rompre pour toujours avec les crimes du passé, ses éléments qui se sont mis du côté de l’insurrection, décident de fonder un parti neuf : le Parti Socialiste Ouvrier. Rejetant les éléments rákosistes, le nouveau parti est fondé sous la direction de Nagy, de Kadar et de Georgas Lukàcs. Son présidium ne compte que des militants persécutés sous Rákosi. Le 3 novembre un troisième gouvernement Nagy se forme où ne participent plus que trois membres du PC : Imre Nagy, Kadar et Maléter, jeune colonel qui s’est mis avec son unité du côté de l’insurrection et en est devenu le chef militaire.

Ce gouvernement engage les pourparlers avec les Russes au sujet de l’évacuation des troupes. Dans la journée du samedi, première entrevue entre le commandement russe et Maléter à Budapest. Des nouvelles optimistes en sortent : le retrait des troupes soviétiques n’est plus qu’une question technique. La deuxième partie de l’entrevue doit se dérouler à la base soviétique de Tököly. Maléter s’y rend la nuit du 3 au 4 novembre.

Il est arrêté en plein milieu des négociations. Et le lendemain, le dimanche 4 novembre au petit matin, Budapest se réveille au bruit des canons. 200 000 soldats de l’armée soviétique avec 2 000 chars, appuyés par l’aviation envahissent la capitale et les principales villes industrielles. La bureaucratie russe a décidé d’écraser la révolution.

La défaite

Malgré l’énorme machine de guerre russe, les combats durent près de 15 jours. La force prédominante du prolétariat dans la révolution apparaît éclatante cette fois-ci. Les usines, les centres industriels sont les derniers à se rendre. Alors que Budapest est déjà occupée, ratissée, le rouge de l’incendie au bas du ciel vers le sud montre que l’énorme complexe industriel de Csepel avec ses soixante-dix mille métallos résiste encore.

Les ouvriers se sont retranchés dans les usines qu’il faut réoccuper bâtiment par bâtiment.

En province, c’est pareil. De Miskolc à Pécs, villes industrielles, centres miniers sont autant de bastions de la révolution. Sztàlinvàros, « ville de Staline », ville industrielle récente créée de toute pièce par la politique d’industrialisation de Rákosi, ville des plus grands hauts-fourneaux hongrois, ville des ouvriers d’élite, résiste le 7 novembre encore et le Conseil Ouvrier s’adresse ainsi aux soldats russes à l’occasion de l’anniversaire de la Révolution de 1917 :

« Soldats. Votre État a été crée au prix d’un combat sanglant pour que vous, vous ayez votre liberté. Pourquoi vouloir écraser notre liberté à nous ? Vous pouvez voir de vos yeux que ce ne sont pas les patrons d’usine, ni les gros propriétaires, ni les bourgeois qui ont pris les armes contre vous, mais que c’est le peuple hongrois qui combat désespérément pour les mêmes droits pour lesquels vous avez, vous, lutté en 1917. »

Mais la bureaucratie instruite par la défection des premières troupes d’intervention, a mobilisé cette fois des soldats originaires de la partie asiatique de l’URSS. Une barrière linguistique limite les possibilités de propagande.

Vers le 15 novembre, le pays est militairement vaincu. Budapest est en ruine, il y a plusieurs dizaines de milliers de victimes, et avec les déportations la répression commence.

A Budapest les Russes installent un gouvernement fantoche. Le même Kadar qui a remplacé Gerö au poste de Premier secrétaire du parti, qui deux jours plus tôt était encore un des trois membres du PC du gouvernement et qui à ce titre pérorait sur sa fidélité à la glorieuse révolution, après avoir disparu de Budapest, revenait dans les traces des chars soviétiques comme président d’un conseil de ministres créé par les Russes. Il parlait encore d’une insurrection justifiée, mais dénaturée par les contre-révolutionnaires. Mais la contre-révolution, c’était lui, Kadar et ses commanditaires moscovites.

Pourtant, malgré la défaite militaire, la classe ouvrière n’a pas abandonné le combat. Cette fois-ci, après l’écroulement du gouvernement Nagy, une seule force organisée s’oppose au gouvernement Kadar soutenu par les chars russes : les Conseils ouvriers.

La défaite militaire qui a entraîné la disparition de la quasi totalité des partis et des organes créés par la révolution n’a pas brisé la classe ouvrière. Celle-ci manifeste au contraire pendant près de deux mois encore une extraordinaire combativité et devient face aux troupes russes le seul défenseur du programme de la révolution.

La grève générale est reprise le 4 novembre et elle sera une des plus longues de l’histoire du mouvement ouvrier. La résistance armée n’est plus possible, alors la classe ouvrière utilise la seule arme qu’elle possède : la grève.

Le gouvernement alterne menaces et supplications, rien n’y fait et rien ne tourne pendant des semaines. Si l’armée russe est assez puissante pour garantir l’existence du gouvernement Kadar, elle ne l’est pas pour obliger les ouvriers un par un à aller au travail.

Non seulement le prolétariat résiste, mais il consolide et renforce ses organes de classe. Les Conseils des usines de Budapest renforcent leurs liens pour aboutir le 14 novembre à la formation du Conseil Central Ouvrier de Budapest. Ce Conseil, présidé par le jeune ouvrier outilleur de 23 ans, Ràcz Sàndor, se considère comme le représentant et le porte-parole unique de la classe ouvrière et est reconnu comme tel par le prolétariat. Quoiqu’il ne réclame toujours pas le pouvoir pour lui-même, il a cette fois-ci un rôle essentiellement politique : contre le gouvernement Kadar et son soutien, l’armée russe, il est l’organe représentatif de la révolution.

Le Conseil Central est conscient de l’inégalité des forces, il est prêt à faire preuve de modération, mais pas au delà des revendications dont la satisfaction lui semble nécessaire telles que :

* Rétablissement d’Imre Nagy comme Premier ministre

* Évacuation des troupes soviétiques

* Reconnaissance des Conseils Ouvriers et leur droit à prendre les usines comme propriété collective

* Reconnaissance du droit de grève

* Participation des milices d’ouvriers aux services de sécurité.

Kadar est incapable de briser la résistance de la classe ouvrière, et par conséquent ses Conseils. Il commence donc d’abord à traiter avec eux.

Ajoutons que nous sommes encore loin du moment où l’on parle de contre-révolution fasciste. Kadar se dit président du « gouvernement révolutionnaire ouvrier et paysan » et parle du 23 octobre comme d’un mouvement populaire justifié, et il se dit même l’émanation de l’insurrection. Les ouvriers le traitent avec mépris. La politique de Kadar consiste à gagner du temps et à reléguer petit à petit les Conseils Ouvriers au rôle d’organes de gestion des usines, avant de les supprimer définitivement.

Il faut dire que le temps joue pour lui. D’abord, parce qu’après la défaite militaire, la grève ne peut être qu’un combat d’arrière-garde et ne peut déboucher sur une victoire. Ensuite, parce qu’on était déjà en décembre, l’hiver hongrois rigoureux était commencé, le ravitaillement se faisait mal, on avait froid, on avait faim. La classe ouvrière résiste encore pour garder sa dignité, mais ne croit plus en la possibilité de la victoire. Dans certains secteurs les reprises du travail s’amorcent.

Le gouvernement passe à l’attaque début décembre. Il arrête plusieurs centaines de membres des Conseils. Les journaux gouvernementaux attaquent le Conseil Central qui, disent ces journaux, veut construire un nouveau pouvoir opposé au gouvernement légitime.

Le Conseil Central riposte en décrétant la grève générale pour les 11 et 12 décembre. Le gouvernement réplique en proclamant la loi martiale et en interdisant les Conseils ouvriers.

La classe ouvrière a encore la force de réagir unanimement le 11 et le 12.

Ces deux jours là, la grève est encore totale. Mais déjà Ràcz et Bali, deux dirigeants du Conseil Central sont arrêtés et le répression frappe. Les Conseils sont dissous par la police, leurs membres traqués.

La production ne reprend complètement que vers la fin janvier - début février 1957. Quelques maquis survivent encore. Mais la révolution est cette fois-ci bien écrasée.

Conclusion

La révolution du prolétariat hongrois a été défaite. Défaite, bien sûr en premier lieu, car le rapport des forces internationales lui a été défavorable.

Mais aussi, car alors que chacun des autres protagonistes possédait un allié, qui en la bureaucratie russe, qui en l’impérialisme, le prolétariat, s’il a eu lui aussi un allié potentiel en le prolétariat mondial, ne possédait aucune organisation, ni nationale, ni internationale pour rendre cette alliance effective et agissante. Néanmoins la signification d’Octobre 1956 dépasse les limites de la Hongrie.

Car malgré l’aspect national qui fut imposé par les circonstances aussi bien que par l’absence d’un parti révolutionnaire capable de lutter contre cet aspect, le prolétariat hongrois a eu tout au long de la lutte une conscience de classe remarquable. Il ne s’est jamais dissout dans l’unité nationale, au contraire même, il a constamment perfectionné et renforcé ses organes de classe.

Bien sûr aujourd’hui n’importe qui peut se réclamer de la révolution hongroise. Que même les fascistes puissent fêter 1956 est aussi l’image d’un certain rapport de forces dû à la répression de la bureaucratie, qui a fait taire ceux précisément à qui revenait de défendre leur révolution contre les fascistes.

En écrasant la Révolution hongroise, la bureaucratie a gagné dix ans de répit et peut-être plus. Budapest était aussi un avertissement au prolétariat de l’Europe Centrale toute entière, qui n’aurait pas tardé à suivre la voie montrée par la classe ouvrière hongroise.

Ce faisant elle n’a cependant pas sauvegardé son contrôle absolu sur les pays du glacis. On a vu depuis 1956 les états nationaux du glacis rompre un à un avec l’URSS en fait. La Pologne d’abord, puis l’Albanie, puis la Roumanie. Et les autres suivront, c’est dans la nature bourgeoise de ces états.

Mais il y a perdre et perdre. La bureaucratie a fait un choix conscient en s’opposant à la possibilité d’un éclatement révolutionnaire en Europe Centrale. Quitte à perdre son contrôle sur ces pays, elle préfère les abandonner à des États bourgeois. Voilà la signification de la différence entre son attitude envers la Pologne de Gomulka et son attitude envers la Hongrie de la révolution. La bureaucratie a agi en 1956 dans le même sens exactement qu’en 1944 - 45. En ce faisant, elle a d’ailleurs agi contre l’intérêt de l’URSS elle-même. Car elle a modifié le rapport des forces entre le prolétariat mondial et l’impérialisme, en défaveur du prolétariat, et elle a contribué à la formation, à terme, d’une ceinture d’États bourgeois hostiles. Le prolétariat des pays du Glacis se tait aujourd’hui. Tout comme avant les explosions de Berlin-Est, de Poznan, de Varsovie ou de Budapest. Malgré les répressions et la terreur policière, il a sauvegardé cependant son potentiel de combat, sa conscience de classe.

Et déjà une nouvelle génération se lève. Les jeunes révolutionnaires polonais Kuron et Modzelewsky emprisonnés par la police de Gomulka écrivent dans leur « Lettre ouverte au Parti Ouvrier Polonais » : « Le souvenir de Poznan et de Budapest reste vivant dans notre mémoire ».

Cette génération saura tirer des leçons des défaites elles-mêmes. Mais il faut qu’ils trouvent leur place dans une organisation révolutionnaire mondiale qui a si cruellement manqué au prolétariat hongrois et qui manque encore aujourd’hui.

Notre tâche est de contribuer à sa construction afin qu’aux prochains combats, le prolétariat ait toutes les chances de son côté.


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