Rosa Luxemburg et le communisme (par Michael LÖWY)

vendredi 26 décembre 2008.
 

SOMMAIRE :

L’INTERNATIONALISME

UNE CONCEPTION OUVERTE DE L’HISTOIRE

LA DÉMOCRATIE DANS LE SOCIALISME

COMMUNISME ET COMMUNAUTÉ « PRIMITIVE »

En janvier 1919, Rosa Luxemburg, fondatrice du Parti communiste allemand (Ligue Spartakus), fut assassinée par une unité de « corps franc », ces bandes d’officiers et militaires contre-révolutionnaires – futur vivier du parti nazi – qui furent amenées à Berlin par le ministre social-démocrate Gustav Noske pour écraser le soulèvement Spartakiste.

Elle fut donc, comme Emiliano Zapata, fusillée en cette même année, une « vaincue de l’histoire ». Mais son message est resté vivant dans ce que Walter Benjamin appelait « la tradition des opprimés » ; un message à la fois, et inséparablement, marxiste, révolutionnaire et humaniste. Que ce soit dans sa critique du capitalisme comme système inhumain, dans son combat contre le militarisme, le colonialisme et l’impérialisme, ou dans sa vision d’une société émancipée, son utopie d’un monde sans exploitation, sans aliénation et sans frontières, cet humanisme communiste traverse comme un fil rouge l’ensemble de ses écrits politiques – mais aussi sa correspondance, ses émouvantes lettres de prison, qui ont été lues et relues par des générations successives de jeunes militant(e)s du mouvement ouvrier.

Quatre thèmes de son œuvre me semblent particulièrement importants dans la perspective d’une refondation du communisme au XXIe siècle : l’internationalisme, la conception « ouverte » de l’histoire, l’importance de la démocratie dans le processus révolutionnaire, et l’intérêt pour les traditions communistes « pré-modernes »

L’INTERNATIONALISME

Tout d’abord, à l’époque de la globalisation capitaliste, de la mondialisation néo-libérale, de la domination planétaire du grand capital financier, de l’internationalisation de l’économie au service du profit, de la spéculation et de l’accumulation, la nécessité d’une riposte internationale, d’une internationalisation de la résistance, bref, d’un nouvel internationalisme est plus que jamais à l’ordre du jour. Or, peu de figures du mouvement ouvrier ont incarné de façon aussi radicale que Rosa Luxemburg l’idée internationaliste, l’impératif catégorique de l’unité, de l’association, de la coopération, de la fraternité des exploités et opprimés de tous les pays et de tous les continents. Comme on le sait, elle a été, avec Karl Liebknecht, une des rares dirigeantes du socialisme allemand à s’opposer à l’Union sacrée et au vote des crédits de guerre en 1914. Les autorités impériales allemandes – avec le soutien de la droite social-démocrate – lui ont fait payer cher son opposition internationaliste conséquente à la guerre en l’enfermant derrière les barreaux pendant la plus grande partie du conflit. Confrontée à l’échec dramatique de la IIe Internationale, elle rêvait de la création d’une nouvelle association mondiale des travailleurs. Seule la mort l’a empêchée de participer, de concert avec les révolutionnaires russes, à la fondation de l’Internationale communiste en 1919.

Peu ont, comme elle, compris le danger mortel que représente pour les travailleurs le nationalisme, le chauvinisme, le racisme, la xénophobie, le militarisme et l’expansionnisme colonial ou impérial. On peut critiquer tel ou tel aspect de sa réflexion sur la question nationale, mais non mettre en doute la force prophétique de ses avertissements. J’utilise le mot « prophétique » dans le sens biblique original (si bien défini par Daniel Bensaïd dans ses récents écrits) : est prophétique non pas celui qui prétend « prévoir l’avenir », mais celui qui énonce une anticipation conditionnelle, celui qui avertit le peuple des catastrophes qui adviendront si l’on ne prend pas un autre chemin.

UNE CONCEPTION OUVERTE DE L’HISTOIRE

Deuxièmement, après un siècle qui fut non seulement celui des « extrêmes » (Eric Hobsbawm), mais aussi celui des manifestations les plus brutales de la barbarie dans l’histoire de l’humanité, on ne peut qu’admirer une pensée révolutionnaire comme celle de Rosa Luxemburg, qui a su refuser l’idéologie commode et conformiste du progrès linéaire, le fatalisme optimiste et l’évolutionnisme passif de la social-démocratie, l’illusion dangereuse – dont parle Walter Benjamin dans ses « Thèses » de 1940  – qu’il suffisait de « nager avec le courant », de laisser faire les « conditions objectives ». En écrivant, dans sa brochure « La crise de la social-démocratie de 1915 » (signée du pseudonyme Junius) , le mot d’ordre « socialisme ou barbarie », Rosa Luxemburg a rompu avec la conception – d’origine bourgeoise, mais adoptée par la IIe Internationale – de l’histoire comme progrès irrésistible, inévitable, « garanti » par les lois « objectives » du développement économique ou de l’évolution sociale. Une conception dont se réclamait, par exemple, Gyorgy Valentinovitch Plekhanov, pour lequel la victoire du programme socialiste était aussi inévitable que la naissance du soleil demain… La conclusion politique de cette idéologie « progressiste » ne pouvait être que la passivité : personne n’aurait l’idée saugrenue de lutter, de risquer sa vie, de combattre pour assurer l’apparition matinale du soleil…

Revenons quelques instants sur la portée politique et « philosophique » du mot d’ordre « socialisme ou barbarie ». Il se trouve suggéré dans certains textes de Marx ou d’Engels , mais c’est Rosa Luxemburg qui lui donne cette formulation explicite et tranchée. Elle implique une perception de l’histoire comme processus ouvert, comme une série de « bifurcations », où le « facteur subjectif » – conscience, organisation, initiative – des opprimés devient décisif. Il ne s’agit plus d’attendre que le fruit « mûrisse », selon les « lois naturelles » de l’économie ou de l’histoire, mais d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Parce que l’autre branche de l’alternative est un sinistre péril : la barbarie. Par ce terme, Rosa Luxemburg ne désigne pas une impossible « régression » vers un passé tribal, primitif ou « sauvage » : il s’agit à ses yeux d’une barbarie éminemment moderne, dont la première guerre mondiale donnait un exemple frappant, bien pire dans son inhumanité meurtrière que les pratiques guerrières des conquérants « barbares » de la fin de l’empire romain. Jamais, dans le passé, des technologies aussi modernes – les tanks, le gaz, l’aviation militaire – n’avaient été mises au service d’une politique impérialiste de massacre et d’agression à une échelle aussi immense.

Du point de vue de l’histoire du XXe siècle, le mot d’ordre de Rosa Luxemburg s’est, lui aussi, révélé prophétique : la défaite du socialisme en Allemagne a ouvert la voie à la victoire du fascisme hitlérien et, par la suite, à la deuxième guerre mondiale et aux formes les plus monstrueuses de barbarie moderne que l’humanité ait jamais connues, dont le nom d’Auschwitz est devenu le symbole et le résumé.

Ce n’est pas un hasard si l’expression « socialisme ou barbarie » a servi de drapeau et de signe de reconnaissance à l’un des groupes les plus créatifs de la gauche marxiste de l’après-guerre en France : celui autour de la revue du même nom, animée au cours des années 1950 et 1960 par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort.

Le choix et l’avertissement indiqué par le mot d’ordre de Rosa Luxemburg continue d’être à l’ordre du jour à notre époque. La longue période de recul des forces révolutionnaires – dont on commence peu à peu à sortir – a été accompagnée de la multiplication des guerres et des massacres de purification ethnique, depuis les Balkans jusqu’à l’Afrique, de la montée des racismes, des chauvinismes, des intégrismes de toutes sortes, y compris au cœur de l’Europe « civilisée ».

LA DÉMOCRATIE DANS LE SOCIALISME

Troisièmement, face à l’échec historique des courants dominants du mouvement ouvrier, c’est-à-dire, d’un côté, l’écroulement peu glorieux du prétendu « socialisme réel » – l’héritier de soixante années de stalinisme – et, de l’autre, la soumission passive (à moins que ce ne soit une adhésion active ?) de la social-démocratie aux règles – néo-libérales – du jeu capitaliste mondial, l’alternative que représentait Rosa Luxemburg, c’est-à-dire un socialisme à la fois authentiquement révolutionnaire et radicalement démocratique, apparaît plus que jamais comme pertinente.

En tant que militante du mouvement ouvrier de l’empire tsariste – elle avait fondé le Parti social-démocrate de Pologne et de Lituanie, affilié au Parti ouvrier social-démocrate Russe – elle avait critiqué les tendances, à son avis trop autoritaires et centralistes, des thèses défendues par Lénine avant 1905. Sa critique coïncidait, sur ce point, avec celle du jeune Trotsky dans Nos tâches politiques (1904)  

En même temps, en tant que dirigeante de l’aile gauche de la social-démocratie allemande, elle se battait contre la tendance de la bureaucratie syndicale et politique ou des représentations parlementaires à monopoliser les décisions politiques. La grève générale russe de 1905 lui semblait un exemple à suivre en Allemagne : elle faisait plus confiance à l’initiative des bases ouvrières qu’aux sages décisions des organes dirigeants du mouvement ouvrier allemand.

Apprenant, en prison, les événements d’octobre 1917, elle se solidarisa immédiatement avec les révolutionnaires russes. Dans une brochure sur la Révolution russe rédigée en 1918 en prison, qui ne sera publiée qu’après sa mort (en 1921), elle salue avec enthousiasme ce grand acte historique émancipateur, et rend un hommage chaleureux aux dirigeants révolutionnaires d’Octobre : « Tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolutionnaire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de Lénine, de Trotsky et de leurs amis. Tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-democratie occidentale se sont retrouvés chez les bolchéviques. L’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international »  [7]

Cette solidarité ne l’empêche pas de critiquer ce qui lui semble erroné ou dangereux dans leur politique. Si certaines de ses critiques – sur l’autodétermination nationale ou sur la distribution des terres – sont bien discutables, et assez peu réalistes, d’autres, qui touchent à la question de la démocratie, sont tout à fait pertinentes et d’une remarquable actualité. Prenant acte de l’impossibilité, pour les bolchévicks, dans les circonstances dramatiques de la guerre civile et de l’intervention étrangère, de créer « comme par magie, la plus belle des démocraties », Rosa Luxemburg n’attire par moins l’attention sur le danger d’un certain glissement autoritaire et ré-affirme quelques principes fondamentaux de la démocratie révolutionnaire : « La liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti – aussi nombreux soient-ils – ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement. [...] Sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif »  [8]

Il est difficile de ne pas reconnaître la portée prophétique de cet avertissement. Quelques années plus tard, la bureaucratie s’emparait de la totalité du pouvoir, en éliminant progressivement les révolutionnaires d’octobre 1917 – en attendant, au cours des années 1930, de les exterminer impitoyablement.

COMMUNISME ET COMMUNAUTÉ « PRIMITIVE »

Le quatrième aspect, l’intérêt de Rosa Luxemburg pour la communauté primitive, est beaucoup moins connu, et nous allons donc lui réserver une place plus importante dans cet article. Le thème central de son Introduction à l’Économie politique (manuscrit inachevé publié par Paul Levi en 1925) est l’analyse de ce qu’elle désigne comme société communiste primitive – et son opposition à la société marchande capitaliste. Il est vrai qu’il s’agit d’un texte inachevé, rédigé en prison vers 1916, à partir des notes de son cours d’économie politique à l’école du parti social-démocrate (1907-1914) ; d’autres chapitres étaient prévus, qui n’ont pas été écrits ou qui ont été perdus par la suite. Mais cela n’explique pas pourquoi les chapitres dédiés à la société communiste primitive et à sa dissolution occupent plus de pages que ceux dédiés à la production marchande, au travail salarié et aux tendances de l’économie capitaliste mis ensemble !

Cette façon inhabituelle d’aborder l’économie politique est probablement une des raisons principales pour lesquelles cet ouvrage a été négligé, escamoté ou ignoré par la plupart des économistes marxistes et même par les biographes ou spécialistes de l’œuvre de Rosa Luxemburg, à l’exception de Paul Frölich et d’Ernest Mandel, auteur de la préface à l’édition française ; ainsi, Nettl le mentionne à peine et ne fournit aucune information ou commentaire sur son contenu. Quant à l’Institut Marx-Engels-Lenin-Stalin de Berlin-Est, responsable de la réédition du texte en 1951, il prétend (dans son introduction) qu’il s’agit d’une « présentation populaire des traits fondamentaux du mode de production capitaliste », et ne fait aucune référence au fait que presque la moitié du livre est en réalité consacrée au communisme primitif…  [9]

Or, ce qui fait l’importance de cet ouvrage est à notre avis précisément son approche des communautés précapitalistes et sa façon critique et originale de concevoir l’évolution des formations sociales, dans une posture qui vise, comme le dirait Walter Benjamin, à brosser l’histoire à rebrousse-poil.

Comment expliquer l’intérêt de Rosa Luxemburg pour les communautés primitives ? D’une part, il est évident qu’elle voit dans l’existence de ces sociétés communistes anciennes un moyen d’ébranler et même de détruire « la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et de son existence depuis le commencement du monde »  [10]

. C’est par incapacité de concevoir la propriété communale et par incompréhension pour tout ce qui ne ressemble pas à la civilisation capitaliste que les économistes bourgeois ont refusé avec obstination de reconnaître le fait historique des communautés. Il s’agit donc, pour Rosa Luxemburg, d’un enjeu du combat théorique et politique sur un aspect essentiel de la science économique. D’autre part, le communisme primitif est à ses yeux un point de repère historique précieux pour critiquer le capitalisme, pour dévoiler son caractère irrationnel, réifié, anarchique, et pour mettre en évidence l’opposition radicale entre valeur d’usage et valeur d’échange. Comme le souligne à juste titre Ernest Mandel dans sa préface, « l’explication des différences fondamentales entre une économie fondée sur la production de valeurs d’usage, destinée à satisfaire les besoins des producteurs, et une économie fondée sur la production de marchandises, occupe la majeure partie de l’ouvrage »  [11]. II s’agit donc pour elle de trouver et de « sauver », dans le passé primitif, tout ce qui peut, jusqu’à un certain point au moins, préfigurer le communisme moderne.

L’attitude de Rosa Luxemburg n’est pas sans une certaine affinité avec les conceptions romantiques de l’histoire, qui récusent l’idéologie bourgeoise du progrès et critiquent les aspects inhumains de la civilisation industrielle/capitaliste (d’où, par ailleurs, son intérêt pour l’œuvre d’un économiste romantique comme Sismondi). Tandis que le romantisme traditionaliste aspire à restaurer un passé idéalisé, le romantisme révolutionnaire, dont Rosa Luxemburg est proche, cherche dans certaines formes du passé précapitaliste des éléments et des aspects qui anticipent l’avenir post-capitaliste.

Marx et Engels avaient déjà, dans leurs écrits et leur correspondance, attiré l’attention sur les travaux de l’historien (romantique) Georg Ludwig von Maurer sur l’ancienne commune (Mark) germanique [12] [12] Par exemple, la lettre de Marx à Engels du 25 mars 1868,... . Comme eux, Rosa Luxemburg étudie avec passion les écrits de Maurer et s’émerveille du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche (Mark) et de sa transparence sociale : « On ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici l’activité de chacun et l’intègrent comme un élément du tout. Les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et l’aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble pour tous et décident ensemble de tout »  [13]. Ce qu’elle apprécie et met en évidence, ce sont les traits de cette formation communiste primitive qui l’opposent au capitalisme et la rendent, à certains égards, humainement supérieure à la civilisation industrielle bourgeoise : « II y a donc deux mille ansv et même davantage, […] régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle, pas d’État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs »  [14]

En s’appuyant sur les travaux de l’historien russe Maxime Kovalevsky – qui avait été un ami de Marx [15] – Rosa Luxemburg insiste sur l’universalité du communisme agraire comme forme générale de la société humaine à une certaine étape de son développement, qu’on trouve aussi bien chez les Indiens des Amériques, les Incas, les Aztèques, que chez les Kabyles, les tribus africaines et les Hindous. L’exemple péruvien lui semble particulièrement significatif, et, là aussi, elle ne peut s’empêcher de suggérer une comparaison entre la Marca des Incas et la société « civilisée » : « L’art moderne de se nourrir exclusivement du travail d’autrui et de faire de 1’oisiveté l’attribut du pouvoir était étranger à cette organisation sociale où la propriété commune et l’obligation générale de travailler constituaient des coutumes populaires profondément enracinées ». Elle manifeste aussi son admiration pour « l’incroyable résistance du peuple indien et des institutions communistes agraires dont, malgré ces conditions, des vestiges se sont conservés jusqu’au XIXe siècle ». [16]

Une vingtaine d’années plus tard, l’éminent penseur marxiste péruvien José Carlos Mariâtegui va avancer un point de vue qui présente des convergences frappantes avec les idées de Rosa Luxemburg (dont il ignorait certainement les remarques sur le Pérou) : le socialisme moderne doit s’appuyer sur les traditions indigènes qui remontent au communisme Inca, pour gagner à son combat les masses paysannes [17]

Mais l’auteur le plus important dans ce domaine est, pour Rosa Luxemburg – comme pour Engels, dans L’Origine de la famille –, l’anthropologue américain L.H. Morgan. S’inspirant de son ouvrage classique (Ancient Society, 1877), elle va plus loin que Marx ou Engels et développe toute une vision grandiose de l’histoire, une conception novatrice et hardie de l’évolution millénaire de l’humanité, dans laquelle la civilisation actuelle « avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants », apparaît comme une simple parenthèse, une transition entre la société communiste primitive et la société communiste du futur. L’idée romantique/ révolutionnaire du lien entre le passé et l’avenir apparaît ici de façon explicite : « La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l’avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l’exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l’histoire universelle, n’était plus qu’une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l’humanité »  [18] [

Dans cette perspective, la colonisation européenne des peuples du Tiers Monde lui apparaît essentiellement comme une entreprise socialement destructrice, barbare et inhumaine ; c’est le cas notamment de 1’occupation anglaise des Indes, qui a saccagé et désagrégé les structures agraires communistes traditionnelles, avec des conséquences tragiques pour la paysannerie. Rosa Luxemburg partage avec Marx la conviction que l’impérialisme apporte aux pays colonisés le progrès économique, même s’il le fait « par les méthodes ignobles d’une société de classes »  [19]

. Toutefois, tandis que Marx, sans cacher son indignation devant ces méthodes, insiste surtout sur le rôle économiquement progressiste des chemins de fer introduits par l’Angleterre en Inde [20], l’accent, chez Rosa Luxemburg, est mis plutôt sur les conséquences socialement néfastes de ce « progrès » capitaliste : « Les anciens liens furent brisés, l’isolement paisible du communisme à 1’écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l’inégalité et l’exploitation. Il en résulte, d’une part, d’énormes latifundia, d’autre part, des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle le typhus, la faim, le scorbut, devenus des hôtes permanents des plaines du Gange »  [21]. Cette différence avec Marx correspond bien entendu à une étape historique distincte, qui permet de porter un regard nouveau sur les pays coloniaux, mais elle est aussi l’expression de la sensibilité particulière de Rosa Luxemburg aux qualités sociales et humaines des communautés primitives.

Cette problématique est abordée non seulement dans l’Introduction à l’Économie politique, mais aussi dans L’Accumulation du capital, où elle critique à nouveau le rôle historique du colonialisme anglais et s’indigne du mépris criminel que les conquérants européens ont manifesté envers l’ancien système d’irrigation : le capital, dans sa voracité aveugle, « est incapable de voir assez loin pour reconnaître la valeur des monuments économiques d’une civilisation plus ancienne » ; la politique coloniale produit le déclin de ce système traditionnel, et en conséquence, la famine commence, à partir de 1867, à faire des millions de victimes en Inde. Quant à la colonisation française en Algérie, elle se caractérise, à ses yeux, par une tentative systématique et délibérée de destruction et de dislocation de la propriété communale, aboutissant à la ruine économique de la population indigène. [22]

Mais au-delà de tel ou tel exemple, c’est l’ensemble du système colonial – espagnol, portugais, hollandais, anglais ou allemand, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie – qui est dénoncé par Rosa Luxemburg, qui se place résolument du point de vue des victimes du « progrès » capitaliste : « Pour les peuples primitifs dans les pays coloniaux où dominait le communisme primitif, le capitalisme constitue un malheur indicible plein des plus effroyables souffrances »  [23]. Ce souci de la condition sociale des populations colonisées est un des signes de l’étonnante modernité de ce texte – notamment si on le compare avec l’ouvrage équivalent de Kautsky (publié en 1886), dont les peuples non européens sont pratiquement absents [24]

De cette analyse découle la solidarité de Rosa Luxemburg avec le combat des indigènes contre les métropoles impérialistes, combat dans lequel elle voit la résistance tenace et digne d’admiration des vieilles traditions communistes contre la recherche du profit et contre « l’européanisation » capitaliste. L’idée apparaît ici en filigrane d’une alliance entre le combat anticolonial de ces peuples et le combat anticapitaliste du prolétariat moderne comme convergence révolutionnaire entre le vieux et le nouveau communisme…  [25]

Selon Gilbert Badia, dont l’ouvrage sur Rosa Luxemburg est l’un des rares à examiner cette problématique de façon critique, dans l’Introduction à l’Économie politique, les structures anciennes des sociétés colonisées sont trop souvent présentées de façon figée « et opposées radicalement, par un contraste en blanc et en noir, au capitalisme ». En d’autres termes, « à ces communautés parées de toutes les vertus et conçues comme quasi immobiles, Rosa Luxemburg oppose la fonction destructrice d’un capitalisme qui n’a absolument plus rien de progressif. Nous sommes loin de la bourgeoisie conquérante évoquée par Marx dans le Manifeste »  [26]

Ces objections ne nous semblent pas justifiées, pour les raisons suivantes :

- 1) Rosa Luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire, elle montre leurs contradictions et transformations. Elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l’inégalité et au despotisme »  [27] ;

- 2) Elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colonisation capitaliste ;

- 3) Si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n’occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc. [28]

- 4) En effet, l’approche de Rosa Luxemburg se situe très loin de l’hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l’esprit du chapitre XXXI du Capital (« Genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.

En réalité, au sujet de la commune rurale russe, Rosa Luxemburg a une vision beaucoup plus critique que Marx lui-même. En partant des analyses d’Engels, qui constatait, à la fin du XIXe siècle, le déclin de l’obchtchina et sa dégénérescence, elle montre, par cet exemple, les limites historiques de la communauté traditionnelle et la nécessité de son dépassement [29]. Son regard se tourne résolument vers le futur, et elle se sépare ici du romantisme économique en général et des populistes russes en particulier, pour insister sur « la différence fondamentale entre l’économie socialiste mondiale de l’avenir et les groupes communistes primitifs de la pré-histoire »  [30]

En attirant l’attention sur ces textes, nous n’avons pas voulu seulement sauver de l’oubli un chapitre méconnu de l’œuvre de Rosa Luxemburg. Il nous semble qu’ils contiennent beaucoup plus qu’un aperçu érudit d’histoire économique : ils suggèrent une autre façon de concevoir le passé et le présent, 1’historicité sociale, le progrès et la modernité. En confrontant la civilisation industrielle capitaliste avec le passé communautaire de 1’humanité, Rosa Luxemburg rompt avec l’évolutionnisme linéaire, le « progressisme » positiviste, le darwinisme social et toutes les interprétations du marxisme qui le réduisent à une version plus avancée de la philosophie de M. Homais. L’enjeu de ces textes est, en dernière analyse, la signification même de la conception marxiste de l’histoire.

Ces écrits gagnent une actualité renouvelée aujourd’hui, quand on assiste, dans plusieurs régions du monde, mais particulièrement en Amérique Latine – Mexique, Équateur, Bolivie, Pérou, entre autres – au combat des communautés paysannes et indigènes, aux traditions précapitalistes encore vivantes, pour la défense de leurs forêts, de leurs terres et de leurs rivières, contre les multinationales pétrolières et minières, l’agronégoce capitaliste et les politiques néo-libérales des gouvernements, responsables de désastres sociaux et écologiques de plus en plus graves. ?

Notes

[1] Rosa Luxemburg utilisait le terme « socialisme » pour désigner le « but final » du mouvement révolutionnaire, et, à partir de la fin 1918, le terme de « communisme » pour désigner le parti révolutionnaire.

[2] D. Bensaïd, Le Pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, p. 268

[3] W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 435.

[4] R. Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (1915), Bruxelles, Éditions La Taupe, 1970, p. 68.

[5] Par exemple, dans les premières lignes du Manifeste, en référence au fait que la lutte de classes « chaque fois s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte » (Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 74).

[6] L.D. Trotsky, Nos tâches politiques (1904), Paris, Pierre Belfond, 1970.

[7] R. Luxemburg, « La Révolution russe » (1918), Œuvres II, Écrits politiques 1917-1918, Paris, Maspero, 1971, p. 65.

[8] Ibid., pp. 83, 85.

[9] Voir P. Frölich, Rosa Luxemburg, Paris, Maspero, 1965, pp. 189-192 ; Ernest Mandel, « Préface » à Rosa Luxemburg, Introduction à l’Économie Politique, Paris, Éditions Anthropos, 1970 ; P. Nettl, Rosa Luxemburg. Oxford, Oxford University Press, 1969, p. 265 ; Marx-Engels-Lcnin-Stalin Institut beim ZK der SED, « Bemerkungen zu Rosa Luxemburgs ‘Einfùhrung in die Nationalökonomie’ » in Rosa Luxemburg, Ausgewâhite Reden und Schriften, Berlin, Dietz Verlag, 1955, pp. 403-410.

[10] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie Politique, op. cit., p. 83.

[11] E. Mandel, « Préface », Introduction à l’Économie Politique, op. cit, p. XVIII

[12] Par exemple, la lettre de Marx à Engels du 25 mars 1868, publiée en français en annexe à F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions Sociales, 1975, pp. 328-329.

[13] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit, p. 138.

[14] Ibid., p. 73.

[15] Voir D. McLellan, Karl Marx, his life and thought, Londres, Macmillan, 1973, p. 429.

[16] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., pp. 141, 155.

[17] Voir M. Löwy, « Le marxisme en Amérique Latine de José Marategui aux Zapatistes du Chiapas », Actuel Marx, n° 42, pp. 25-35.

[18] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 91.

[19] Ibid., pp. 133, 180.

[20] Voir l’article de K. Lindner dans ce numéro, « L’Eurocentrisme de Marx », pp. 106-128.

[21] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 80. Ce passage semble suggérer une vision idyllique de la structure sociale traditionnelle en Inde ; toutefois, dans un autre chapitre du livre, Rosa Luxemburg reconnaît l’existence, au-dessus des communes rurales, d’un pouvoir despotique et d’une caste de prêtres privilégiés, instituant des rapports d’exploitation et d’inégalité sociale (ibid., pp. 157-158).

[22] R. Luxemburg, The Accumulation of Capital, London, Routledge and Kegan Paul, 1951, pp. 376, 380.

[23] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 201.

[24] Voir à ce sujet la préface d’E. Mandel à Rosa Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., pp. XVII-XVIII.

[25] Ibid., p. 92.

[26] G. Badia, Rosa Luxemburg. Journaliste, Polémiste. Révolutionnaire, Paris, Éditions Sociales, 1975, pp. 498, 501.

[27] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 178.

[28] Ibid., pp. 142-143.

[29] R. Luxemburg, Introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 170.

[30] Ibid., p. 133. Dans le même contexte, Rosa Luxemburg reconnaît (comme Marx) que « la société capitaliste offre, pour la première fois, une possibilité de réaliser le socialisme », notamment par l’unification économique du monde et par le développement des forces productives.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message