L’autogestion dans les années 68 : L’automne tchécoslovaque

mardi 2 octobre 2018.
 

L’hebdomadaire Politika, en préparation depuis l’abolition de la censure, en mars 1968, sort son premier numéro quelques heures après l’arrivée du premier char du Pacte de Varsovie à Prague, à l’aube du 21 août. L’article que je propose a été rédigé le 15 août 1968, quelques jours avant l’invasion. Il sera publié le 19 septembre 1968.

L’automne 68 à Prague porte à espérer. Les troupes soviétique patrouillent dans les rues, le gouvernement Brejnev fait pression sur le gouvernement Dubcek pour interdire la presse « contre-révolutionnaire. » La presse soixante-huitarde, libre et indépendante poursuit son combat.

Publié dans Ecrits à Prague sous la censure, textes choisis et préfacés par Pierre Broué, Etudes et documentation internationales, Paris.

Traduction : Annie Bardet, Karel Kostal.

Les conseils de travailleurs, Politika, n° 4, 19 septembre 1968.

Notre espoir

Dans notre pays vivent et travaillent des millions de gens qui pensent. Ceux qui travaillent dans l’industrie ont maintes fois prouvé qu’aucun pouvoir dont ils ne voudraient pas ne pourrait les obliger à un soutien actif : le champ d’exercice d’un tel pouvoir est donc limité par le fait qu’il n’est accepté par eux que temporairement. Nous savons que tout le monde - et il s’agit là aussi des travailleurs de l’industrie – n’est pas capable de penser et d’agir de manière identique (c’est en fin de compte une idée prouvée entre autres très justement déjà par Marx).

Quand nous avons, dans la première quinzaine du mois d’août, préparé les premiers numéros de cet hebdomadaire, nous pensions surtout aux hommes actifs et réfléchis de nos entreprises, afin d’être toujours avec eux, afin de leur fournir les idées et arguments propres à convaincre les indifférents, ceux qui réfléchissent peu ou pas du tout, et qui sont ainsi prêts à se laisser ballotter.

C’est pourquoi nous nous avons aussi préparé dans les premiers numéros des articles sur l’autogestion des producteurs, vieille idée du marxisme et du communisme, dans la réalisation qui doit conduire à une étape supérieure de libération des hommes.

Nous publions aujourd’hui le premier de ses articles – peut-être trop prétentieux. Mais nous pensons qu’il sera compris par des gens actifs et réfléchis. Dans les autres numéros nous pourrons régulièrement apporter et présenter leurs échos sur ces problèmes. Les conseils de travailleurs crées ou en voie de création dans nos entreprises, les conseils non bureaucratiques et qui refusent de se laisser bureaucratiser sont une des principales garanties pour ne jamais retourner à l’époque d’avant janvier 1968. Les communistes et syndicalistes réalisent dans nos nouvelles conditions le programme d’action du PCT devraient justement y penser sans cesse les jours actuels.

L’autogestion des producteurs et ses possibilités.

(Dragoszbar Slejska)

Il s’agit, dans les débats sur l’autogestion d’entreprise, de répondre à deux questions :

1° L’autogestion d’entreprise devrait-elle être un élément organique du modèle tchécoslovaque du socialisme démocratique ?

2) Existe-t-il chez nous des forces sociales qui soient convaincues de la nécessité de l’autogestion d’entreprise et capables en même temps de réaliser de manière efficace des relations autogestionnaires ?

Il n’est pas douteux que la réponse à la première question, qui est essentielle, soit affirmative, à l’inverse de la deuxième. Il est de plus en plus clair qu’une synthèse plus cohérente du socialisme et de la démocratie signifie en même temps une démocratie plus conséquente et un socialisme plus conséquent que celui qu’offrait le système du centralisme bureaucratique. Donc, un pouvoir démocratiquement dispersé ( et donc encore plus fort) dans le domaine politique et économique ; en même temps, la véritable réalisation de la propriété collective par ceux qui représentent la force de travail.

L’autogestion socialiste représente un système de démocratie directe dans lequel chaque citoyen et travailleur, et chaque groupe de citoyens et de travailleurs, a le droit absolu de participer à la décision dans ses organisations et, par l’intermédiaire de ses délégués collectifs, dans les organes dirigeants.

Le fondement de l’autogestion n’est rein d’autre que l’éparpillement du pouvoir du Centre vers les unités sociales relativement autonomes dans lesquelles ce pouvoir se minimise du fait que les mêmes personnes sont à la fois sujet collectif du pouvoir et objet collectif de ce pouvoir. Il est vrai que le pouvoir, en toute circonstances, reste celui de l’homme sur l’homme , mais la différence tient à ce que les gens sont divisés en gouvernants et gouvernés, les mêmes personnes sont en même temps dans ce camp (par exemple dans le contrôle de l’activité des managers, dans la décision sur la politique de l’entreprise et dans la répartition des salaires) et dans un autre (par exemple dans les opérations quotidiennes). Cette répartition du pouvoir permet au pouvoir lui-même de cesser progressivement de servir de critère de position dans l’échelle sociale et signifie par là le début de la minimalisation de la sphère du pouvoir.

Aujourd’hui, il n’est pas encore possible de réaliser pleinement l’autogestion, surtout celles des entreprises, cela, il faut se le rappeler partout où existent des conditions favorables à l’autogestion, la compréhension des gens capables d’assurer son futur développement. Notre socialisme ne retrouvera son dynamisme interne que si , au fur et à mesure que les éléments autogestionnaires se développeront et se raffermiront, se développe en même temps et à partir de la base, le centre de direction, de telle sorte que ce centre se crée de façon de plus en plus conséquente à partir de la base, comme un accomplissement des éléments sociaux agissant indépendamment. C’est ainsi que seront dépassées les contradictions entre le secteur étatique et le secteur autogestionnaire.

Que ce modèle puisse se développer en fonction des possibilités réelles et éviter toutes sortes d’utopie exige plusieurs éléments : nous en mentionnerons quatre qui représentent en sommes les unités de contradiction :

1° L’autogestion d’entreprise ne peut être efficace que si elle conçue comme la toile de fond sociale et juridique d’un « management » progressiste avec l’équipement technique qui en découle. Mais, d’un côté, il faudra veiller à ce que l’autogestion ne devienne pas un simple instrument de manipulation aux mains d’une direction de professionnels. Cela exigera, d’un côté, que les producteurs autogestionnaires comprennent la gestion en spécialistes, et cela exigera, e outre, le respect des normes. Il est possible qu’au nom de l’efficacité il soit nécessaire aux travailleurs d’élire des conseils d’administration qui s’occuperaient directement de gestion et dont l’élément décisif serait le directeur.

2° Les conseils de travailleurs, qu’ils entreprennent directement ou par l’intermédiaire des organes d’une gestion spécialisée (ou bien encore par certaines combinaisons), sont les représentants des intérêts du personnel en tant que producteur  ; c’est pour cette raison qu’ils ne peuvent pas se lier les mains pour effectuer les manœuvres nécessaires imposées par la situation sur le marché en particulier, par le jeu de l’offre et la demande, par les exigences de la concurrence, etc. Pour cette raison, ils ne peuvent être en même temps représentants des intérêts professionnels des travailleurs. Dans cette situation contradictoire, il est possible d’atteindre une conciliation maximale par l’intermédiaire d’une organisation syndicale autonome qui soutiendrait l’autogestion, mais qui en même temps confronterait d’une manière critique ses décisions avec les intérêts professionnels des travailleurs.

3° L’entreprise, organisée de manière autonome, est un sujet social dont l’activité sera fonctionnelle et dans laquelle il y aura une certaine dose « d’égoïsme d’entreprise » ; mais en même temps, elle ne peut en aucun cas se tenir à part du milieu social. Il faudra concevoir l’entreprise indépendante autogérée comme un système ouvert qui, bien sûr, ne subirait pas de manière passive toutes les contraintes extérieures, mais qui sera capable de choisir parmi ces contraintes les éléments aptes à reproduire son équilibre organique. Tout cela a des répercussions économiques (s’adapter au marché, mais être en même temps son « coélément » social, trouver une frontière entre la fluctuation et l’immobilisme de la main-d’oeuvre, réagir activement aux besoins sociaux, mais ne pas s’y laisser engloutir ) et organisationnelles (procéder à l’élection des conseils pour cinq, sept ou dix ans, cela reviendrait à leur donner des pouvoirs exceptionnels, ce qui empêcherait l’entreprise de devenir un système ouvert).

4° L’autogestion d’entreprise ne peut pas rester à l’écart de la compétition politique. L’attitude envers l’autogestion, la capacité d’agir dans un système autogéré devraient être des critères décisifs dans les élections des députés et autres fonctionnaires. Il faudra néanmoins des garanties institutionnelles afin que le fait, pour les forces politiques, d’aller chercher le soutien des électeurs au nom de l’autogestion, ne se dégrade de telle sorte que même les organisations autogestionnaires et surtout les entreprises sociales ne deviennent objet d’une lutte politique. Cela menacerait évidemment la stabilité de leurs programmes sociaux et les exposerait aux déviations non désirées qui découleraient pas de mesures économique nécessaires. Le dépassement du système bureaucratique est impossible si l’application pratique de l’autogestion est renvoyée à un futur incertain. Cela signifierait la création d’un vacuum absurde, ou au moins d’un compromis, qui mèneraient tous deux à un rétablissement total du centralisme bureaucratique.

Certains de ceux qui, pour des raisons de principe, ne sont pas hostiles à l’intégration de l’autogestion dans notre système socialiste, sont cependant contre sa réalisation dans l’immédiat. Ils estiment que les conditions nécessaires n’en sont pas réunies et ils parlent surtout du manque de maturité de notre population.

Quelle est la véritable réaction du public à l’égard des conseils de travailleurs ? Sur cette question, un sondage effectué par l’Institut pour le sondage d’opinion à la fin du mois de juin, c’est-t-à dire après un mois de polémique de nos mass media sur ce thème, a donné une réponse concrète :

Il est apparu que 53,3 % des personnes interrogées considèrent la création des conseils de travailleurs comme bénéfique, et seulement 9,9 % l’estiment inutile. Un tiers de la population adulte ne se sent pas suffisamment concernée par cette question pour pouvoir donner une réponse valable. C’est normal à notre époque, car cette question n’a été abordée qu’assez peu jusqu’à présent. Dans quelle mesure peut-on dire que la partie de la population qui soutenait verbalement l’autogestion d’entreprise constitue en même temps une force sociale capable de la réaliser concrètement ? Un critère important pourrait être la recherche de relations entre un sentiment de sympathie à l’égard des conseils ouvriers et des phénomènes qui peuvent être déterminants quant aux possibilités de sa réalisation. On remarque que plus le niveau d’éducation augmente, plus le nombre de partisans de l’autogestion s’accroît : chez les gens qui n’ont pas achevé leurs études primaires, 26 % ; chez les gens qui les ont terminées, 43 % ; chez ceux qui ont leur CAP, 57 % ; chez ceux qui ont reçu une éducation spécialisée, 60 % ; chez ceux qui ont achevé leurs études secondaires, 62 % ; au niveau des études supérieures, 71 %.

Les recherches effectuées auparavant dans les entreprises industrielles ont montré que ce sont les ouvriers qualifiés et les techniciens et ingénieurs qui sont les plus aptes à participer à l’autogestion. L’enquête actuelle a confirmé que de toutes les catégories sociales c’est précisément chez eux que le nombre de partisans de l’autogestion est le plus élevé : 62 %. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que parmi les classes d’âge, c’est justement la plus vitale pour les décennies à venir – entre vingt-cinq et trente-neuf ans - qui a un pourcentage bien au-dessus de la moyenne : 60 %.

Ces données montrent que les groupes sociaux ne sont pas tous prêts de la même manière pour l’autogestion. Le « secteur difficile », ce sont surtout les ouvriers non qualifiés, représentés avant tout par les femmes : 46 % de partisans de l’autogestion, 44 % sans opinion. Mais c’est, surtout au début, l’attitude de ceux dont l’initiative est décisive dans son ensemble, qui est déterminante. Le mouvement en faveur de l’autogestion a été immédiatement influencé par le ferment politique d’après-janvier, lui-même provoqué par la direction du PCT et par la situation économique de notre pays en 1968. L’enquête mentionnée a montré – bien sûr d’une manière approximative – comment des positions politiques et des opinions différentes sur la situation économique influencent les opinions sur l’autogestion.

L’approbation générale de la politique de notre gouvernement, la liberté d’expression, l’espoir que le XIV congrès extraordinaire du PCT influencerait de façon positive le développement futur de la politique, et l’idée que notre situation économique est grave, mais qu’elle pourrait s’améliorer d’ici deux à cinq ans, tout ceci a beaucoup influé sur l’approbation de l’autogestion. L’insatisfaction face à la politique du gouvernement, le refus de trop de liberté d’expression, la méfiance face à la capacité du PCT à garantir le développement du socialisme et de la démocratie, le fait de s’attendre à ce que le congrès extraordinaire du PCT n’influence pas le développement ou bien l’influence de manière négative, le fait de considérer la situation économique comme sans issue et le fait de n’attendre aucune amélioration ou bien seulement une amélioration à long terme, tout cela jouait dans le sens d’une désapprobation de l’autogestion. Parmi les partisans du développement capitaliste et parmi ceux du pluralisme des partis politiques, on notait expressément un nombre supérieur de partisans d l’autogestion sur ses adversaires, mais supériorité inférieure à la moyenne ordinaire.

D’après ces données, on peut dire que l’attitude positive à l’égard de l’autogestion ne s’est pas identifiée dans la population aux courants politiques extrémistes, mais plutôt aux positions centristes, optimistes et réalistes, qui étaient celles de la plupart du public sur lequel s’est appuyée avec succès la direction politique d’après janvier. Les attitudes défavorables à l’égard de l’autogestion dans le public étaient liées à des exigences politiques plus extrémistes dont les traits typiques sont la critique poussée à son paroxysme et le pessimisme, souvent même des tendances au bouleversement. Ainsi se manifestaient aussi bien les forces procapitalistes que les tendances conservatrices. Il ne faut pas faire de cette réalité un absolu, mais on est néanmoins obligé de constater ces caractères communs aux deux tendances politiques.

Tout ce que nous venons de mentionner nous conduit à répondre affirmativement aux deux questions posées au début. Quant aux perspectives du système autogéré, il faut les considérer comme positives, mais sans illusions exagérées, conscients des difficultés que soulève son application et conscients de ses propres contradictions internes.

15 août 1968.


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