Louis Aragon  : «  Tout ce qui sert la culture sert l’humanité dans sa marche ascendante  »

samedi 24 février 2024.
 

19 février 1937 : Louis Aragon à Argenteuil, à l’occasion de la conférence des maisons de la culture d’Île-de-France

Ce n’est un mystère pour personne qu’à l’heure qu’il est la grande majorité des intellectuels français a pris parti. Et par suite que les membres de nos organisations, comme c’est leur droit, ou appartiennent à divers partis ou sympathisent avec eux. Mais c’est là l’affaire de leur conscience, et non point condition d’entrée chez nous. Chez nous l’appartenance à un parti reste et doit rester une affaire privée.

Chez nous les discussions politiques, les divergences entre les partis n’ont point de place. Si elles se font jamais sentir, c’est vestige du passé, erreur individuelle, et qu’il faut durement, impitoyablement, combattre. Aussi comprendra-t-on que je répète ici qu’il serait inadmissible qu’une organisation culturelle prît ses directives auprès d’un parti politique quel qu’il soit mais que par contre il n’est que tout naturel qu’une telle organisation, soucieuse d’inscrire son activité dans l’action nationale du gouvernement de la France, vînt avec une grande fidélité et une loyauté qui ne doit pas se démentir, chercher ses directives auprès de ce gouvernement.

En demandant au ministre de l’Éducation nationale de se faire représenter à la présidence de la conférence d’Argenteuil, c’est bien là ce que nous avons voulu signifier et manifester hautement, nous autres fondateurs de la première maison de la culture et vos porte-parole et vos administrateurs. C’est aussi ce que nous vous demanderons tout à l’heure d’approuver ou de désapprouver par un vote, pour que le gouvernement de notre pays sache de façon sûre que ce ne sont pas là des paroles d’une direction mais la volonté impérative de notre organisation tout entière.

Cet esprit de discipline ne doit pas se traduire par un acte de soumission symbolique. Pour qu’il ne se borne pas à une déclaration platonique, il faut qu’il suscite d’abord un rajustement de notre activité aux conditions de l’heure présente, et tout premièrement une critique de notre activité passée.

Un rajustement de notre activité aux conditions de l’heure présente… cela veut dire, mes chers amis, un grand effort pour la maîtrise de la technique et la qualité de l’art, la littérature, la pensée, la science, cela veut dire un travail acharné pour le développement, le prolongement de la culture, cela veut dire un labeur de géants, pour la prospection des richesses du passé, pour recueillir les fraîches fleurs de l’inspiration populaire, les traditions du passé, racines des inventions de demain. Cela demande une mobilisation véritable de l’intelligence française pour la connaissance systématique de notre pays, des œuvres qu’il contient, des possibilités qu’il recèle. Cela veut dire pour réaliser cet effort, ce travail, ce labeur, l’oubli des discussions, des différences politiques qui n’ont rien à voir avec la tâche surhumaine qui est la nôtre. Cela demande d’entraîner à l’accomplissement de cette tâche des hommes avec lesquels nous sommes peut-être sur bien des points en désaccord, mais qui en quelque chose au moins ont le souci du progrès humain.

Cela veut dire, et il faut que je mette sur ceci une certaine emphase, cela veut dire un sincère et durable effort de dépolitisation de notre activité commune, pour placer cette activité sur le terrain même de la culture, dans la persuasion profonde où nous sommes que tout ce qui sert la culture sert l’humanité dans sa marche ascendante, et que rien de ce qui sert le développement de la culture ne peut être profitable à la cause de ceux qui renvoient la femme au rouet, chassent les jeunes du travail, consacrent le chômage comme une nécessité impérieuse et brûlent les livres sur les places publiques.

Dépolitiser, entendons-nous, ne veut pas dire asservir. Je veux dire par là faire taire le bavardage calqué sur la politique des partis, mettre fin à l’étalage prétentieux de convictions qui sont en général d’autant moins solides qu’elles sont plus bruyantes. Ce qui ne permet pas de perdre de vue le fait important que tout cela même qui se veut apolitique s’inscrit dans le jeu politique de forces extérieures, et peut être utilisé à des fins politiques. C’est pourquoi je dis simultanément que nous devons dépolitiser notre action et l’inscrire dans le cadre de la politique du ­gouvernement de la France, c’est-à-dire la faire servir aux intérêts réels de la France. 

Fondée à l’initiative de Paul Vaillant-­Couturier le 14 mars 1935, la ­première maison de la culture est créée à Paris comme siège de ­l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires. Cette initiative, lancée dans le contexte de l’abandon de la stratégie de lutte «  classe contre classe  », promue jusqu’alors par le PCF, en faveur de celle de la «  main tendue  » et de l’unité d’action contre le fascisme et le nazisme, est l’occasion d’une redéfinition des tâches culturelles portées par l’organisation politique issue du congrès de Tour.

En juillet 1935, Paul Vaillant-Couturier écrit dans la revue Commune  : «  Dans le débat entre la barbarie et la culture se pose pour la culture la question de la conquête de la majorité. C’est la tâche que nous devons entreprendre dès demain si nous voulons que notre œuvre aboutisse à des résultats concrets et durables. Il y va de l’avenir même de la civilisation. Notre tâche, abordons-la dans l’état d’esprit le plus large, avec une inlassable volonté de convaincre, en nous gardant les uns et les autres de l’enthousiasme de néophyte, comme de la déformation du partisan. Offrons à chacun un programme minimum de défense de la culture compatible avec tout ce qui peut encore subsister en lui d’influences du vieux monde.  »

La victoire électorale du Front populaire au printemps et la mobilisation ouvrière de mai-juin 1936 fait passer le projet des maisons de la culture de l’expérimentation au lancement à grande échelle. À la suite de Marseille, plus de soixante localités se dotent de maisons de la culture mobilisant un grand nombre d’adhérents. Soutenue par le gouvernement, à Argenteuil, le 19 février 1937, trois cents délégués sont présents pour la première conférence des maisons de la culture d’île-de-France. Elle est présidée par le ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, représenté par l’écrivain et poète Jean Cassou. Louis Aragon, secrétaire général de l’Association des maisons de la culture, est chargé de tracer les grandes lignes d’un mouvement culturel dont l’esprit souffle jusqu’à nous.


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