Rosa Luxemburg et le socialisme démocratique

samedi 20 décembre 2008.
 

La théorie révolutionnaire peut permettre de penser les nouvelles formes de lutte et leurs perspectives. De nombreux débats ont déjà agité l’histoire du mouvement ouvrier. La réflexion sur la démocratie demeure indispensable pour saisir les enjeux politiques qui traversent encore les luttes sociales. Rosa Luxemburg apparaît comme la figure incontournable de ce débat. Elle tente de concilier socialisme et démocratie, égalité et liberté.

La revue Agone propose un numéro intitulé « Révolution et démocratie chez Rosa Luxemburg ». Plusieurs contributions d’universitaires éclairent sous divers angles la réflexion de la militante révolutionnaire. Il semble important d’observer la pertinence et les limites de la réflexion de Rosa Luxemburg pour tenter de la réactiver et analyser la situation actuelle.

Parti et spontanéité

Alexeï Gusev évoque les débats autour de la démocratie socialiste. Les marxistes-léninistes insistent sur la dictature du prolétariat. Une minorité conscientisée doit prendre le pouvoir pour mettre en place un ordre socialiste. Au contraire, Rosa Luxemburg incarne un « socialisme venant d’en bas », selon l’expression d’Hal Draper. Elle s’oppose à la démarche autoritaire de Lénine et valorise l’auto-organisation des masses.

Ce débat théorique devient concret au moment de la Révolution russe de 1917. « Les bolcheviks ont purement et simplement abolis ce qu’ils appelaient les principes démocratiques "abstraits" au profit d’une "véritable" domination des masses laborieuses représentées par le parti communiste », décrit Alexeï Gusev. Au contraire, Rosa Luxemburg reste attachée à la « démocratie formelle » à laquelle elle veut ajouter un contenu socialiste. Elle veut même préserver les institutions de la démocratie parlementaire. Elle semble même très peu critique à l’égard du principe de représentation démocratique.

Rosa Luxemburg reste attachée aux libertés fondamentales mais défend également l’émergence d’un pouvoir ouvrier. Les conseils, ou soviets en russe, doivent permettre l’auto-organisation des travailleurs. Les conseils ouvriers doivent même devenir la véritable « épine dorsale » de la démocratie socialiste. « Rosa Luxemburg plaide donc pour un type de système politique démocratique et socialiste combinant conseils, institutions parlementaires, suffrage universel, droits politiques et libertés pour tous », décrit Alexeï Gusev. A la fin de sa vie, dans le bouillonnement de l’insurrection spartakiste, Rosa Luxemburg abandonne la référence aux institutions démocratiques pour uniquement valoriser les conseils ouvriers.

Ottokar Luban évoque le spontanéisme de Rosa Luxemburg. Elle s’oppose au centralisme de Lénine car les partis étouffent l’esprit créateur et la spontanéité des masses. En 1906, Rosa Luxemburg observe la révolte russe et l’auto-organisation à travers les soviets. « L’action spontanée des masses renforce la capacité d’action et l’esprit créatif du prolétariat dans la lutte, notamment par la création d’une arme révolutionnaire puissante, la grève générale », décrit Ottokar Luban.

Tous les mouvements socialistes doivent donc s’appuyer sur la spontanéité et la créativité des masses. Les partis donnent des ordres et des directives. Ils devraient au contraire encourager l’action et la révolte sans tenter d’encadrer les masses. Au cours de sa vie, Rosa Luxemburg ne cesse de valoriser encore davantage la spontanéité créative.

Rosa Luxemburg et le socialisme démocratique. Socialisme et démocratie

Michael Löwy évoque les rapports de Rosa Luxemburg avec la démocratie bourgeoise. Elle défend les libertés fondamentales et estime que la démocratie favorise les luttes sociales. Dans les dictatures, la lutte pour les libertés démocratiques peut également favoriser la conscience révolutionnaire. En revanche, Rosa Luxemburg considère que ce n’est pas la Parlement qui est le moteur des changements sociaux. Néanmoins, Rosa Luxemburg dénonce les travers les plus dangereux de la démocratie. Elle critique notamment le militarisme et le colonialisme qui débouchent vers des guerre et des oppressions.

Rosa Luxemburg critique la social-démocratie qui s’enferme dans le légalisme et le réformisme. Le « coup de marteau » de la révolution reste indispensable. Elle insiste sur le changement de société par la « grève de masse ». Des affrontements de rue et des actions illégales restent indispensables. Mais Rosa Luxemburg ne propose aucune stratégie à suivre et valorise la spontanéité des luttes. « Rosa Luxemburg ne donne pas de recettes, elle parie sur l’inventivité du mouvement révolutionnaire », souligne Michael Löwy.

David Muhlmann analyse le contenu démocratique du socialisme. Rosa Luxemburg insiste, dans tous ses débats, sur la dimension démocratique. Elle critique la bureaucratie social-démocrate et dénonce l’autoritarisme du gouvernement bolchevique. Elle insiste sur la « nécessité de pousser toujours plus loin l’exigence démocratique, qu’il s’agisse de l’organisation du parti, des méthodes de lutte, ou encore de l’élaboration de la société post-capitaliste », décrit David Muhlmann. Ce socialisme démocratique relie les moyens et les fins de l’émancipation.

Dans la France des années 1960, Cornélius Castoriadis et la revue Socialisme ou barbarie s’appuient sur le communisme de conseils. Contre la bureaucratie stalinienne, l’enjeu est d’affirmer la dimension auto-émancipatrice du socialisme. Rosa Luxemburg dénonce la gestion social-démocrate de l’appareil d’Etat et la dictature du parti qui s’esquisse dans la Russie bolchevique. En 1918, son texte sur la révolution russe dénonce le modèle de l’avant-garde pour valoriser l’auto-détermination totale à travers les conseils ouvriers. Même si Rosa Luxemburg reste longtemps attachée au rôle du parti.

A la fin de sa vie, dans le contexte de l’insurrection allemande, Rosa Luxemburg décide de rompre avec le parlementarisme et la démocratie bourgeoise. Les élections font alors le jeu des classes dominantes contre les conseils ouvriers. L’auto-organisation du prolétariat et la lutte des classes doit déboucher vers la destruction de l’appareil d’Etat. « Une gauche révolutionnaire relève d’un projet d’émancipation sociale et politique, et pas seulement d’un programme de redistribution égalitaire par l’Etat. Une critique socialiste de l’Etat est sans doute la condition et le socle programmatique de toute politique révolutionnaire actuelle », conclue David Muhlmann.

Ce numéro de la revue Agone permet de discuter des apports et des limites de la pensée de Rosa Luxemburg. Sa réflexion révèle quelques contradictions. Il manque d’ailleurs une présentation de la biographie et de la trajectoire politique de Rosa Luxemburg. D’autant plus que cette marxiste fait évoluer sa théorie et ses analyses au regard des luttes sociales.

Rosa Luxemburg est une bourgeoise avec un train de vie confortable qui reste attachée à sa condition de parlementaire. Elle ne va donc pas cracher sur une démocratie bourgeoise qui lui donne une position sociale favorisée. Néanmoins, Rosa Luxemburg reste attachée à l’émancipation humaine. Elle observe les luttes sociales. La révolte russe de 1905 révèle des formes d’auto-organisation qui ouvrent des perspectives émancipatrices.

Dès lors, Rosa Luxemburg est tiraillée entre son attachement au parlementarisme et sa valorisation des luttes sociales. Elle délaisse progressivement la démocratie bourgeoise. Elle croit au débat politique et à la liberté d’expression. Mais elle comprend aussi la brutalité de la lutte des classes. Elle a choisit le camp du prolétariat. Et ce sont ces amis et collègues du parti social-démocrate qui vont décider de son exécution. La trajectoire de Rosa Luxemburg, encore plus que ces textes fluctuants, montrent bien l’imposture de la démocratie parlementaire.

Rosa Luxemburg permet de penser l’articulation entre le parti et la spontanéité. Cette réflexion évolue mais semble bien aboutie à la fin de sa vie. Rosa Luxemburg défend la nécessité d’une organisation révolutionnaire. Mais elle s’oppose au parti d’avant-garde qui doit encadrer et diriger les masses. L’organisation révolutionnaire doit uniquement appeler à l’action. Elle doit encourager l’autonomie et la spontanéité des luttes. Les prolétaires inventent eux-mêmes leurs propres formes d’organisation dans les mouvements de révolte. Ces conseils ouvriers ou assemblées de lutte doivent ensuite s’inscrire dans une perspective de rupture avec l’Etat et les institutions.

Rosa Luxemburg donne donc un contenu au socialisme. Il ne s’agit d’une simple autogestion, d’une forme démocratique vide de sens. Les conseils ouvriers et les structures d’auto-organisation doivent fonder une société nouvelle pour dépasser la civilisation marchande. Le luxemburgisme se rapproche alors du communisme de conseils. L’auto-organisation s’inscrit dans une dynamique de lutte et d’émancipation humaine. Ce n’est pas une simple autogestion du capital qui doit s’approprier les moyens de production sans abolir l’Etat, la marchandise et toutes les hiérarchies.

Rosa Luxemburg alimente des héritages différents. Elle devient une référence pour la social-démocratie, comme pour le chancelier Willy Brandt. Ce courant ne retient que son attachement aux libertés fondamentales et au débat parlementaire. Au contraire, le communisme de conseils délaisse son attachement à la démocratie bourgeoise. Ce courant insiste sur la critique de la bureaucratie. Seules les luttes permettent de dessiner des perspectives d’auto-émancipation à travers la spontanéité et la créativité.

Source : Revue Agone n°59, « Révolution et démocratie : actualité de Rosa Luxemburg », Agone, 2016


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