Le syndicalisme d’accompagnement est-il d’avenir ?

jeudi 6 septembre 2018.
 

Après le congrès de la CFDT et la mobilisation sociale à la SNCF, le syndicalisme dit d’accompagnement se retrouve questionné.
- Misère du syndicalisme réformiste par Gilles Rotillon, professeur émérite, université Paris-Nanterre
- Une impasse stratégique par Karl Ghazi, syndicaliste CGT

Misère du syndicalisme réformiste par Gilles Rotillon, professeur émérite, université Paris-Nanterre

Laurent Berger (CFDT), Philippe Louis (CFTC) et Luc Bérille (Unsa), trois dirigeants syndicaux «  représentant près d’un million d’adhérents  », ont signé une tribune le 13 avril dans Libération réclamant «  des réformes, mais surtout plus de démocratie sociale  ».

Le moins qu’on puisse dire, c’est que sa lecture est instructive quant à l’absence complète d’analyse sur les raisons qui nécessiteraient ces fameuses réformes. À la place, on a droit à un magnifique exercice de langue de bois, alliant les vœux pieux appelant à «  répondre aux territoires exclus des fruits de la croissance retrouvée  », après avoir dressé un tableau peu enthousiasmant de la situation sociale du pays (chômage, précarité, pauvreté, difficulté d’accès au transport, au logement, aux soins et à certains services publics) et l’affirmation de cette fameuse nécessité à réformer pour ne pas se «  satisfaire du statu quo  ».

Qui pourrait en effet se dire partisan d’accentuer ces maux qui nous accablent au point qu’on ne peut pas les nier sans paraître inhumain  ? Certainement pas tous les hommes politiques au pouvoir depuis au moins trente ans, sans pour autant que leurs actes aient en quoi que ce soit changé les choses.

Donnons acte à ces dirigeants que leurs souhaits soient sincères et examinons les motifs qu’ils nous donnent pour les soutenir. Le premier est l’affirmation que leurs «  organisations portent un projet de société apaisée, porteur de démocratie et de progrès social  », ce qui reste pour l’instant à justifier davantage qu’avec ces simples mots.

Après tout, si c’était le cas, le bilan noir évoqué dans leur tribune ne serait pas si désespérant. Le deuxième, c’est cette autre affirmation que leurs organisations sont «  responsables et compétentes (…), capables de regarder les réalités en face  ». Si les réalités désignent la situation sociale de la France (chômage, précarité…), comme celle-ci perdure, puisqu’elle justifie qu’ils y consacrent une tribune, leurs compétences deviennent moins évidentes.

Quant à la responsabilité, c’est un mot tellement galvaudé qu’il est plus un marqueur de ceux qui revendiquent une parcelle d’influence qu’une preuve d’un comportement réellement responsable. Et ce n’est pas l’appel à l’histoire prouvant qu’ils ont bien agi qui peut être vraiment convaincant. Quand on convoque «  l’intérêt supérieur du pays  » comme argument probant, on doit se demander qui bénéficie de cet «  intérêt supérieur  »  : les chômeurs, les précaires, les pauvres…  ? Là encore, le bilan social ne plaide guère pour une marche triomphale vers le progrès social et la démocratie.

Enfin, le dernier argument, c’est que, comme «  organisations réformistes, de construction sociale, nous ne contestons pas la nécessité d’adapter notre modèle social aux exigences et opportunités de notre monde en bouleversement  ». Modèle par ailleurs déclaré «  juste dans ses fondements  » sans qu’on sache ce que sont ces fameux fondements, tellement enfouis qu’ils doivent sans doute eux aussi s’adapter au monde d’aujourd’hui dont on ne saura pas plus ce qui le caractérise.

C’est sans doute l’autre facette de la «  réalité  » qu’ils savent si bien regarder en face, au point qu’ils sont incapables de la décrire. Si prolixes sur la dure situation des exclus auxquels il faut donner la parole et qu’il faut faire participer aux «  grands choix qui sont devant nous et conditionnent notre avenir commun  », ils restent étrangement muets sur les bouleversements du monde et sur ce que sont ces terribles exigences qu’ils nous imposent.

Que le monde bouge, ça s’appelle l’histoire, et elle est faite par les hommes. Elle n’a rien d’une terrible exigence, sauf à se réfugier dans les discours lénifiants pour justifier le statu quo qu’on affirme ne plus vouloir accepter.

Réformer sous cette condition s’apparente davantage au changement pour que rien ne change de Tomasi Di Lampedusa qu’à des transformations profondes pour améliorer le sort des chômeurs, précaires et autres pauvres  !

Si adapter notre modèle social conduit à la réforme du travail qui nous a été imposée par les ordonnances ou à commencer à trouver des avancées dans celle de la SNCF, comme semble le penser Laurent Berger, en attendant sans doute les mêmes avancées dans celle des retraites, c’est une adaptation que le patronat demande depuis longtemps, au même motif des exigences de notre monde en bouleversement.

Si c’est là le sens de la responsabilité invoquée, il y a lieu de craindre que les chômeurs, les précaires et autres pauvres n’en subissent les conséquences qui, nul n’en doute, seront alors «  assumées  » (autre mot fétiche des aspirants aux «  responsabilités  ») par nos dirigeants syndicaux.

Et ce n’est pas la supplique adressée aux dirigeants de ce pays pour que, sans doute dans leur grande bonté, «  ils proposent un véritable projet pour toute la société, qui permette à chacun d’exercer réellement sa liberté  », tout en leur demandant de «  reconsidérer la méthode par laquelle ils entendent réformer le pays  », qui peut nous inciter à croire que nos dirigeants syndicaux soient aussi capables de voir la réalité en face qu’ils l’affirment.

Sinon, ils se rendraient compte que la méthode utilisée et le projet proposé par le président de la République et son gouvernement sont d’une cohérence qui fait peu de cas de «  l’intérêt supérieur du pays  », mais participe à la mise en œuvre du programme, énoncé en son temps par Denis Kessler, alors dirigeant du CNPF, de la suppression des institutions mises en place après la Seconde Guerre mondiale par le Conseil national de la Résistance, au nom là aussi des exigences du bouleversement du monde.

Quand des dirigeants syndicaux, reconnaissant l’état inquiétant de notre société produisant tant d’exclus, se trouvent incapables d’en expliquer les causes et en sont réduits à quémander l’indulgence présidentielle pour seule solution noyée dans les vœux pieux, on peut être sûr que «  l’adaptation au monde qui change  » qu’ils seront capables d’impulser risque d’être bien marginale.

Une impasse stratégique par Karl Ghazi, syndicaliste CGT

«  Le syndicalisme est mortel, mais pas le nôtre  ! Pas le nôtre, si nous restons nous-mêmes  !  » a déclaré Laurent Berger, emporté par un élan lyrique assez inhabituel. S’il est fréquent de voir les commentateurs gloser sur l’«  isolement de la CGT  », il est moins fréquent d’entendre parler de l’impasse stratégique dans laquelle se trouvent les syndicats d’accompagnement. On a pu lire que la CFDT (en congrès du 4 au 8 juin à Rennes) a pu souffrir du retour (provisoire) de FO, qui a tenté de la concurrencer dans le rôle de l’interlocuteur privilégié pendant la séquence des ordonnances Macron. La difficulté est en réalité bien plus profonde. Le pouvoir montre en effet qu’il estime ne plus avoir besoin des services des syndicats d’accompagnement et qu’il n’est plus nécessaire de leur donner du«  grain à moudre  » pour calmer le jeu. Contrairement à ce qu’a affirmé Jean-Claude Mailly, son revirement n’a, en aucun cas, sauvé les accords de branche (1). Sans un rapport de forces capable de renverser la table, les syndicats d’accompagnement n’ont plus de raison d’être  ! C’est l’une des conséquences les moins attendues des défaites subies par le mouvement syndical, ces huit dernières années, de la réforme des retraites de 2010 aux ordonnances Macron.

Le syndicalisme d’accompagnement est dans l’impasse au moment même où certains le voyaient triompher. Dès l’officialisation des résultats du second cycle des élections professionnelles en mars 2017, nous pointions, dans ces mêmes colonnes, à quel point les chiffres étaient en trompe-l’œil. Depuis, la CFDT a reconnu elle-même qu’elle n’a pas plus d’adhérents que la CGT, et confirmé que l’ensemble des organisations syndicales ne sait pas répondre aux nouvelles formes d’organisation de l’exploitation du travail. Cette impasse est telle que Raymond Soubie en personne vole au secours de la CFDT. «  L’État, pour maîtriser d’éventuelles tensions (…), doit laisser de la respiration – et un certain rôle – aux corps intermédiaires  », croit-il utile de rappeler dans une tribune publiée dans le Monde, le 4 juin. Le problème, c’est que l’État estime qu’il contrôle suffisamment les tensions pour se passer de ces derniers. La devise de Macron semble être  : «  Et ne vous chargez point d’une concession inutile…  » Le plus grave, pour la CFDT, c’est qu’elle n’a pas de stratégie de rechange, car elle s’est rendue incapable d’occuper le terrain du rapport de forces. Tout au long des trente dernières années, ses éléments les plus combatifs l’ont successivement quittée, volontairement ou non.

Sa «  mobilisation  » au tout début de la bataille contre la loi El Khomri avait à peine rassemblé un millier de militants et elle n’a jamais fait mieux depuis. Un problème que la CGT n’a pas, malgré les difficultés qu’elle rencontre pour construire une mobilisation suffisante, car elle a conservé à son arc toutes les cordes du syndicalisme  : lutter, revendiquer, proposer et négocier (et rappelons qu’elle signe beaucoup plus d’accords que ce qu’il est habituellement colporté). Cette incapacité de la CFDT à sortir d’une vision univoque du syndicalisme, Laurent Berger la résume dans des propos ainsi (2)  : «  Ça ne nous fera pas dévier de notre ligne réformiste, même s’il faut aller au débat (…). Si on bouge de notre ligne, on est morts.  » Ce qui doit mourir, à notre sens, c’est la division artificielle des rôles imposée par le patronat et les différents gouvernements entre des syndicats cantonnés dans un rôle «  contestataire  » et d’autres qui seraient «  responsables  » et seuls capables d’améliorer la situation concrète des travailleurs. Si la lutte et le rapport de forces peuvent seuls contraindre les patrons et les gouvernements à la négociation, le plus logique serait que ce soit les mêmes qui luttent, revendiquent, proposent et négocient. Si le syndicalisme est mortel, c’est ce syndicalisme-là qui a les meilleures chances de survie… À la condition de continuer de marier la satisfaction des besoins immédiats et l’objectif de transformation sociale, et de répondre aux défis posés par les nouvelles formes d’exploitation et l’atomisation du salariat.

(1) Voir Jean-Emmanuel Ray dans Liaisons sociales Magazine n° 186, novembre 2017. (2) Dans le Monde du 2 juin 2018.


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