« Dieu et Marianne. Philosophie de la laïcité » par Henri Pena-Ruiz

samedi 10 janvier 2009.
 

Ouvrage paru aux Editions Presses universitaires de France. Collection « Fondements de la Politique ».

Dieu, c’est l’objet d’une croyance purement spirituelle, propre à certains hommes. Invoqué pour contraindre ou pour imposer une forme de spiritualité, Dieu est-il encore Dieu ? De nombreux croyants en doutent, qui rejoignent les libres penseurs dans le refus de toute confusion entre pouvoir temporel et témoignage spirituel. Et ce refus concerne aussi bien les groupes de pression confessionnels de la société civile que l’imposition d’un credo par un Etat clérical.

Marianne, c’est la République, c’est à dire le bien commun aux hommes. Généreusement ouverte à tous sans distinction, elle ne peut aliéner à personne l’espace de concorde qu’elle fait advenir : sa raison d’être est de promouvoir ce qui unit tous les hommes, non ce qui les divise et les enferme dans des « différences ». D’où la nécessaire séparation de l’Etat et des Eglises, réalisation juridique de la laïcité. L’égalité des croyants et des athées, mais aussi des croyants entre eux, est à ce prix.

La refondation laïque du droit ne permet pas que l’on glisse subrepticement de la dimension collective des religions à la nécessité supposée de leur reconnaissance publique. Sauf à ensevelir l’espace public sous la mosaïque des communautarismes. Est collectif ce qui concerne certains hommes, mais n’en reste pas moins juridiquement privé. Est public ce qui se rapporte à tous. Seule une hostilité à la République – ou une méprise sur son sens – peut conduire à souhaiter son effacement derrière des groupes de pression confessionnels qui aspirent à leur consécration publique au titre de leur place dans la société civile. La plénitude de la liberté de conscience interdit tout privilège accordé à une opinion spirituelle particulière, et toute monopolisation de la sphère spirituelle par les seules religions. L’idéal laïque associe de façon forte la liberté de conscience, l’égalité éthique, juridique et symbolique des citoyens, et leur autonomie rationnelle. D’où sa portée positive universelle. Délier pour unir : une authentique fraternité peut désormais advenir. La laïcité n’est pas une option spirituelle parmi d’autres, mais le plan où les options spirituelles apprennent à se transcender pour que puisse apparaître ce qui est commun à tous les hommes.

Contrairement à César, figure traditionnelle de la domination, Marianne ne se tient pas en surplomb au-dessus des hommes : elle n’est, en réalité, que la forme politique de leur union consentie par adhésion aux principes d’égalité et de liberté, l’expression même de leur souveraineté individuelle et collective. La neutralité confessionnelle de la République n’est donc pas le signe de son hostilité à la religion, mais la marque d’une exigence d’universalité propre à une puissance publique effectivement dévolue à tous les hommes. L’unité du laos, du peuple, en deçà de ses différenciations, est bien la référence décisive de l’émancipation laïque. Et son principe essentiel. Dieu et Marianne, ainsi affranchis l’un de l’autre, n’ont pas à se faire alliés ou ennemis, car ils relèvent de registres rigoureusement distincts. Libération réciproque, grâce à la séparation laïque.

La République, transcendance toute humaine du bien public par rapport aux intérêts particuliers, appelle sans doute une symbolique propre, et l’hommage d’une figuration sensible, mais elle n’a nul besoin d’une sacralisation dominatrice. Il est donc faux de la dépeindre comme une sorte de puissance tutélaire, et de prétendre qu’elle aurait fait l’objet, au moment de la laïcisation qui lui a donné tout son sens, d’un transfert de sacralité. Double contresens, sur l’Etat républicain, illégitimement pensé en analogie avec les Etats de domination traditionnels, et sur la laïcité elle-même, conçue à tort comme le relais d’une religion. Quant aux engagements religieux, s’ils sont vécus avec assez de respect des autres postures spirituelles pour éviter la tentation cléricale et l’intolérance, ils ne doivent plus requérir de soutien du pouvoir politique ni de reconnaissance officielle. De cette manière sont éradiqués les facteurs d’affrontement, anciens et récents, pour cause réelle ou imaginaire d’options spirituelles différentes.

La laïcité n’est pas simple sécularisation, mais promotion active, par l’instruction publique notamment, de l’autonomie de jugement qui affranchit les hommes de toute tutelle civile ou politique, qu’elle soit religieuse ou non. La concorde qu’elle rend possible est ainsi la plus authentique qui soit, car elle ne repose sur aucune sujétion des consciences, aucune emprise idéologique. Elle joint le généreux pari sur la liberté au souci d’un monde commun aux hommes. Seuls des hommes maîtres d’eux-mêmes et de leurs pensées, pleinement égaux et libres, peuvent donner sens et vie à la fraternité qui les unit sans les lier.

Tel est le message d’avenir et d’espoir laïque. Il est possible d’en mesurer toute la portée dans un monde que déchirent à nouveau les quêtes fébriles d’identité par lesquelles on croit pouvoir compenser la froide mercantilisation de toute chose et la misère moderne qui en est la rançon. Encore faut-il ne pas se tromper de diagnostic sur les causes de ce naufrage du sens, en imputant à la laïcisation ce qui provient d’un déficit de justice et de maîtrise sociale de l’économie. A cet égard, l’idéal laïque est aux antipodes du moralisme où tend à sombrer la politique, comme du conformisme qui fait du capitalisme l’horizon indépassable de notre temps. Il n’a rien à voir avec ce « monde désenchanté » qu’on nous dépeint trop souvent comme le désert du sens qu’aurait laissé le reflux du religieux dans la sphère privée. L’humanisme critique de la pensée laïque libère au contraire la vie spirituelle de toute étroitesse, en se réglant sur l’idée la plus haute de l’accomplissement humain. Mais pour qu’une telle référence garde un sens qui ne soit pas illusoire, il invite à transformer le monde, lucidement, à partir d’une connaissance des causes de sa détresse et de son injustice. Jaurès le rappelait : seule la République sociale peut accomplir pleinement les promesses de la laïcité. Et la réciproque est sans doute vraie, car la puissance d’agir sur un monde plus juste dépend de la puissance de comprendre.

Henri Pena-Ruiz


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