Vichy 1940 1945 Fascisme et sort tragique des malades mentaux

dimanche 31 décembre 2023.
 

- B) 29 décembre 1940 : Sylvain Fusco, artiste et interné mort de faim au Vinatier

- A) 9 décembre 1944, Pauline D. meurt à l’hôpital psychiatrique du Vinatier - (Lyon Bron)

- C) Le sort tragique des malades mentaux sous le régime de Vichy

A) 9 décembre 1944, Pauline D. meurt à l’hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon/Bron)

Des dizaines de milliers de malades mentaux sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945. La polémique sur cette tragédie s’est concentrée, depuis plusieurs années, sur l’hôpital lyonnais du Vinatier, où deux mille d’entre eux n’ont pas survécu aux années noires. Elle a conduit, en octobre 2000, au lancement d’une enquête confiée à une équipe de spécialistes d’histoire de la santé et d’histoire de la France de l’Occupation. Coordinatrice de cette équipe, Isabelle von Bueltzingsloewen retrace l’histoire de la polémique, avant d’exposer les préalables méthodologiques de l’enquête en cours. On ne trouvera pas ici de résultats définitifs mais le rigoureux travail de construction d’un objet de recherche, loin des raccourcis sommaires et des jugements à l’emporte-pièce.

Le 9 décembre 1944, à l’âge de 62 ans, Pauline D. meurt à l’hôpital psychiatrique du Vinatier (Lyon/Bron). Dans le registre des décès de l’établissement figure la mention suivante : « décédée par cachexie d’origine alimentaire ». Pauline D., internée pour schizophrénie depuis 1935, fait partie d’un convoi de 68 aliénées évacuées de l’asile d’Aix-en-Provence le 5 avril 1944 . Dans son dossier médical, on peut lire à la date du 5 décembre : « Signalée en 6e D(ivision) comme s’affaiblissant beaucoup. Œdèmes des membres inférieurs et des mains. On note présence d’albumine dans les urines. Très amaigrie. Cœur arythmique : on lui donne de la digitaline. Escarre dans la région lombaire ». L’état de la malade a été signalé à sa sœur, Madame D., résidant à Marseille, dans un courrier du 14 novembre dont on ne connaît pas la teneur. Madame D. a répondu par une lettre du 27 novembre dans laquelle on peut lire  : « Votre réponse me navre au sujet de ma sœur […] je sais bien que les restrictions et les bombardements ont fait maigrir les gens puisque tous nous y sommes passé, mais est-ce que pour ma sœur cela vient-il de cette raison ou bien est-ce l’éloignement d’avec moi qui lui procure cela, je me le demande elle avait tellement l’habitude que j’allais la voir, je lui écrit en même temps qu’à vous pour lui demander de réagir un peu et lui suggère que la guerre sera vite finie et qu’elle pourra retourner ».

Bien qu’inquiète, Madame D. ne semble pas consciente de la gravité de la situation, interprétant la maigreur de sa sœur comme la manifestation d’un état dépressif. Ce n’est qu’en découvrant le corps de Pauline D. qu’elle comprend la cause de sa mort comme en témoigne une seconde lettre, datée du 18 décembre 1944, dans laquelle la douleur se mêle à une stupeur et à une colère teintées de résignation : « J’ai assisté mardi dernier 12 courant aux obsèques de ma sœur Madame D. La surveillante en chef que j’avais vue m’avait dit de vous écrire pour avoir des renseignements sur la mort de ma sœur, mais je ne viens pas vous en demander car j’ai pu voir non par le cadavre de ma sœur mais bien devant son squelette qu’elle est morte littéralement de faim ainsi que beaucoup d’autres surement, mais vous auriez pu Monsieur le Docteur, lorsque je vous demandais de ses nouvelles m’écrire dans votre bulletin son état et je serais venue la chercher au moins serait-elle morte chez moi avec un peu plus de soins. Je vous présente Monsieur le Docteur mes respects ». Cette lettre ne demeure pas sans réponse. Le docteur n’esquive pas. Il ne dément pas non plus même s’il euphémise : « Dans le bulletin de santé que je vous ai adressé vers le milieu novembre, je vous signalai l’état d’amaigrissement dans lequel se trouvait votre malade et le caractère précaire de sa santé. Il est certain que les restrictions alimentaires jointes aux conditions de vie anormales d’un long internement ont joué un rôle important. Je lui avais d’autre part trouvé dans les derniers temps quelques troubles cardiaques et elle avait présenté de l’enflure des membres inférieurs et des mains. Son état mental dans les derniers temps était resté à peu près stationnaire », écrit-il à Madame D. le 24 décembre 1944 [3]

À la lecture du dossier de Pauline D., retrouvé dans l’un des services de l’hôpital du Vinatier, nous comprenons combien est vaine notre prétention à travailler sereinement. La rigueur prendra le pas sur l’émotion mais devra cheminer avec elle. Nous n’avons pourtant rien découvert et nous ne prétendons rien révéler. Le cas de Pauline D. nous a seulement permis, en quelques instants, de prendre la mesure d’un drame collectif dont nous étions parfaitement informée. Nous savions, avant de commencer notre enquête, que des milliers de malades mentaux étaient morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français entre 1940 et 1945, probablement 2 000 dans le seul hôpital du Vinatier. Nous savons également, parce que nous nous intéressons à l’évolution de la psychiatrie contemporaine et que nous avons noué de nombreux contacts dans l’institution, que le sujet que nous abordons a suscité des prises de position passionnées et des conflits qui ne peuvent être réduits à des querelles de personnes. Dans cet immense établissement psychiatrique où travaillent environ 3 000 personnes, le deuxième de France, la polémique gronde depuis plus de vingt ans. Elle resurgit périodiquement sans jamais complètement retomber.

B) 29 décembre 1940 : Sylvain Fusco, artiste et interné mort de faim au Vinatier

Atteint de schizophrénie, Fusco a été interné dans un pavillon de malades agités du Vinatier le 9 avril 1930. C’est sous l’influence du Dr André Requet, nommé médecin-chef au Vinatier en 1934, qu’il sort de sa prostration et se met à peindre, à partir de 1935, sur les murs de la cour de sa division puis sur des feuilles, un univers fantastique peuplé de femmes. Pour le Dr Requet, l’exposition de 1979 est enfin l’occasion de faire connaître l’œuvre d’un patient qu’il a particulièrement investi. Elle est aussi pour lui un important moment de témoignage. Fusco, mort le 29 décembre 1940, est en effet, selon André Requet, la première victime de la faim à l’hôpital du Vinatier.

La table ronde organisée à l’issue du vernissage de l’exposition Fusco ainsi qu’une longue interview, publiée dans le quotidien rhône-alpin Le Journal, donnent à ce témoin à la retraite depuis dix ans l’opportunité de raconter l’horreur : « C’était une époque horrible, à l’hospice. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir trois mille malades. J’ai vécu des scènes affreuses comme dans les camps de concentration. Des malades se mangeaient les doigts… Ils faisaient des rêves exclusivement alimentaires. J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, son estomac a éclaté, et il est mort. Ils buvaient leur urine, mangeaient leurs matières, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de “camp de la mort”. Il y avait une ferme dans l’hospice, elle était notoirement insuffisante pour nourrir tous les malades. Et la pauvre ration que l’on nous fournissait de l’extérieur était complètement déséquilibrée et ne pouvait pas les nourrir […] Nous étions complètement dépassés par le problème. Les malades prenaient les jambes grosses… Et, peu à peu, ils mouraient. Jusqu’en 44-45, il en est mort plus de 2 000 » 

La restitution du destin tragique d’un « peintre maudit » a donc conduit à évoquer, devant un public restreint mais en partie extérieur au milieu psychiatrique, un épisode particulièrement sombre de l’histoire du Vinatier. Dans ce processus, la parole des témoins occupe une place essentielle mais le travail de mémoire qui s’engage alors est porté par des représentants des générations suivantes, en particulier la plus jeune. En octobre 1981, un interne de l’hôpital du Vinatier, Max Lafont, présente devant l’université Claude Bernard (Lyon I) une thèse de doctorat en médecine intitulée Déterminisme sacrificiel et victimisation des malades mentaux. Enquête et réflexions au sujet de la mortalité liée aux privations dans les hôpitaux psychiatriques français pendant la période de la seconde guerre mondiale. Ce travail n’est pas l’œuvre d’un franc-tireur : Max Lafont bénéficie de soutiens au sein de l’établissement dont il a pu consulter les archives – conservées sur site – ainsi qu’à la faculté de médecine où il trouve en la personne du Pr Colin, professeur de médecine légale et chef du service des urgences psychiatriques de l’hôpital Édouard Herriot (pavillon N), un directeur de thèse pour l’encourager dans sa démarche.

Celle-ci suscite cependant des remous puisque – fait rare – le président de l’université demande à Max Lafont de revoir ses conclusions avant d’autoriser la soutenance à l’issue de laquelle le candidat se voit finalement accorder la mention très honorable avec les félicitations du jury. Remous encore lorsque, quelques semaines plus tard, en novembre 1981, Max Lafont et des infirmiers de la cellule CFDT de l’hôpital apposent – pendant quelques minutes – sur le pilier de la grille d’entrée du Vinatier une plaque en bois perpétuant le souvenir des malades morts de faim pendant l’Occupation. Plaque sur laquelle on peut lire : « Pendant la période de guerre 1939-1945 2 000 malades sont morts de sous-alimentation, victimes de l’isolement et de l’indifférence. Afin que cesse l’oubli ». Cet acte de militantisme est couvert par la presse locale. Mais la polémique n’est relayée au plan national que cinq ans plus tard, le 10 juin 1987, sur fond de procès Barbie, avec la publication par le quotidien Le Monde d’un long article du Dr Escoffier-Lambiotte intitulé Les asiles de la mort. Quarante mille victimes dans les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation...

Source : https://www.cairn.info/revue-vingti...

C) Le sort tragique des malades mentaux sous le régime de Vichy.

Faurisson parlant d’histoire n’est qu’un «  faussaire  », avait écrit Robert Badinter en 2007. Et un «  menteur professionnel  », avait ajouté Ariane Chemin en 2012. Le négationniste avait alors, là encore, porté plainte pour diffamation contre la journaliste du Monde. Il a été débouté, le 6 juin 2017, par un tribunal jugeant que, finalement, il était bien un «  menteur professionnel  ». Mais les juges allèrent plus loin, estimant qu’Ariane Chemin avait bien apporté les preuves de ce qu’elle avait avancé. Bref, que Faurisson était bien un négationniste… et que les chambres à gaz avaient bien existé. Ce qui n’est pas original quant à ce que l’on sait mais une première quant à la justice  : un tribunal argue non pas de la «  bonne foi  » de l’auteur des propos diffamatoires, mais de la «  vérité historique  » de ses propos, pour renvoyer le plaignant dans les cordes.

C’est là un changement radical dans la pratique judiciaire. Ce n’est plus la «  bonne foi  » du diffamateur qui est utilisée pour l’absoudre mais la «  vérité historique  ». La justice a modifié ce jour-là sa vision du traitement de l’histoire, en contredisant ses règles habituelles. En effet, en 1983, un arrêt de la cour d’appel de Paris avait édicté que «  les tribunaux ne sont ni compétents, ni qualifiés pour porter un jugement sur la valeur des travaux historiques  ». Et cela faisait jurisprudence… jusqu’à présent.

Déjà, en 1998, dans un procès en diffamation célèbre, celui que les époux Aubrac avaient intenté à l’historien Gérard Chauvy – c’était à la suite de la publication de son livre Aubrac, Lyon 1943, où le doute était semé sur l’intégrité des Aubrac en tant que résistants –, le tribunal avait jugé que «  pour avoir perdu de vue la responsabilité sociale de l’historien et pour avoir manqué aux règles essentielles de la méthode historique, le prévenu (l’auteur de l’ouvrage) ne peut se voir accorder le bénéfice de la bonne foi  ».

Le philosophe Daniel Bensaïd (Qui est le juge  ?, Fayard, 1999) commenta ainsi ce jugement  : «  Lorsque le jugement historique ou politique s’en remet à l’autorité protectrice de la procédure judiciaire, elle a son prix. Les juges sont alors invités à contrôler la méthode de l’historien. Dans l’impossibilité de se prononcer sur le fond, sous peine de changer de rôle, ils évaluent le discours historique “du point de vue subjectif de sa bonne foi méthodologique” et se laissent aller à définir le métier d’historien. L’histoire prétendait monter sur les épaules de la justice. C’est soudain la justice qui joue à saute-mouton sur le dos de l’histoire.  »

Ainsi, avec le temps (1983, 1997, 2017), les rapports Histoire (et historiens)-Justice (et juges), en France, évoluent. Il faut remarquer que ces changements ne concernent qu’une histoire relativement récente, et des historiens qui en traitent  : ici, la Shoah et les négationnistes, l’Occupation et les résistants. Il faut remarquer que, si des juges ont la conviction qu’ils doivent intervenir sur la manière de travailler de certains historiens et, aujourd’hui, sur la vérité historique elle-même, c’est que ces méthodes et les prétendues vérités historiques qui en résultent jouent à cache-cache avec l’histoire.

Qu’un dépôt de plainte visant Jean-Pierre Azéma ait été jugé recevable par le doyen des juges d’instruction, qu’une juge d’instruction alors désignée ait tenté de clore l’affaire, que la cour d’appel de Paris ait démenti cette dernière, tout cela traduit des rapports de forces entre magistrats. Avec cette nouvelle donne, l’historien a quelques soucis à se faire. Mis en examen pour diffamation publique, il sera traduit en 2018 devant la 17e chambre du tribunal de Paris. En cause  : sa méthodologie historique et la vérité historique qui en découle. Là encore, il s’agit de faits remontant à la Seconde Guerre mondiale  : l’Occupation et la collaboration, l’exercice du pouvoir par un gouvernement siégeant à Vichy. Sujet, ô combien  !, tabou  : la mort de 50 000 malades mentaux de plus que n’en condamnait la mortalité ordinaire, internés alors dans les hôpitaux psychiatriques français, morts par sous-alimentation, absence de soins et autres maltraitances. Il faut dire que, au total, il y a eu plus de 78 000 morts du fait de ces maltraitances.

Il faut savoir que ces malades mentaux morts de faim étaient aussi nombreux, à populations identiques, que ceux morts par gazage dans l’Allemagne nazie. Il faut encore savoir que les suppléments alimentaires, longtemps refusés par le gouvernement siégeant à Vichy, représentaient alors moins de 2 calories par jour et par Français. Bref, une miette de pain. Dans un rapport public destiné à des ministres qui ne le sont plus et à un président de la République qui ne l’est plus non plus, Jean-Pierre Azéma, ciblant un livre (l’Abandon à la mort… de 76 000 fous par le régime de Vichy, A. Ajzenberg et A. Castelli, l’Harmattan, 2012), soutient qu’il n’y a pas trouvé «  la preuve que le gouvernement de Vichy a rédigé puis diffusé une directive officialisant l’hécatombe des malades mentaux  »… et que, en conséquence, il n’y avait rien à lui reprocher quant à ces morts. Il s’agit ici d’une allégation mensongère, et ce n’est pas la seule. Ni Lucien Bonnafé, ni moi-même, ni bien d’autres n’avons jamais rien affirmé de tel. Nous avons toujours soutenu qu’il s’agissait alors de «  non-assistance à personnes en danger de mort  », où il suffisait, sans directive officielle, de s’abstenir de toute aide pour que l’hécatombe ait bien lieu. Hypothèse de non-assistance que l’historien se garde bien d’envisager dans son rapport, manière d’arracher à l’histoire une page qui ne lui plaît pas. C’est la raison même de sa mise en examen. Remarquons que, s’il y avait eu une directive officielle, il n’aurait plus été alors question de non-assistance mais de volonté, clairement exprimée, d’exterminer.

Ainsi, dans un rapport public, par allégations mensongères, Jean-Pierre Azéma joue à cache-cache avec l’histoire. N’en doutons pas, sa méthode historique si particulière et la vérité historique en résultant – l’absolution donnée par le pape des historiens quant à l’absence de responsabilité d’un gouvernement de Vichy dans la mort des malades mentaux alors internés dans les hôpitaux psychiatriques – ne tiendront pas la route face à un tribunal. Bref, la bonne foi de l’historien a bien peu de chance – nouvelle donne de la justice oblige – d’être avalisée par des juges. Et qui, peut-être, rétabliront la vérité historique  : l’abandon à la mort… de 78 000 «  fous  » par le régime de Vichy  ?


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