Sur la question du populisme et du socialisme

mercredi 18 mars 2009.
 

Lettre ouverte à Jean-Luc Mélenchon, par Jean Pierre Boudine, mathématicien et militant de FI

J’écoutais hier, sur France Inter, quelqu’un que j’aime bien, François Ruffin. Il avait dix minutes, il en a usé pour marteler sur un aspect de la catastrophe écologique : 30% des oiseaux d’Europe ont disparu en huit ans, 70% des insectes d’Europe en trente ans.

Moi aussi, cela me touche, mais je me suis demandé : à qui parlons-nous ?

Jeanne a trente-neuf ans. Elle vient de faire une tentative de suicide. Cela fait vingt ans qu’elle enchaîne les « petits boulots », sous-payés, à temps partiel, entre deux périodes de chômage. Elle n’a jamais eu vraiment « de quoi vivre ». Elle a pourtant eu un enfant, une fille, que la DASS élève, autant qu’il se peut. Depuis environ dix ans, elle boit.

30% des oiseaux ? Elle s’en fiche.

À qui parlons-nous ?

Jeanne a tort, sans doute. Un printemps sans oiseaux, c’est un reflet, l’écho, à l’échelle de la planète, de sa déchéance personnelle, domestique. Mais c’est trop indirect.

À qui s’adresse un discours progressiste ? Sur qui comptons nous pour combattre et vaincre l’oligarchie ?

J’aborde ici la question du populisme, que tu traites dans ton livre « l’Ère du Peuple » (fayard, 2014). Avant cet ouvrage, tu te réclamais de l’écosocialisme, c’est-à-dire d’un socialisme conscient de l’urgence de la crise écologique.

Quelle est la différence entre socialisme (ou écosocialisme) et populisme ? C’est clairement, selon ta conception, une question d’agent moteur révolutionnaire. Pour le socialisme, ce sont les classes ouvrières et paysannes, les classes laborieuses, le salariat. Le populisme selon toi, c’est la conviction que : « L’action sera menée au nom de l’intérêt général humain. Ce sera le nouveau cri de ralliement. Le peuple va la mener, et non une classe particulière dirigeant le reste de la population. » Et plus loin, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté : « C’est le peuple qui prend la place qu’occupait hier « la classe ouvrière révolutionnaire » dans le projet de la gauche. »

C’est un changement de point de vue extrêmement profond, sur le plan théorique et même sur le plan personnel, puisque, après tout, tu fus socialiste (au sens fort) et écosocialiste durant une grande partie de ta vie, en gros de l’age de vingt ans jusqu’à l’âge de soixante ans.

Ce changement, tu le déclares en quelques lignes, comme une évidence, ou une révélation. Et tu le justifies en affirmant une déchéance, au moins relative, du monde du travail.

« Elles sont bien ancrée, les raisons pour lesquelles l’entreprise n’est plus le lieu central ou s’exprime une conscience politique globale. Sous statut précaire, dans des entreprises de plus petite taille, avec une syndicalisation constamment frappée ou criminalisée, menacé en permanence par des licenciements collectifs, (…) le salariat vit sous la pression du chômage de masse, de la délocalisation et de l’obsolescence des productions ».

Pardonne-moi, il y a là, à mes yeux, tant de confusion que cela décourage la rectification terme à terme. À cette vision, où pour moi tout, chaque morceau de phrase, est contestable et sans vrai rapport avec la question, je préfère opposer une réalité bien plus robuste. Car quelle est la question selon toi ? C’est : quel est le moteur potentiel du changement ?

Et par suite : à qui nous adressons-nous ?

Comme socialiste, je n’ai pas de réticence à parler du peuple. Pour le socialisme scientifique qui commence avec Marx et Engels, continue avec Lénine et Trotski, et bien d’autres, et se poursuit avec nos amis communs de l’OCI, et encore d’autres (tu cites un socialiste particulièrement sérieux et honnête, ton ami Pierre Joxe), il y a au départ les classes productives, laborieuses, le salariat (non, ce ne sont pas des synonymes). Il y a en face les classes exploiteuses, les profiteurs, les classes dominantes (ce ne sont encore pas des synonymes). Et une partie de la population tient des deux camps, exploiteurs des uns, opprimés par les autres (les banques, les multinationales, les fonds de pension).

Pour les socialistes, le combat du salariat peut isoler les classes dominantes et constituer un peuple révolutionnaire.

Les considérations sur lesquelles tu t’appuies, soulignent le fait que les classes productives sont dans une position plus difficile aujourd’hui que, par exemple, en 1970. C’est assez vrai. Mais, même sur les aspects que tu relèves, précarité, répression antisyndicale, elles sont dans une position meilleure que, par exemple, il y a un siècle, quand le socialisme prenait son essor en France et en Allemagne, essor hélas brisé par la grande guerre. Les prolétaires sont les gens qui ne peuvent vivre qu’en vendant leur force de travail : c’est le cas des salariés, 88% aujourd’hui, de la population active. Ils n’ont jamais été aussi nombreux.

Tu le sais bien : ce n’est pas au nom d’une étrange mystique, que Marx et les autres désignent les travailleurs comme la force entraînante dans le peuple. C’est au contraire pour une raison tout à fait pratique, un de ces faits « qu’on ne peut nier qu’en imagination ». Ils produisent. Chaque jour, les travailleurs de la ville et des champs produisent tout ce qu’il faut pour que les êtres humains, enfants, hommes et femmes, vivent ! C’est à cela que les médias rendent hommage lorsque il y a une grande grève : les grévistes « bloquent le pays » ! Pourquoi peuvent-ils le bloquer ? Parce qu’ils le font, à chaque minute de chaque jour.

Le tournant que tu prends en 2014 avec « l’Ère du Peuple » ne constitue pas, je crois, un progrès théorique. On sait que tu ne nies pas la lutte des classes : tu l’as dit en face à Jérôme Cahuzac, et concrètement, tu as toujours accompagné et défendu les luttes ouvrières. Hier encore pour la défense des Goodyear, aujourd’hui même, à Marseille dans le combat des employés des MacDo des quartiers nord.

C’est pourquoi je nourris l’espoir que tu ne t’obstinera pas dans la voie « populiste ». Le populisme est un archaïsme. On en retrouve des aspects chez Owen, chez Proudhon. Tes accents contre cette classe « qui dirigerait la population », c’est du Bakounine…

Le populisme moderne, c’est Peron entre 1945 et 1950, et c’est naturellement, Chavez.

Le populisme de ces jours-ci, en Italie, en Autriche, en Hongrie, en Pologne… n’en parlons pas : c’est de la merde !

Dans tous ces cas, le point commun est celui que tu sembles adopter : le Peuple, et non le Labour, le Travail, les classes laborieuses, même si j’ai bien noté que tu accordes encore de l’importance aux travailleurs et à l’entreprise. Pour un observateur superficiel, populisme et socialisme, « C’est un peu la même chose ».

Mais c’est très différent. On dit « Au dessus des classes, il y a le Peuple ». Et … on donne le gouvernail à une classe : la petite bourgeoisie. Que les dirigeants socialistes soient souvent issus de la petite bourgeoisie, c’est un peu inévitable. Plekhanov se moque de ceux qui théorisent cet état de fait : plus instruit que le prolétaire… moins attaché à la propriété et à l’argent que le grand bourgeois, le petit bourgeois se sent légitime à diriger le mouvement révolutionnaire. Mais, dit Plekhanov, non. Le moteur révolutionnaire est constitué par ceux qui produisent, avec ceux qui contribuent à la production (ouvriers, petits paysans, cadres, employés, transporteurs, enseignants, salariés) capables d’entraîner des artisans (trois millions de travailleurs dans l’artisanat en France), de petits commerçants indépendants, des médecins… C’est à eux que la France Insoumise doit s’adresser en priorité.

Et ceci pour deux raisons, toutes deux décisives.

Si nous voulons accéder au pouvoir, ce sera par la voie électorale, nous en sommes d’accord. Or, les ouvriers et plus généralement les salariés se replient bien trop largement dans l’abstention. Le million de voix qui nous a manqué, il est là. Le rôle central du salariat est si bien intégré par tout le monde, que si tu gagnes un million de voix du côté des salariés et des chômeurs, sans doute un autre million de voix, en provenance de la petite bourgeoisie, nous ralliera, en un mouvement d’« opportunisme social » tout à fait naturel et sain. Si les travailleurs s’abstiennent, ce n’est pas seulement dû à l’aggravation de leurs conditions de travail. C’est aussi dû au fait que leurs partis, le PCF et le PS, les ont trahis.

Relevons le défi de les reinvestir en politique !

L’autre raison est encore plus importante. Nous savons qu’accéder au pouvoir, c’est une chose. Exercer le pouvoir dans le sens de nos idées, c’en est une tout autre, cent fois plus difficile. Toujours avoir à l’esprit le « tournant de la rigueur »…

C’est pour cela que nous avons besoin de l’adhésion des ouvriers, des petits paysans, et plus largement, du monde du travail. Il est naturel que ceux qui produisent les subsistances, et tout ce qui est nécessaire à la vie des citoyens, dirigent la société. Les travailleurs savent faire. Un mécanicien, par exemple, sait ce que c’est que « une obligation de résultats ».

Les classes travailleuses sont fermes. La petite bourgeoisie est capricieuse. Elle va te suivre sur le problème de la souffrance animale (et elle aura raison), mais elle va te lâcher si avec des taxes aux frontières, le prix des chemises (produites pour rien au Bangladesh), ou celui des fruits exotiques (en provenance du bout du monde) augmente.

François Ruffin a parfaitement raison d’être bouleversé par la disparition d’espèces d’oiseaux, et de nombreux insectes. Il a raison parce que ces faits, presque invisibles, révèlent la gravité des dégradations que la production capitaliste commet sur le milieu naturel sans lequel il n’y a pas de vie, et très immédiatement, pas de vie humaine. Dans dix ans, ou peut-être bien avant, dans certaines régions du monde, ce ne sont pas les oiseaux seulement qui vont mourir, mais les êtres humains, par dizaines de millions. Ruffin a donc raison. Mais il faut se faire comprendre, sinon, on fait du blabla prophétique qui ne sert à rien.

Il doit donc y avoir, selon moi, un ordre de priorité dans les arguments, priorité qui va décider de ce que l’on met en avant lorsque un grand média nous tend un micro.

Un exemple : 25% des français n’ont pas assez d’argent pour se nourrir sainement. Beaucoup ont du mal à régler la cantine des enfants. On a faim, dans notre beau pays !

Gagnons des chômeurs ! Gagnons des ouvriers ! Pour sauver l’environnement, il faut renverser le capitalisme. Et ce sont les travailleurs qui peuvent le renverser.


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