Daniel Mendelsohn «  L’Odyssée exalte les avantages de la complexité  »

jeudi 8 janvier 2009.
 

Quel a été votre premier contact avec l’Odyssée   ?

Daniel Mendelsohn C’était avec une professeure d’anglais, au collège, une amie de mes parents. J’avais 11 ou 12 ans et, à partir de ce moment, ce texte m’a hanté. C’est un fil dans ma vie intellectuelle. Ulysse ressemblait à mon grand-père, celui que je décris dans les Disparus. Comme le personnage de l’Odyssée, c’était un grand conteur, il était rusé. J’imagine que cette ressemblance m’a frappé et m’a convaincu que les Grecs méritaient d’être étudiés.

Quand avez-vous compris que le grand sujet de l’Odyssée était les pères et les fils, pas seulement les maris et les femmes  ?

Daniel Mendelsohn Je l’ai vraiment remarqué, pour la première fois de ma vie de professeur, lors de mon séminaire sur l’Odyssée en 2011, auquel mon père a assisté. Sa présence dans la salle de classe m’a fait voir à quel point la relation père-fils était la trame même du texte. La structure de l’épopée souligne l’importance de ce thème  : elle commence avec un fils, Télémaque, qui cherche son père, l’intrigue culmine avec les retrouvailles entre Ulysse et son père, Laërte. Ulysse a un double rôle, père et fils. Ces trois hommes représentent les âges de la vie  : l’enfant, l’homme entre deux âges et le vieillard. C’est une expérience universelle.

La présence de votre père au séminaire a bouleversé non seulement la relation père-fils, mais aussi la relation maître-élève…

Daniel Mendelsohn Elle a surdéterminé le parallèle entre le rôle de parent et celui de professeur. On veut éduquer les jeunes gens mais il faut aussi leur enseigner l’indépendance, leur apprendre à penser par eux-mêmes. Dans la classe, une petite rébellion s’est levée contre moi, la même que j’expérimentais à la maison avec mes fils adolescents. Mon père est devenu le chef de l’opposition, il s’est mis à résister à mes idées. C’est un fil comique dans le texte. Mais cette attitude a eu une vertu pédagogique, il a montré aux étudiants qu’on pouvait penser librement face à un professeur savant.

Ses remarques sur le texte sont extrêmement judicieuses, et seul un homme de cet âge peut les faire…

Daniel Mendelsohn Le problème avec l’enseignement des grands textes, c’est que les jeunes gens n’ont pas assez d’expérience pour les apprécier. Le grand moment des retrouvailles entre Ulysse et Pénélope est impossible à expliquer à un garçon de 18 ans car il ne peut pas comprendre ce que signifie être séparé de quelqu’un pendant vingt ans. Mon père était un scientifique, il était très intelligent mais n’était pas littéraire. Il a saisi les thèmes les plus importants de l’Odyssée avec son instinct d’adulte.

Cheminant dans ce texte avec vos étudiants et à l’occasion d’une croisière avec votre père sur les traces d’Ulysse, vous découvrez une complexité chez lui que vous ne soupçonniez pas…

Daniel Mendelsohn J’ai modelé mon texte sur la structure et les thèmes de l’Odyssée. Je voulais que mon lecteur puisse apprécier toutes les facettes de mon père. Cette croisière faite ensemble sur les traces d’Ulysse m’a fait connaître des aspects de sa personnalité que j’ignorais parce que je n’avais jamais voulu voir. L’Odyssée traite d’un autre grand thème, proustien  : le temps. Il nous faut du temps pour appréhender la totalité des personnes dont nous sommes les plus proches. Nous ne connaissons personnellement qu’une partie de la vie de nos parents, celle vécue après notre naissance. Tout ce qu’il s’est passé avant est de la mythologie. Dans la grotte de Calypso, mon père m’a tenu la main alors que j’avais peur d’entrer, à cause de ma claustrophobie. Il a ensuite raconté aux autres passagers que c’était lui qui avait été terrifié. C’est très grec  ! Il a sacrifié sa propre réputation pour la mienne. C’était incroyablement touchant et c’était lui, ou une partie de lui.

Ce voyage vous permet aussi d’élucider une phrase qu’il avait prononcée au moment de votre coming out, à l’adolescence  : «  Je sais ce que c’est.  » Une phrase que vous n’aviez pas comprise alors…

Daniel Mendelsohn C’était aussi typique de lui. Il avait caché toute sa vie la tendresse vécue avec un ami dans les années 1940, à une époque où il était beaucoup plus dangereux qu’aujourd’hui d’être un adolescent gay. Jusqu’au moment où il a été nécessaire de me dire un mot pour me sauver. Aujourd’hui, je suis persuadé qu’il était prêt à expliquer cette phrase, au moment où j’ai fait mon coming out. C’est moi qui n’ai pas voulu, par peur d’être trop intime avec lui. Et ce n’est qu’à bord de ce paquebot qu’il a pu raconter cette histoire dont je ne savais rien.

Quelle est, pour vous, l’importance du motif du cercle  ?

Daniel Mendelsohn Le cercle a une importance très forte dans tous mes livres. J’ai appris des Grecs la technique de narration circulaire. Dans ce livre, ce motif est surdéterminé par le fait que mon père était mathématicien. La clôture du grand cercle qu’est le texte lui-même signifie la réunion des deux mondes, littéraire et mathématique. Mon père m’avait un jour posé une énigme dont la résolution était  : voyager en cercle ne signifie pas aller nulle part. Quand on arrive au beau milieu de l’Odyssée, à la fin du « Chant XII », on est dans la grotte de Calypso, où le texte a commencé, ou presque. On a tracé un grand cercle, on a beaucoup appris, beaucoup voyagé. On peut considérer qu’on n’a rien fait, mais si on lit avec soin, on peut mesurer la distance parcourue.

Votre intérêt pour les textes grecs résonne-t-il avec l’histoire de votre famille juive, disparue pendant la Seconde Guerre mondiale  ?

Daniel Mendelsohn Bien sûr. J’ai été hanté, dès ma plus tendre enfance, par ces histoires de civilisations disparues. La disparition d’une partie de ma famille en Pologne, en 1941, revient dans tous mes livres, et pas seulement dans les Disparus. Les héros épiques font souvent un voyage aux Enfers, une catabase. La première fois que j’ai lu l’Odyssée, l’idée de devoir se confronter aux morts pour continuer à vivre m’a paru complètement naturelle, à cause de mon histoire familiale. En Amérique, on ne comprend pas pourquoi j’écris sur la Shoah, sur les Grecs… En réalité, j’écris sur un seul sujet  : comment le passé vit dans le présent. Si on essaie d’y échapper, la vie sera encore plus difficile. Ulysse est un survivant. À propos des Disparus, un critique a parlé d’archéologie du moi. Ce terme est très juste. Dans mes textes, je fais des fouilles sur moi, sur la famille, sur les civilisations. Et la narration idéale pour cette activité est la narration circulaire.

Aviez-vous l’intuition, en commençant ce voyage avec votre père, que c’était le dernier, que la mort était au bout du chemin  ?

Daniel Mendelsohn Non. Peut-être mon père sentait-il que ce serait notre dernière aventure. Nous avons beaucoup voyagé ensemble dans les dix dernières années de sa vie. Je l’ai emmené partout, en Afrique du Sud, à Londres, Paris, Jérusalem. Nous ne nous sommes pas dit que c’était notre dernière aventure, mais ça l’a finalement été. Nous venions de passer ce semestre à étudier l’Odyssée. Il était très fier d’avoir suivi le cours jusqu’au bout.

Vous n’avez pas pu aller à Ithaque, l’ultime étape de la croisière sur les traces d’Ulysse, faute de temps. C’est symboliquement fort…

Daniel Mendelsohn Mon père appréciait que, dans les poèmes de Cavafy et Tennyson, conclure le voyage signifie mourir. Contrairement à mon père, j’étais très content que nous ne puissions pas aller à Ithaque. Quelques mois plus tard, il a apprécié l’aspect littéraire du voyage inachevé. Ne pas arriver signifie maintenir ouvertes toutes les possibilités de la vie. Rentrer chez soi, c’est être fini, comme il me l’a dit. Et il était fini. Dès notre retour chez nous, il est tombé, et ça a été le début de sa fin.

Ulysse, en continuant le voyage pour rentrer chez lui, refuse l’immortalité que lui offre Calypso…

Daniel Mendelsohn La déesse Calypso offrait à Ulysse l’immortalité et la jeunesse éternelle s’il acceptait de rester avec elle. En refusant et en rentrant vers Pénélope, il accepte sa condition de mortel. Le poème se termine de façon très abrupte, artificielle. Les dieux entrent dans la bataille et disent  : il faut finir. C’est littéralement deus ex machina. Comme si le poète voulait dire que les histoires ne se terminent jamais. Ce poème, si on voulait, pourrait continuer indéfiniment. On est dans la situation de Shéhérazade. Mais il faut insérer des fins artificielles et l’interruption la plus forte est la mort. Comme si l’Odyssée, en finissant d’une manière si artificielle, nous indiquait ses propres mécanismes. C’est presque postmoderne.

À plusieurs reprises, votre père prononce cette phrase, sous des formes différentes  : «  Le poème fait plus vrai que le réel  », « Le poème est plus fort que les ruines  » …

Daniel Mendelsohn C’est une pensée très proustienne  : arriver dans un lieu auquel on a longtemps songé et qui n’est jamais identique à ce qu’on imaginait. La réalité est décevante face à nos rêves. Je relis Proust en ce moment, je le fais tous les dix ans. J’en suis au deuxième volume, à l’épisode où il décrit ce phénomène, avant d’aller à Balbec. C’est très amusant que mon père, qui n’a jamais lu Proust, soit arrivé seul à cette inspiration proustienne. Les murailles de Troie ne sont pas qu’un tas de pierres, c’est aussi le temps et l’histoire. Le poème reste intact, intègre. Pour la première fois de sa vie, il sentait que la littérature produisait des images qui ne pouvaient pas être détruites, contrairement aux édifices. Il était très impressionné.

Comment l’Odyssée résonne-t-elle avec notre présent et avec la question de l’identité qui est au cœur de tous vos livres  : qui je suis, quelle est la nature de l’homme  ?

Daniel Mendelsohn L’Odyssée et Œdipe de Sophocle, les textes qui ont le plus d’autorité dans notre tradition occidentale, traitent de l’identité. Cette question était obsédante pour les Grecs. Aujourd’hui, notre expérience est aplanie par l’Internet, les SMS, les classifications  : tout est pensé en termes de oui ou non, de noir ou blanc. L’Odyssée, au contraire, exalte les avantages de la complexité. En politique, on voit bien les dangers d’une pensée plate, hypersimplifiée. Les erreurs commises par les personnages de l’Odyssée sont liées à leur incapacité à deviner la complexité des autres. Comme dans le fameux épisode du Cyclope  : un oracle lui avait prédit qu’il serait vaincu mais il était incapable de deviner que son ennemi serait un petit homme, car il était un géant. Sa pensée était trop étroite. S’il avait pu élargir ses idées, il aurait été prêt. Le destin du Cyclope est une leçon  : dans la vie, il faut s’attendre à toute possibilité. Questionner l’identité, personnelle, nationale, culturelle, ne peut pas être un exercice vain. Essayons d’examiner davantage notre pays, le caractère d’un peuple. Les résultats pourraient nous aider à rendre la politique plus complexe, humaine, humaniste. Ces questions centrales qui, à première vue, n’ont rien à dire aux temps modernes ont beaucoup à nous apprendre sur nos vies. Entre l’Iliade et l’Odyssée, il y a toute la vie  : la guerre et la paix, la guerre et l’après-guerre, ce que signifie recommencer la vie après la guerre. Ce sont des sujets que tout le monde connaît, peut-être plus ici, en Europe, car nous n’avons jamais eu une guerre sur notre territoire, sauf la guerre civile. Bien sûr la technologie a changé, mais si on enlève cette couche superficielle, la nature humaine est la même. C’est la question que nous devons affronter  : quelle est la nature humaine  ? Pourquoi agissons-nous de telle ou telle manière  ? Les classiques sont classiques pour une bonne raison.

L’ÉCRIVAIN DES TRACES

Daniel Mendelsohn est né en 1960 à New York. Titulaire d’une thèse de lettres classiques, critique littéraire à la New York Review of Books, essayiste et traducteur, il a connu un grand succès en France en 2007 avec les Disparus, prix Médicis étranger. Une enquête sur les traces de six membres de sa famille, son grand-oncle, sa femme et leurs quatre filles, disparus en Pologne en 1941. Une odyssée est son quatrième livre traduit en France, après l’Étreinte fugitive et Si beau, si fragile, un recueil de textes critiques sur la littérature et le cinéma.

Entretien réalisé par Sophie Joubert, L’Humanité


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