La dissolution de la morale sexuelle bourgeoise est l’œuvre du capitalisme

vendredi 19 mars 2010.
 

Nous vivons, dit-on de toutes parts, une époque « d’immoralité débordante ». Cela signifie que la société est condamnée à mort. Toutes les sociétés de classe qui surgissent dans l’histoire se caractérisent entre autre chose par une « idée morale », c’est-à-dire par un ensemble de règles destinées à discipliner la vie des hommes. La société devient « immorale » lorsque la classe dominante, dépositaire et gardienne - par le moyen de l’école, de l’église, de la police et de la littérature - de la morale existante, s’aperçoit que les préceptes éthiques inculqués aux masses exploitées, et défendus par des moyens coercitifs, ne suffisent plus à arrêter l’action des forces érosives qui minent les fondements économiques et sociaux de la société. A partir de ce moment, la classe dominante cesse de croire fermement, ou ne croit plus du tout, à ses codes moraux. Elle s’avise qu’ils sont devenus inutiles, que seules la corruption et la violence peuvent éloigner le jour où il lui faudra rendre des comptes. En un mot elle devient « immorale », elle se met en contradiction avec ses propres théories éthiques.

La désagrégation d’une société commence avant tout au sein de la classe dominante et se manifeste comme dissolution morale. Ce qui ne veut pas dire que le procès de dégénérescence se déroule dans les limites du monde des idées. Il se produit ceci, au contraire, que les règles morales, qui présidaient à l’activité pratique, se révèlent insuffisantes parce que l’évolution économique a modifié profondément la réalité sociale. Considérons la morale sexuelle, cet ensemble de coutumes et de préceptes moraux qui gouvernent, dans la société bourgeoise, les rapports entre les sexes.

La crise de la famille bourgeoise

La base de l’organisation sociale bourgeoise est la famille fondée sur le mariage monogamique. Dans la lutte idéologique qui la mettait aux prises avec la folle aristocratie féodale de Versailles, la bourgeoisie du XVIIIe siècle, alors révolutionnaire, tonna contre le libertinage des nobles et se présenta comme le champion du renouveau de la famille et de la sainteté du mariage ; elle exprima, à l’égard des mollesses d’alcôve et des perversions sexuelles, des Casanova et des De Sade, la même fureur, la même indignation qui, de nombreux siècles auparavant, avait animé les chrétiens des catacombes, lorsqu’ils maudissaient les dérèglements des patriciens romains. En bref, la bourgeoisie se dressa contre l’aristocratie féodale, qui méprisait cyniquement la continence charnelle, comme l’incarnation de la Vertu. Comme rédemptrice satisfaite des représentants corrompus de l’ancien régime, elle se reflète dans les personnages de George Ohnet et d’Octave Feuillet. Mais où en sont maintenant les descendants du Tiers État honnête, puritain et régicide ? Ils en sont à l’orgie. On ne peut certainement pas attribuer au hasard le fait que la décomposition morale des classes dominantes se manifeste dans la tendance à donner le maximum de publicité, pour ainsi dire, à certains actes qui, normalement, spécialement s’ils sont « péchés », s’accomplissent en secret. A un certain stade de l’évolution de la classe dominante la débauche se manifeste. Mais l’expérience historique montre que lorsqu’une telle forme de divertissement des potentats apparaît, la révolution est à la porte. Et cela se comprend : la mode orgiaque s’instaure quand la classe dominante entend sonner son glas. Ce n’est pas fortuitement que les seigneurs babyloniens aimaient orner de symboles macabres le lieu de leurs saturnales. Les patriciens du Bas-Empire, les aristocrates poudrés du XVIIIe siècle, la noblesse russe groupée autour de Raspoutine furent des débauchés effrénés. Consciente qu’elle est de son impuissance à retarder la désagrégation et l’écroulement de la société, la classe dominante se venge, d’une manière masochiste, de la peur que lui inspire la révolution. La débauche est l’antidote de la peur et du désespoir.

Pourtant il convient de rendre justice aux satrapes de l’Antiquité, comme aux libertins et aux petites dames dévergondées du XVIIIe siècle ; s’ils ressuscitaient, ils éprouveraient un dégoût infini au spectacle sordide de la luxure bourgeoise : l’esprit de boutiquier avide d’infect argent anime toujours le bourgeois, même lorsqu’il se pose en héros de la désespérance existentialiste. Les lieux où se déroulent les réunions des deux sexes, où la tenue de rigueur est celle... d’Adam, et les « ballets roses » offrent peu de différences avec les lupanars. Il n’est pratiquement pas possible de séparer de la prostitution le libertinage de nos richards. Le bourgeois qui se livre au « péché » sait combien lui coûte en billets de banque... les entorses à la morale.

Si la classe dominante foule aux pieds sa propre morale sexuelle, ses laquais intellectuels ne peuvent s’empêcher d’en faire autant. D’où l’invasion par la pornographie de la littérature et des arts, de la presse et du cinéma. Les principes moraux qui furent autrefois de véritables tabous : la virginité des jeunes filles, la retenue des femmes mariées, la vigilance des maris, sont aujourd’hui la cible favorite de la presse, spécialement de celle qui s’adresse à un public féminin. La rigueur puritaine en matière amoureuse fait sourire les descendants de Robespierre et de Cromwell. Nous en sommes au « laissez-faire, laissez-passer » non seulement dans les rapports entre les sexes, mais entre individus du même sexe. L’adultère n’inspire plus les ardentes invectives des censeurs. On continue, il est vrai, à blâmer qui abandonne son conjoint légitime pour satisfaire une passion homosexuelle - ce fut le cas d’une dame de la noblesse romaine : mais on marque au fer rouge, comme suprême barbarie, le crime passionnel, pour ne pas parler du crime d’honneur encore pratiqué au sein des populations de l’Italie méridionale. La classe dominante tend à universaliser la débauche.

Tout cela n’est pas sans cause, mais se produit parce que l’évolution économique et sociale du capitalisme a sapé les fondements de l’institution qui correspondait à la morale sexuelle bourgeoise, le mariage.

Le mariage monogamique n’est pas, comme on sait, une institution exclusivement bourgeoise. Le capitalisme - et là encore apparaît évident son caractère de société de classe - l’a hérité du féodalisme qui lui-même l’avait en commun avec l’Antiquité. Mais l’histoire dira que c’est sous le capitalisme que le mariage monogamique a été réduit en miettes. Le communisme ne pourra certainement pas en hériter : on n’hérite pas d’une chose qui n’a plus d’existence. Tout au plus lui reviendra-t-il le soin d’en rédiger l’acte de décès, ce que la bourgeoisie hypocrite, la bourgeoisie de la prostitution et de la débauche, se refuse à faire.

La condition nécessaire de la conservation du mariage monogamique était la sujétion de la femme à l’égard de l’homme. Cet état de fait reposait sur le privilège du mari auquel sa condition d’unique pourvoyeur des moyens de subsistance conférait le droit de donner son propre nom à son épouse et à ses enfants. L’incapacité de la femme à pourvoir à son propre entretien la reléguait dans une position d’infériorité de laquelle il lui était à peu près impossible de s’évader. Mais le capitalisme, à un certain stade de son développement, s’est vu obligé de briser ce rapport millénaire de subordination. Ce ne fut certes pas le résultat d’un idéal moral. L’introduction de la femme dans le procès de production a été imposée par des nécessités économiques. La course au profit a poussé à la production (et à la consommation) de masse et par là à l’accroissement de la main-d’œuvre.

Le travail hors du foyer, ce travail qui avait été le devoir de l’homme exclusivement, a commencé à tirer hors de la maison d’abord les femmes des classes inférieures. Pendant longtemps, les classes moyennes ont jugé déshonorant, ou pour le moins malséant, d’envoyer filles, épouses travailler derrière le comptoir d’un négociant ou dans un bureau. Puis le mécanisme d’embrigadement des classes moyennes amena les petits bourgeois pantouflards à se « moderniser », en d’autres mots à se soumettre au pouvoir despotique du Capital. Inutile de dire qu’aujourd’hui dans les pays capitalistes le procès de production serait bouleversé, et dans certaines branches entièrement paralysé, si, par hypothèse, la main-d’œuvre féminine, manuelle et intellectuelle, était renvoyée aux occupations domestiques.

Les esprits « éclairés » de la bourgeoisie, et les opportunistes soi-disant socialistes qui niaisement les imitent, sont prompts à célébrer la famille « moderne » au sein de laquelle le mari et la femme sont également « indépendants ».

Mais c’est un fait incontestable que l’épouse et la mère qui travaille ne parvient pas à se sentir à l’aise dans le rôle de la femme travailleuse. Il ne peut en être autrement. Il est absurde de prétendre qu’une femme obligée de travailler, durant huit heures, effectuant des tâches fatigantes et mal rétribuées, puisse s’astreindre sans peine, de retour chez elle, aux pesantes besognes domestiques. Et nécessairement la travailleuse doit négliger ses obligations de mère, d’éducatrice de ses enfants, d’où il résulte un préjudice social. D’autre part, la plus grande « liberté » d’action acquise par la femme l’incite à se défaire de la mentalité du harem. Ce qui lui rend difficile l’accomplissement de ses devoirs d’épouse quand cela ne la mène pas à l’adultère.

Non que l’émancipation de la femme de l’esclavage domestique soit une cause de corruption comme le prétendent les philistins réactionnaires. Mais le travail, sous le capitalisme, asservit la femme au même titre que l’homme. Et du reste l’entrée de la femme dans le procès de la production ne met pas fin à la subordination de la femme à l’homme. L’acquisition du droit au travail extra-domestique de la part de la femme a provoqué la crise du mariage, mais n’a libéré ni l’homme ni la femme des entraves qui rendent difficile leur vie sexuelle.

Le capitalisme a détruit le mariage monogamique. Si même, au point de vue de la forme, cette institution se survit, sa base historique ne cesse de s’effriter. Le travail féminin a désormais démontré que la femme peut, avec succès, se substituer à l’homme dans quelque activité productive que ce soit, mis à part les obstacles transitoires qu’accompagne la maternité. Longtemps on a cru qu’elle n’avait pas de place dans la guerre : ce n’est plus vrai aujourd’hui. De même que l’homme, la femme, outre qu’elle produit des biens économiques, a appris à abattre ses semblables. Que veut-on de plus ?

Le capitalisme, dans sa course vers l’abîme, a déterminé une évolution sociale à laquelle ne correspond plus la morale sexuelle existante ; mais il est incapable de substituer de nouvelles formes matrimoniales aux anciennes. De cette contradiction provient la « corruption des mœurs » qui, au sein de la classe dominante même, se manifeste de la façon la plus éclatante. En théorie, les préceptes de la morale sexuelle subsistent. Dans le code pénal - spécialement dans celui qui est l’un des agréments de l’Italie « civilisée » - on trouve encore des articles sanctionnant l’état d’infériorité de la femme : le mari est le maître, d’une façon toute musulmane, du corps et des biens de son épouse au point qu’il impose son nom même aux enfants adultérins de celle-ci ; la femme adultère est punie plus sévèrement que le mari qui commet le même « délit » ; le rôle de chef de famille revient de droit au mari, même quand la femme gagne seule de quoi nourrir la famille, etc. La coutume veut que l’on continue à censurer, tout au moins verbalement, les violations des règles morales ; mais qui le fait avec ardeur et conviction ? Chacun sait, plus ou moins clairement, que les récriminations sont inutiles. Les faits nous montrent que la théorie morale ne correspond plus aux besoins sociaux. N’en éprouve du désarroi et de l’horreur que le philistin réactionnaire, le petit-bourgeois qui, confondant l’effet avec la cause, voit dans la progression des forces révolutionnaires souterraines la dissolution morale de la société.


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