Révolution française « Le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple » (Alexis de Tocqueville, libéral)

mercredi 4 août 2010.
 

La Révolution, moment fondateur

« Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères ; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables. [...]

Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, la France au XVIIIe siècle, ont pu voir naître et se développer dans son sein deux passions principales, qui n’ont point été contemporaines et n’ont pas toujours tendu au même but.

L’une, plus profonde et venant de plus loin, est la haine violente et inextinguible de l’inégalité. Celle-ci était née et s’était nourrie de la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les Français, avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l’humanité le comporte.

L’autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre non seulement égaux, mais libres.

Vers la fin de l’ancien régime ces deux passions sont aussi sincères et paraissent aussi vives l’une que l’autre. A l’entrée de la Révolution, elles se rencontrent ; elles se mêlent alors et se confondent un moment, s’échauffent l’une l’autre dans le contact, et enflamment enfin à la fois tout le cœur de la France. C’est 89, temps d’inexpérience sans doute, mais de générosité, d’enthousiasme, de virilité et de grandeur, temps d’immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l’ont vu et nous-mêmes auront disparu depuis longtemps. »

La peur et le mépris du peuple : dangereuse liberté

« Les particularités même de sa condition lui avaient donné plusieurs vertus rares. Affranchi de bonne heure et depuis longtemps propriétaire d’une partie du sol, isolé plutôt que dépendant, il se montrait tempérant et fier ; il était rompu à la peine, indifférent aux délicatesses de la vie, résigné dans les plus grands maux, ferme au péril ; race simple et virile qui va remplir ces puissantes armées sous l’effort desquelles l’Europe ploiera. Mais la même cause en faisait un dangereux maître. Comme il avait porté presque seul depuis des siècles tout le faix des abus, qu’il avait vécu à l’écart, se nourrissant en silence de ses préjugés, de ses jalousies et de ses haines, il s’était endurci par ces rigueurs de sa destinée, et il était devenu capable à la fois de tout endurer et de tout faire souffrir.

C’est dans cet état que, mettant la main sur le gouvernement, il entreprit d’achever lui-même l’œuvre de la Révolution. Les livres avaient fourni la théorie ; il se chargea de la pratique, et il ajusta les idées des écrivains à ses propres fureurs. »

Extraits de L’ancien régime et la Révolution 1856

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Qu’est-ce que la Révolution ? « Quelque radicale qu’ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup moins innové qu’on ne le suppose généralement : je le montrerai plus tard. Ce qu’il est vrai de dire d’elle, c’est qu’elle a entièrement détruit ou est en train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l’ancienne société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout ce qui s’y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à quelque degré que ce fût, la moindre empreinte. Elle n’a conservé de l’ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a été moins que toute autre chose, c’est un événement fortuit. Elle a pris, il est vrai, le monde à l’improviste, et cependant elle n’était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d’une oeuvre à laquelle dix générations d’hommes avaient travaillé. Si elle n’eût pas eu lieu, le vieil édifice social n’en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus tard ; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de s’effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans égards, ce qui se serait achevé peu à peu de soi-même à la longue. Telle fut son oeuvre. »

ALEXIS DE TOCQUEVILLE, L’ancien régime et la Révolution, p.80-81

Continuité entre l’ancien régime et la Révolution

« Le livre que je publie en ce moment n’est point une histoire de la Révolution, histoire qui a été faite avec trop d’éclat pour que je songe à la refaire ; c’est une étude sur cette Révolution.

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur destinée, et de séparer par un abîme ce qu’ils avaient été jusque-là de ce qu’ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur condition nouvelle ; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes pour se façonner autrement que leurs pères ; ils n’ont rien oublié enfin pour se rendre méconnaissables.

J’avais toujours pensé qu’ils avaient beaucoup moins réussi dans cette singulière entreprise qu’on ne l’avait cru au dehors et qu’ils ne l’avaient cru d’abord eux-mêmes. J’étais convaincu qu’à leur insu ils avaient retenu de l’ancien régime la plupart des sentiments, des habitudes, des idées mêmes à l’aide desquelles ils avaient conduit la Révolution qui le détruisit et que, sans le vouloir, ils s’étaient servis de ses débris pour construire l’édifice de la société nouvelle ; de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son oeuvre, il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller interroger dans son tombeau la France qui n’est plus. C’est ce que j’ai cherché à faire ici ; mais j’ai eu plus de peine à y réussir que je n’aurais pu le croire. »

ALEXIS DE TOCQUEVILLE, L’ancien régime et la Révolution, avant-propos, p.43-44


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