Partage de la valeur ajoutée : la bosse et le creux (par Jean-Marie Harribey, ATTAC)

samedi 21 février 2009.
 

La bataille pour le partage de la valeur ajoutée est engagée. Elle ne va pas être simple. D’abord parce que le Medef n’entend pas laisser les actionnaires être dépossédés de la moindre parcelle de la richesse qu’ils sont en mesure de s’accaparer. Ensuite parce que le Président Sarkozy agit en orfèvre pour brouiller les cartes avec son histoire des « trois tiers ». Enfin, parce que les médias s’emparent de cette question et, bien entendu, sont du côté du manche.

Ainsi, le 18 février 2009 dans Libération, un article de Grégoire Biseau entend « désintoxiquer » les lecteurs en critiquant la thèse de la baisse de la part salariale dans la valeur ajoutée au cours des dernières décennies. Sa « désintox » s’appuie notamment sur l’article qu’a publié Denis Clerc dans L’Économie politique (n° 44, janvier 2009). Celui-ci reprend son texte qui avait circulé l’an dernier sur Internet et qui avait fait l’objet de discussions au sein du Conseil scientifique d’Attac. À l’époque, Michel Husson avait répondu en reconnaissant le bien-fondé de certaines remarques de méthode de Denis Clerc (notamment l’analyse sur la valeur ajoutée nette et non pas brute), mais en faisant valoir que, quelles que soient les méthodes de mesure retenues, la tendance à la baisse de la part salariale se vérifiait, même atténuée (notamment quand on raisonne sur la valeur ajoutée après paiement des impôts sur la production par les entreprises). Dans L’Économie politique, Denis Clerc semble ne pas avoir eu connaissance de la réponse de Michel Husson et il soutient l’idée qu’on ne peut retenir comme point de repère la « bosse » de la part salariale atteinte aux alentours de 1982. Celle-ci éliminée, la part de la masse salariale serait globalement assez stable dans le temps. C’est également le point de vue défendu par Grégoire Biseau, promu « désintoxicateur » à Libération.

Pour étayer sa thèse, Denis Clerc effectue une comparaison des pays européens sur la période 1990-2007 : deux groupes de pays se dégagent, les uns voyant la part salariale dans la valeur ajoutée nette des sociétés non financières augmenter (dont la France, + 2,1 points de pour cent de valeur ajoutée nette), les autres baisser (tableau 1, p. 18 de L’Économie politique).

Qui dit vrai ? Ou bien y a-t-il une faille quelque part ? Encore une fois, il y a un problème de méthode. Denis Clerc refuse de prendre pour référence le point le plus haut jamais atteint par la part salariale. Et on peut sans doute lui donner partiellement raison. Mais le problème vient du fait qu’à la place de la « bosse » la plus haute, il retient comme repère le moment le plus creux, c’est-à-dire celui de la fin des années 1980-début des années 1990, après que le décrochage des salaires par rapport à la productivité du travail eut produit ses effets. Or il n’y a pas plus de raison de retenir le creux que la bosse. Bosse et creux ne remettent pas en cause les conclusions auxquelles le FMI et l’Union européenne aboutissent sans la moindre hésitation : la part salariale a baissé un peu partout dans le monde capitaliste développé. Et le « déintoxicateur » de Libération est passé un peu vite sur l’article de Denis Clerc qui se termine de façon plus nuancée qu’il ne commence.

En fin de compte, la bulle financière ne peut prospérer durablement qu’en proportion de la pression exercée sur les salaires et sur tout ce qui fait la condition salariale : organisation du travail, protection sociale, services publics, etc. Et si cette condition salariale n’avait été fortement dégradée, et si elle avait renoué avec sa « trajectoire historique stable », on ne comprendrait pas pourquoi la crise actuelle serait aussi globale et profonde.

D’ailleurs, ceux qui aujourd’hui contestent la thèse de la baisse de la part salariale se retrouvent pour dire que, après la « bosse » grossie pendant les années 1970, puis le creux approfondi la décennie suivante, la part salariale aurait retrouvé cette place « historique » normale, celle notamment de la période faste des Trente Glorieuses. La lutte pour le rééquilibrage du partage de la valeur ajoutée ne serait donc pas justifiée. Cet argument est doublement étonnant.

Premièrement, il semblerait sous-entendre que, puisque la part des salariés était stable pendant les Trente Glorieuses, leur situation n’était pas défavorable. Mais c’est confondre le niveau de l’exploitation de la force de travail et l’évolution de ce niveau. Qui ne se souvient ou qui n’a pas entendu parler des luttes sociales féroces de cette période et qui ont culminé dans le refus du travail à la chaîne dans les années 1960 ? Donc dire que les gains de productivité étaient « partagés » comme on le dit souvent doit être compris comme « partagés de telle sorte que le rapport des forces restait en l’état ». Degré stable de l’exploitation ne signifie pas absence d’exploitation.

Deuxièmement, l’argument est étonnant car il vient une fois de plus nous présenter les Trente Glorieuses comme un modèle pérenne. Or le retour de cette période est impossible et non souhaitable. La préparation d’une économie non productiviste exigera un remodelage de la répartition des revenus et donc une baisse de l’exploitation de la force de travail. À la limite, on peut dire, que même si la part salariale n’avait pas beaucoup baissé, il faudra que son envers, la part actionnariale, baisse considérablement pour que la collectivité puisse maîtriser son destin. Un mode de développement soutenable exige d’une part une réduction drastique des inégalités, d’autre part des investissements massifs pour reconvertir l’économie. Il faudra donc asphyxier les dividendes.


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