Communisme, l’hypothèque levée

samedi 16 décembre 2023.
 

- 8 décembre 1989 : les dirigeants russe, ukrainien et bélarusse signent un traité mettant fin à l’URSS

- Loin d’annoncer la fin de l’histoire et la marginalisation de tout souffle révolutionnaire, la chute de l’empire soviétique pourrait à nouveau libérer l’utopie.

Lénine pleure à chaudes larmes devant l’entrée du paradis. Soudain arrive Sacha, l’un de ses amis d’enfance : « Vladimir Ilitch, pourquoi es-tu si triste ? - Saint Pierre me refuse l’entrée du Ciel. » Sacha réfléchit et lance : « Saute dans mon sac et je te ferai passer la porte. » Après avoir vérifié si Sacha figure bien sur la liste des élus, saint Pierre le laisse entrer. Mais, se ravisant, il questionne : « Qu’as-tu dans ton sac ? » En guise de réponse, Sacha interroge saint Pierre : « Vous avez un certain Karl Marx, ici ? » Saint Pierre consulte le grand Bottin du paradis, et répond par l’affirmative. Alors Sacha ajoute : « Ce Karl Marx a laissé un Capital sur terre. Je vous amène les intérêts ... »

On ne saurait mieux dire, sur un mode humoristique, combien inséparables apparaissent la démarche du coauteur du Manifeste du Parti communiste et l’expérience des sociétés qui s’en sont réclamées. A raison ou à tort. Que le socialisme soviétique et ses variantes aient effectivement mis en oeuvre, en la pervertissant, l’inspiration marxiste, ou qu’ils lui aient été, dès l’origine, étrangers, peu importe en définitive : plus de soixante-dix ans durant, ce modèle, longtemps repris à leur compte par la quasi-totalité des partis communistes, a été, pour la majorité de l’humanité, identifié à l’idée même de socialisme.

Voilà qui incite à une lecture plus contradictoire de l’effondrement du communisme, phénomène majeur de cette fin de siècle, au même titre que son avènement en avait marqué le début. A ceux qui n’y voient, parfois sans la moindre nuance, qu’une victoire de la liberté, répondent d’autres qui, n’hésitant pas à rosir le passé, se contentent de pleurer ses conséquences négatives.

Pour la majorité des peuples des pays dits « socialistes », cette libération est allée de pair avec le basculement dans le capitalisme sauvage. Le plus souvent, il s’est agi - et il s’agit encore - d’une période de grave régression économique, sociale et morale, même si des couches, moins étroites qu’on ne le pense, se sont formidablement enrichies. Ouvriers, enseignants et chercheurs, créateurs, retraités, femmes, enfants et adolescents : la liste des victimes de ce que l’on désigne pudiquement comme la « transition » s’allonge d’année en année.

On pourrait en dire autant des mouvements de libération nationale ou/et sociale qui, d’un bout à l’autre de la planète, ont vu disparaître ce qui constituait, nolens, volens, leur principal point d’appui : ayant perdu son statut d’enjeu dans le combat entre l’Est et l’Ouest, leur cause a quitté le devant de la scène internationale, et, dans l’indifférence générale ou presque, perdu une bonne partie de ses moyens d’action et d’influence. Palestiniens, Nicaraguayens, Angolais, Mozambicains, voire Sahraouis peuvent en témoigner douloureusement. Comme, d’ailleurs, les peuples de l’ex-Yougoslavie...

Mais les dégâts vont bien au- delà : c’est à l’échelle mondiale que, débarrassé de son ennemi principal et des menaces - économique, idéologique et militaire - qu’il incarnait pour lui, l’Occident, avec à sa tête les Etats-Unis, s’est retrouvé seul maître du monde. Affirmer que la mondialisation a commencé le 9 novembre 1989, avec la chute du mur de Berlin, ou en août 1991, lors du ralliement de M. Mikhaïl Gorbatchev à la croisade américaine dans le golfe Arabo-Persique, ou encore le 8 décembre 1991, date de la dissolution de l’Union soviétique, n’a rien d’un paradoxe.

Mais la pleine mesure des effets de la disparition du monde socialiste ne saurait justifier une nostalgie anachronique. Certes, l’expérience communiste ne se résume pas à la caricature sanglante qu’en a brossée M. Stéphane Courtois, à la plus grande joie d’une extrême droite qui n’aurait jamais espéré voir un historien issu de l’extrême gauche reprendre à son compte l’assimilation du communisme au nazisme et l’exigence lepéniste d’un Nuremberg pour les communistes (1). Rien, et surtout pas les falsifications destinées à grossir le nombre des victimes du léninisme et du stalinisme, tout en les isolant de leur contexte, ne légitime le signe d’égalité qui est au coeur du Livre noir : entre, d’un côté, une entreprise guerrière et génocidaire, et, de l’autre, un espoir de libération hérité de siècles de luttes et porté par des centaines de millions d’êtres humains, même si ce rêve s’est évanoui, souvent dans le sang.

Reste que ce passage, si courant qu’on pourrait le penser obligé, des expériences communistes par des phases de répression massives, parfois monstrueuses, impose à quiconque a cru, croit et croira en un changement radical de nos sociétés un devoir de réflexion. Il importe de mettre à jour les racines et les mécanismes de cette dégénérescence, comme les raisons de la faillite de toutes les tentatives de réforme démocratique en profondeur de ces régimes.

C’est dire que la réponse à des manipulations - qui visent non le stalinisme, mais l’espérance socialiste - devrait s’accompagner d’un retour critique sur le bilan du communisme. Comme il paraît loin, le temps où le Parti communiste français, dans les années 80, se permettait encore de qualifier celui-ci de « globalement positif », à l’heure où son homologue italien, par la voix d’Enrico Berlinguer, jugeait « épuisée » la « force propulsive » de la révolution d’Octobre. Plus que jamais, ce bilan se résume, dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, y compris ceux engagés dans les luttes sociales, à un quintuple échec : démocratique bien sûr, mais aussi économique, donc en dernier ressort social, écologique et humain.

La transformation du « modèle » soviétique en contre-modèle ne date pas, à vrai dire, des dernières années. Dès les années 30, de l’accusateur Staline, de Boris Souvarine, aux lucides Retouches à mon retour d’URSS, d’André Gide, pour citer deux exemples particulièrement lumineux, la perversion de l’idéal communiste apparaissait comme un obstacle à l’essor du mouvement de transformation de la société capitaliste. Des décennies durant, tout projet socialiste se verra opposer sa seule concrétisation existante : le « socialisme réel ». Et, parmi les forces révolutionnaires elles-mêmes, l’horizon soviétique bornera tragiquement l’élaboration d’une alternative radicale plausible.

En ce sens, nonobstant ses conséquences évoquées plus haut, la chute de la maison communisme lève une terrible hypothèque. Loin d’annoncer la fin de l’histoire et la marginalisation de tout souffle révolutionnaire, elle libère au contraire pleinement l’utopie. Les nouvelles générations auront bientôt la chance de pouvoir penser une autre société sans être sommées de se situer dans un modèle préexistant ou par rapport à lui. Pas question, bien sûr, de bâtir sur une table rase : le recul doit permettre de tirer les leçons de la faillite du communisme, comme d’ailleurs, sous d’autres formes et pour d’autres raisons, du réformisme social-démocrate. Mais la puissance ainsi redonnée à l’imagination devrait aussi stimuler une démarche qui parte de ce dont les hommes et les femmes ont besoin, plutôt que de concepts théoriques, voire dogmatiques, qu’il importerait de « mettre en oeuvre ».

L’individu et la société

COMMENT redonner de l’élan à la démocratie, au pluralisme, aux droits et libertés, en les mettant à l’abri de toute entreprise totalitaire ? Comment garantir égalité des chances et justice sociale, assurer à chacun la sécurité à laquelle il a droit, sans pour autant niveler par le bas et décourager l’initiative ? Comment ériger la satisfaction des besoins sociaux fondamentaux en priorité d’une économie dont il convient évidemment de ne pas casser le développement ? Comment dégager les ressources nécessaires à un équilibre inédit entre travail, formation, vie familiale, vie associative et loisirs dans un temps enfin libéré ? Comment se préparer à une répartition des richesses qui, à l’échelle du monde, respecte le droit de tous les peuples au développement ? Comment concevoir le rôle de l’Etat au service de tous ces objectifs, tout en construisant l’autonomie de chaque citoyen, de chaque collectivité locale à son égard ? Bref, comment réinventer le rapport entre individu et société ? Des questions, parmi tant d’autres, auxquelles il n’y a plus de réponses toutes faites...

Le champ est ouvert, prêt à être défriché. Enfin.

Dominique Vidal


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