Sur la philosophie morale de Kant (Denis Collin)

mardi 17 février 2009.
 

La philosophie morale de Kant constitue une innovation majeure dans la pensée morale, non parce qu’elle conduirait à des propositions morales inédites mais parce qu’elle déplace le point de vue à partir duquel les principes moraux peuvent être fondés. Pour aller vite, on peut dire que les morales traditionnelles étaient fondées soit sur l’obéissance à l’autorité divine – obéissance liée à un système de menaces (l’enfer) et de promesses de la béatitude éternelle – soit sur des principes ontologiques (par exemple dans l’idée de loi naturelle). Ces morales sont des morales téléologiques : les actes moraux visent une certaine fin, individuelle ou collective, censée être l’accomplissement de la destinée humaine. Agir moralement, c’est ainsi agir en vue d’un bien, sachant qu’un bien quelque chose que l’on peut désirer posséder. Or ce genre de morale se perd dans de nombreuses difficultés. La loi divine n’est pas facile à connaître et ses commandements sont souvent obscurs. Les fins qu’il est bon de poursuivre sont l’enjeu de désaccords sérieux. Tel fait résider le bien dans le plaisir, tel autre dans la vertu, tel autre encore dans la vie harmonieuse de la cité ou dans la contemplation du vrai. En outre, si les sociétés traditionnelles étaient toujours plus ou moins soumises à une morale dominante, issue de la tradition, dans la société moderne, pluraliste, doivent pouvoir coexister de nombreuses conceptions du bien raisonnables, mais néanmoins contradictoires les unes avec les autres. La démarche initiée par Kant promet précisément de résoudre ces contradictions en redéfinissant les fondements et le champ de la morale.

I. La bonne volonté

A. Révolution copernicienne

Comme dans la théorie de la connaissance, Kant opère en philosophie morale une véritable révolution copernicienne. L’homme ne reçoit la loi morale ni de la nature ni de Dieu mais de la raison et d’elle seule. L’action n’est pas le moyen en vue d’atteindre un bien. Elle est uniquement dictée par le devoir, quoi qu’il puisse nous en coûter. Il ne s’agit plus d’atteindre le bonheur, mais seulement de s’en rendre digne, mais « sans garantie de résultat » ! À la morale téléologique se substitue une morale déontologique.

B. La liberté

Le principe de l’action étant la volonté, il s’agit donc de déterminer ce qu’est une bonne volonté. Kant montre qu’il est impossible de déterminer ce qu’est une bonne volonté en partant des fins visées par cette volonté. Les maximes d’une volonté déterminée par ces fins sont toujours hypothétiques. Une bonne volonté est une volonté autonome, c’est-à-dire libre. Alors que, traditionnellement la loi morale est conçue comme ce qui vient limiter la liberté de l’homme, au sens du libre-arbitre, c’est-à-dire de sa capacité de choisir le bien ou le mal, de pécher ou de refuser le péché, avec Kant, la liberté devient le principe même de la loi morale. Une liberté ne serait qu’une expression contradictoire. Être libre, c’est faire ce qu’on veut. Mais ce que l’homme veut librement ne peut pas être chose que ce que lui dicte sa raison, indépendamment de tout mobile sensible. Ainsi la bonne volonté n’est rien d’autre que la loi que dicte la raison.

C. L’universalité de la loi

Or la loi de la raison est une loi de non contradiction ou encore une loi d’universalité. Une volonté absolument bonne ne peut pas être mauvaise ! Elle ne peut pas se contredire elle-même : je ne peux pas vouloir « x » ici et maintenant et « non x » demain ou ailleurs. C’est ainsi que « le caractère qu’a la volonté de valoir comme une loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général. » D’où se déduit la formule de la volonté absolument bonne : « Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pur objet comme lois universelles de la nature. » L’impératif moral est un impératif catégorique, parce qu’il ne souffre aucune exception, parce que ses commandements sont nécessaires et ne sont soumis à aucune condition, ni à aucune hypothèse supplémentaire.

II. L’universalisation et le respect d’autrui

A. La morale formelle

Nous sommes ainsi parvenus à ce principe d’universalisation qui constitue le noyau de la morale kantienne mais dont on n’aperçoit pas tout de suite la portée. Une action n’est une action morale que si la maxime qui la commande peut valoir comme loi universelle, répète Kant sous diverses formes. C’est là quelque chose de remarquable car la morale n’est plus définie par son contenu – sa « matière » dit Kant – mais uniquement par sa forme. C’est la conséquence du fait que la loi morale est un produit de la raison pure dans son usage pratique – donc indépendamment de tout mobile matériel – et c’est la condition de la moralité, car si la morale était définie par sa matière, s’y mêleraient nécessairement des mobiles empiriques et des considérations de prudence (pragmatiques).

L’application de ce principe est en apparence fort simple. Par exemple, on peut se demander s’il est permis, dans certains cas, de mentir. La réponse kantienne est catégorique : ne mentir jamais ! En effet, si je m’accorde le droit de mentir pour certaines raisons pragmatiques déterminées, du même coup, je dois l’accorder à tout autre, qui lui aussi trouvera toujours des raisons spécifiques de mentir. Dès ce moment, c’est l’existence de la vie sociale et de la vie humaine tout court qui devient impossible puisque plus personne ne peut avoir confiance en la parole de l’autre, plus aucun contrat ne pourrait être souscrit.

Ainsi, on voit apparaître chez Kant quelque chose qui trouvera son développement dans la philosophie morale du XXe siècle. Les principes de la moralité ne sont pas définis par un contenu dont on pourrait éventuellement discuter, mais par une procédure. L’impératif catégorique kantien ne nous dit rien de déterminé ; il nous indique seulement – mais c’est considérable – la marche à suivre si nous voulons savoir comme agir et quelles maximes sont des maximes légitimes pour déterminer notre décision. Autrement, dit le formalisme kantien, loin de condamner l’impératif catégorique à l’impuissance – selon la célèbre formule qui dit que Kant a les mains pures mais n’a pas de main – se révèle, au contraire, un principe moral dont les applications « concrètes » sont les plus larges.

B. Se mettre à la place de l’autre

L’impératif catégorique, en effet, n’est pas le principe d’une universalité abstraite qui laisserait la voie ouverte à toutes les mises en œuvres concrètes possibles, y compris les plus tyranniques. On pourrait, par exemple, imaginer que l’égoïsme soit un principe universalisable. Kant, lui-même, envisage cette solution, dans le texte cité plus haut. Une société d’égoïstes indifférents aux autres, donc non envieux, est ainsi théoriquement possible. C’est même l’hypothèse de base tant de l’économie politique classique de Smith que des théories modernes du choix rationnel. Néanmoins, Kant refuse cette hypothèse de l’égoïste indifférent, car si elle est possible universellement sans contradiction, nous ne pouvons pas la vouloir : en effet, « il peut survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l’amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d’obtenir l’assistance qu’il désire par cette loi de la nature issue de sa propre volonté. »

Il ne suffit pas seulement, comme semblent le croire des critiques un peu superficiels de Kant, que la maxime de l’action puisse être généralisée, il faut se demander si chaque homme – et même chaque être raisonnable – pourrait la vouloir. Il faut donc en quelque sorte se mettre à la place des autres, et en premier lieu à la place de tous ceux qui pourraient être injustement défavorisés par la mise en œuvre d’une règle, par ailleurs non contradictoire et acceptée par le plus grand nombre.

C. Le respect de l’humanité dans chaque homme

Le principe d’universalisation kantien ainsi entendu conduit donc à une nouvelle formulation de l’impératif : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Ce n’est pas l’humanité en général qu’il faut respecter mais l’humanité dans chaque individu. Ainsi l’autre est un autre moi-même non parce qu’il me ressemble, parce que nous appartenons à la même tribu ou à la même nation, mais parce que nous sommes également doués de cette dignité suprême qu’est l’appartenance à l’humanité, comme fin suprême.

C’est ainsi la raison pratique qui constitue la communauté humaine comme une totalité. L’humanité n’est pas une qualité biologique, mais cette reconnaissance mutuelle des individus comme sujets moraux. Et cela vaut pour tout homme, même le plus égoïste, même le plus méchant, car celui-là reconnaît encore une loi morale universelle même si, dans ses propres actions il ne la suit jamais, incapable qu’il est de résister à ses inclinations au mal.

III. Conséquences de la morale de Kant

A. Critique de l’utilitarisme

Ainsi, la philosophie morale de Kant s’oppose radicalement à toutes les morales utilitaristes. La maxime de l’utilitariste est : Agis en vue d’augmenter la quantité de bonheur du plus grand nombre. Il existe plusieurs formes de cet utilitarisme ; un utilitarisme hédonisme qui fait résider le bonheur dans le plaisir et dans l’absence de douleur chez Bentham, un utilitarisme plus élaboré chez John Stuart Mill ou Henry Sidgwick ; mais dans toutes ces doctrines, c’est la fin, le bonheur collectif, qui rend justice des moyens. Kant ne s’oppose pas à l’utilitarisme seulement parce que c’est une morale du bonheur - un eudémonisme – et donc une morale aux principes indéterminés puisque chacun a sa propre conception du bonheur, alors que, pour lui, seule l’intention est morale et seule la bonne volonté est vraiment bonne. Il s’oppose encore à l’utilitarisme parce cette doctrine viole la formule du respect de l’humanité dans chaque homme. En effet, l’utilitariste calculant la somme de bonheur collectif peut parfaitement admettre que quelques-uns soient défavorisés, si cela profite à la majorité.

Pour Kant, cela est impossible, puisque alors je serais amené à considérer certains membres de la communauté humaine uniquement comme des moyens et non comme des fins en soi. Les droits de chaque individu sont inviolables, même si ce respect aboutit à ce que l’humanité prise dans son ensemble soit moins heureuse. On a souvent reproché à Kant son approbation de la terrible formule : fiat justitia, pereat mundus (que la justice soit faite et que périsse le monde). On a vu dans cette formule l’expression du fanatisme moral kantien. Kant précise pourtant l’interprétation qu’il en donne : « que la justice règne, dussent périr les scélérats de tout l’univers ; cette sentence, qui a passé en proverbe, est un principe de droit bien énergique, et qui tranche courageusement tout le tissu de la ruse ou de la force. » (Projet de paix perpétuelle)

B. Principes de justice

Dans la conception de Kant, la philosophie morale donne les fondements du droit dont la politique doit être la mise en œuvre. C’est donc dans la fidélité à l’inspiration kantienne que s’inscrit la Théorie de justice de John Rawls qui veut donner les principes de base d’une société bien ordonnée. Ces principes de base sont les suivants :

1) Principe d’égale liberté : tous les individus ont « un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous ».

2) Principe de différence : « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »

Cela signifie qu’une règle d’organisation sociale – par exemple, une règle de répartition des richesses ou des pouvoirs – n’est juste que si elle peut être acceptée par chacune des personnes concernées. C’est là une conséquence directe de la formulation de l’impératif catégorique comme respect de l’autre. Mais cet exemple a encore un autre avantage : il permet d’en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée que le moralisme kantien est un rigorisme formel, insupportable pour l’humanité concrète. Imaginons qu’une certaine règle de répartition des richesses soit favorable à la croissance mais qu’elle suppose qu’une partie de la population en paie le prix – par des licenciements ou des baisses de salaires. Les défavorisés pourraient, à la limite, l’accepter au nom du sacrifice à la collectivité. Mais le législateur kantien refusera cette proposition parce que lui ne prône pas une morale du sacrifice mais une morale fondée sur des principes de justice. Or ces principes de justice supposent que chacun a le droit de vivre et de défendre ses propres intérêts. Et donc cette philosophie, qui refuse de faire du bien-être et de l’intérêt égoïste une motivation morale, est en même temps la philosophie qui considère comme légitimes les principes de prudence et les calculs pragmatiques de tous les individus, à égalité des droits.

C. L’éthique de la discussion

Cette norme kantienne d’universalisation suppose-t-elle que nous acceptions préalablement des hypothèses métaphysiques fortes – par exemple l’adhésion à la philosophie transcendantale de Kant et au rôle qu’il donne à l’a priori ? Les théoriciens de l’éthique de la discussion, Jürgen Habermas et Karl Otto Apel montrent qu’il n’en est rien. Dans toute discussion pratique, entre individus de bonne foi qui cherchent à prendre une décision se trouvent toujours déjà inclus des principes moraux du type des principes kantiens. Ainsi, selon Habermas, « Dans les argumentations, les participants doivent partir du fait qu’en principe tous les concernés prennent part, libres et égaux, à une recherche coopérative dans laquelle seule peut valoir la force sans contrainte du meilleur argument. »

Les formes de communication sociale les plus exigeantes recèlent donc en elles-mêmes des présuppositions éthiques ou morales qui conduisent à admettre le principe d’universalisation et le principe du respect de chacun comme des principes fondamentaux auxquels on se saurait déroger.

Bibliographie

Emmanuel Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs ;Traduction et postface de Victor Delbos. Le Livre de Poche, les classiques de la philosophie, 1993

Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, collection Profil, Hatier

John Rawls : Théorie de la justice, Traduction C.Audart ; Le Seuil, réédition Points,1998.

Jürgen Habermas : De l’éthique de la discussion, Traduction de Mark Hunyadi, Le Cerf, 1992, réédition Champs/Flammarion, 1999


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