La politique économique et l’Europe : Le libéralisme contre la démocratie (éditorial unitaire du Front de Gauche)

jeudi 7 mai 2009.
 

La logique de rentabilité et de libéralisation de l’ensemble des sphères de la société pour les soumettre à la logique de concurrence n’est pas un « supplément d’âme » de la construction actuelle de l’Union Européenne, mais est au cœur de ses fondements. Le débat sur quelle Europe nous voulons construire, quel autre projet européen nous défendons, est bien un véritable choix de société. Cela suppose d’analyser en détail la les rouages de l’Europe tel que les libéraux la construisent.

1. Ce que disent les traités européens et le traité de Lisbonne

Comment lire les traités européens ?

Les deux principaux traités européens en vigueur sont le traité sur l’Union européenne (TUE), dit aussi traité de Maastricht (signé en 1992), et le traité instituant la Communauté européenne (TCE), issu du traité de Rome (signé en 1957). Ces deux traités ont été modifiés à de multiples occasions notamment par les amendements apportés par les traités d’Amsterdam (signé en 1997) et de Nice (signé en 2001). La Constitution pour l’Europe, retenue par le Conseil européen en 2004, a finalement été retoquée par les deux référendums négatifs intervenus en France puis aux Pays-Bas en 2005. A la suite de cela, le Conseil européen a, en décembre 2007, proposé un nouveau traité. Ce traité de Lisbonne reprend la plupart des dispositions de la défunte Constitution. Il se présente comme une myriade d’amendements (d’où son caractère totalement illisible... alors même qu’il prétend être un traité « simplifié »1) aux deux traités en vigueur, celui instituant la Communauté européenne (TCE) étant rebaptisé traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Pour bien saisir à la fois le contenu des traités en vigueur et les modifications introduites par celui de Lisbonne, il convient donc de distinguer :

- Les traités en vigueur : le traité sur l’Union européenne, noté ici TUE, et le traité instituant la Communauté européenne, noté TCE ;

- Le traité sur l’Union européenne, noté TUE modifié quand il y a lieu, et le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, noté TFUE, tels qu’ils seraient si le traité de Lisbonne était introduit, en dépit de son rejet par référendum du peuple irlandais en juin 2008.


1 Le seul moyen de lire le traité de Lisbonne est de se référer à la version « consolidée », c’est-à-dire aux traités revus une fois intégrés les amendements qu’il apporte. Pour une présentation très claire (à défaut d’être critique) en ce sens, cf. Priollaud F.-X et Siritzky D. (2008), Le traité de Lisbonne, Texte et commentaire article par article, La documentation française, mai, 523 p.

En matière de politique économique, l’architecture générale des traités européens est la suivante : est d’abord posé le primat du principe de concurrence ; est ensuite organisée la soumission complète à ce principe des différents volets de la politique économique (budgétaire, monétaire, industrielle, commerciale, etc.) ; est enfin organisée l’appréhension libérale des services publics et des droits sociaux (protection sociale et droit du travail).

a. Le primat accordé à la concurrence

Le principe de concurrence est posé comme l’alpha et l’oméga de la politique économique de l’Union européenne[1]. Les traités ne cessent de le répéter sur tous les tons : la libre concurrence est la boussole, le soleil, le principe directeur en matière économique. N. Sarkozy s’enorgueillit d’avoir obtenu qu’au sein du traité de Lisbonne, la concurrence ne figure pas dans les objectifs de l’Union, tels qu’ils sont exposés à l’article 3 du TUE modifié, à l’inverse de ce prévalait dans le projet de Constitution. Mais un Protocole (partie intégrante du traité) stipule clairement que le « marché intérieur tel qu’il est défini à l’article 3 [...] comprend un système garantissant que la concurrence est libre et non faussée ». L’architecture même des traités atteste du primat absolu accordé au principe de concurrence. A la suite des autres traités, le traité de Lisbonne retient ainsi l’ordre suivant lorsqu’il expose les politiques de l’Union[2] : le marché intérieur, tout d’abord (Titre I), « dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée » (art. 26 du TFUE repris de l’art. 14 du TCE) ; la liberté de circulation des marchandises (Titre II), puis des services et des capitaux (Titre IV), ensuite ; les règles précises de la concurrence à respecter enfin (Titre VII). Ce socle étant posé, c’est seulement alors que sont évoquées les politiques économiques budgétaire et monétaire (Titre VIII), puis l’emploi (Titre IX) et les politiques sociales (Titre X).

b. Les politiques économiques soumises à la concurrence

Dans une optique hétérodoxe (keynésienne notamment), les politiques économiques budgétaire, et monétaire, mais aussi commerciale ou industrielle, permettent d’assurer ce que le marché ne sait pas faire : soutenir l’activité et l’emploi en particulier. C’est tout l’inverse avec les traités européens. Les politiques économiques sont évoquées, d’abord et avant tout, afin d’être asservies au principe supérieur du marché :

- Ainsi de la politique budgétaire et monétaire (voir les deux notes consacrées à ces sujets). Les premiers articles que lui consacre le traité de Lisbonne et qui encadrent la suite sont clairs. Le premier indique que la politique économique de l’Union et des Etats membres est « conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (art. 119 TFUE ; art. 4. du TCE). Comme si cela ne suffisait pas, le second précise que « les Etats membres et l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » (art. 120 TFUE ; art. 98 TCE). On ne se contente donc pas de répéter dans un traité que doit primer le principe de libre concurrence, on y ajoute un jugement normatif selon lequel cela favorise « une allocation efficace des ressources ». La théorie économique néo-classique, dominante depuis plus d’un siècle, est très clairement d’inspiration libérale. La plupart des économistes néo-classiques admettent cependant eux-mêmes que, dans bien des cas, la concurrence libre n’est pas possible et n’est donc pas en mesure de supporter une « allocation efficace des ressources ». Les traités disent l’inverse : on est bien ici dans l’ultralibéralisme le plus dogmatique.

- La politique commerciale (la possibilité de mettre des barrières - tarifaires ou autres - pour éviter le dumping social ou fiscal) est explicitement interdite entre les pays membres (cf. notamment les art. 23 et 25 du TCE ; 28 et 30 du TFUE). Elle est rendue largement impossible vis-à-vis du reste du monde, même si subsiste une référence au « tarif douanier commun » au frontière de l’Union (art. 26 du TCE ; art. 31 TFUE). Quant aux limites aux mouvements de capitaux, y compris avec les pays extérieurs à l’Union, ils sont totalement prohibés : « toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites » (l’art. 56 du TCE ; art. 63 TFUE).

- La politique industrielle (la possibilité pour la puissance publique de lancer ou soutenir des investissements dans certains secteurs à l’image de ce que fut le lancement d’Airbus au début des années 1970) est totalement empêchée au nom du rejet des distorsions de concurrence. Il est notamment inscrit que cette politique doit être menée « conformément à un système de marchés ouverts et concurrentiels » et ne « constitue pas une base pour l’introduction, par l’Union, de quelque mesure que ce soit pouvant entraîner des distorsions de concurrence ou comportant des dispositions fiscales ou relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés » (art. 157 TCE ; art. 173 TFUE), Le Traité de Lisbonne ajoute de surcroît la condition explicite suivante : l’« exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres » (art. 173 TFUE).

(La question des services, services marchands, services publics, services sociaux fait l’objet d’un argumentaire spécifique ARG 9)

2. Dirigisme et libéralisme font bon ménage : ou pourquoi les traités sont-ils si détaillés

Alors même que les économistes ne sont pas d’accord entre eux sur le type de politique économique à privilégier, les traités européens tranchent le débat. Avec un souci du détail qui confine à l’obsession, ils inscrivent les convictions des libéraux comme autant de normes qui ne peuvent être remises en cause sauf à remettre en cause les traités eux-mêmes.

En 2005, il a été proposé d’inscrire ces convictions dans une Constitution. Cela constituait une véritable révolution dans l’histoire du droit : dans aucun pays au monde, une Constitution ne verrouille à ce point, en amont, le choix des citoyens et ne se présente comme un volume aussi épais que celui qui a été proposé. Cette Constitution a été rejetée en 2005. Reste les traités, dont celui de Lisbonne qui en reprend la quasi totalité des dispositions.

Avec la crise en cours, ces traités ultralibéraux ne cessent d’être transgressés. Les déficits publics crèvent le plafond des 3 % du PIB, la dette publique celui des 60 % ; à l’instar des autres banques centrales, même si c’est avec beaucoup plus de réticences, la Banque centrale européenne intervient massivement sur les marchés financiers pour dénouer une crise que l’initiative privée s’avère de toute évidence incapable de surmonter ; des banques sont nationalisées, ce qui semblait encore inimaginable il y a quelque mois, etc. Ces transgressions pourront servir de point d’appui pour un gouvernement qui demain serait soucieux de rompre avec le libéralisme : au nom de quoi serait-il acceptable de contourner les traités lorsqu’il s’agit de sauver la banque et la finance, comme on le fait aujourd’hui, et non pour satisfaire les besoins du plus grand nombre ?

On ne peut pour autant soutenir que les traités ne sont que des tigres de papier. Juridiquement, ils s’imposent aux Etats membres, ils priment sur les législations nationales qui sont, en conséquence, supposées s’y conformer[3]. La Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) - dont les décisions jouent un rôle souvent sous-estimé dans la propagation des préceptes libéraux - les a même qualifiés, en 1986, de « charte constitutionnelle »[4].

Loin de l’indifférence à leur contenu, la crise en cours doit être l’occasion d’exiger avec force un minimum de bon sens : il faut les remettre à plat et établir un authentique traité simplifié, lequel devrait se contenter d’instituer un cadre institutionnel pour l’Europe, permettant ensuite aux citoyens d’exercer librement leur choix. Les libéraux ont leurs convictions et, comme il a été dit, c’est bien entendu leur droit. Au risque de saper la démocratie, il n’est pas acceptable que ces convictions soient inscrites dans des traités.

Le clivage droite / gauche vient historiquement de la révolution française, lorsque se sont assis à la gauche de l’assemblée ceux qui refusaient le véto royal, alors que s’asseyaient à droite ceux qui le défendaient. Plus de deux siècles après, c’est du véto de la commission européenne, exercé au nom des traités, dont on entend régulièrement parler. Le combat pour la démocratie n’est décidément pas terminé.

Comment expliquer que les traités européens, dont celui de Lisbonne, fourmillent de détails qui n’ont habituellement pas leur place dans ce type de document ? A titre d’exemple, comment expliquer que soit non seulement inscrit que la BCE et les banques centrales nationales (Banque de France, etc.) « ne peuvent solliciter ni accepter des instructions » des institutions de l’Union ou des gouvernements nationaux, mais de surcroît que ceux-ci « s’engagent [...] à ne pas chercher à influencer les membres des organes de décision de la BCE ou des banques nationales » (art. 108 du TCE repris dans l’art. 130 du TFUE) ? Publier son opinion dans la presse, ce qui est une façon de chercher à influencer, serait-il devenu un délit ?

La forme, comme toujours, donne à voir un contenu. Si les traités sont si détaillés, c’est pour des raisons proprement politiques qu’il importe de sonder.

Au cours des trois dernières décennies - la signature de l’Acte unique de 1986 instituant le marché unique ayant inauguré un tournant majeur en ce sens -, les gouvernements libéraux ou sociaux-libéraux ont pris l’habitude de faire passer certaines mesures au nom des supposées « contraintes imposées par l’Union ». « Nous n’avons pas le choix » est-il sans cesse répété. Et ce alors même que nombre des décisions de l’Union (celles qui sont prises à l’unanimité du Conseil) ne peuvent être prises qu’avec l’assentiment de tous les gouvernements, tandis que si d’autres ne requièrent pas cette unanimité, c’est que les gouvernements unanimes ont, au préalable, décidé qu’il en soit ainsi. Dit autrement : l’Union est un fantastique prétexte dont usent et abusent les gouvernements pour se dédouaner à bon compte de mesures impopulaires qu’ils font passer par la bande, l’Union européenne en l’occurrence, à défaut de pouvoir les imposer directement faute d’assentiment par les peuples. C’est une première entorse grave à la démocratie.

On ne peut cependant en rester là. Il est une autre entorse tout aussi grave, si ce n’est plus grave encore, qui renvoie, en retour, au jeu propre, à l’autonomie des institutions européennes. Au fil des dernières décennies, s’est constituée, à Bruxelles et ailleurs (la cour de justice basée au Luxembourg, la BCE à Francfort...), une véritable bureaucratie pour qui le libéralisme économique est devenu comme une sorte de seconde langue qui ne souffre aucune discussion (on ne discute pas une langue : on l’utilise). Cette bureaucratie est constituée de technocrates qui échappent d’autant plus à tout contrôle populaire - ils ne sont pas élus - qu’ils bénéficient de l’emploi à vie[5]. Or ces technocrates savent que si les gouvernements ont ces dernières années acceptés de bonne grâce toutes les prescriptions libérales, leur adhésion est cependant potentiellement fragile dans la mesure ils sont soumis à la sanction populaire des élections. On comprend mieux la frénésie de détails des traités européens : à défaut de pouvoir compter sur le ralliement éternel des gouvernements, il convient, pour se prémunir contre toute velléité d’émancipation, de leur imposer le plus étroit des corsets.

Le libéralisme économique et le dirigisme font décidément bon ménage...

Au final, c’est bien l’ensemble de l’architecture économique de l’Europe qui doit être remise à plat. Prétendre le contraire, en laissant entendre, comme le fait le Parti socialiste depuis plus de vingt ans, que par petites touches successives on pourra ramener les architectes libéraux de l’Europe « à la raison », c’est se méprendre sur la force des intérêts en jeu. C’est courir simultanément le risque d’être insensiblement réduit au rang de simple caution de gauche d’une entreprise qui tourne systématiquement le dos à ses valeurs (le combat pour la justice et le progrès social, le pari fait sur la souveraineté du peuple...). L’art de gouverner suppose sans conteste celui de nouer des compromis. La crise ne peut-être une méthode permanente de gouvernement. Il est néanmoins des situations qui ne peuvent être débloquées que par des crises. Au risque, le cas échéant, de l’enlisement sans fin, bien plus coûteux au final. La construction européenne est clairement l’un de ses exemples. Le « non » massif à l’occasion du référendum du 29 mai 2005 a été une première étape en ce sens. A l’inverse des menaces qui ont été agitées, il ne s’est traduit ni pas le retour des guerres au sein du Vieux continent, ni par un cataclysme économique. Ce dernier est venu ensuite et chacun s’accorde à dire qu’il vient du libéralisme économique que les traités européens élèvent justement au pinacle. A l’inverse de ce qui a aussi été dit, un plan B était possible. L’Union européenne et les gouvernements libéraux en ont trouvé un, à leur façon, avec le traité de Lisbonne. La morgue et le mépris le plus profond pour la souveraineté du peuple aidant, ce traité reprend la quasi-totalité des dispositions de la défunte Constitution. Comme toujours dans l’histoire, et aussi tranquillement et résolument que le 29 mai 2005, c’est donc au peuple qu’il revient, à nouveau, de dire « stop ».

[1] Voir la note de A. Lecourieux sur La concurrence dans l’Union européenne.

[2] Dans la Troisième Partie (Les politiques et actions internes de l’Union) du TFUE.

[3] Le principe de primauté des traités européens sur le droit des Etats membres, s’il est rappelé avec constance par la jurisprudence de la CJCE, n’était pas jusqu’à présent inscrit en tant que tel dans les traités. Le traité instituant une Constitution pour l’Europe proposait de le constitutionnaliser. Le traité de Lisbonne y fait lui-même référence, via la Déclaration n°17 qui lui est annexée, laquelle indique que « les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des Etats membres ». Malgré cela, certaines cours constitutionnelles, allemande et italienne notamment, n’acceptent la primauté du droit communautaire qu’à l’égard du droit infra-constitutionnel, la Constitution primant pour le reste. C’est, pour une part, la solution retenue par le Conseil constitutionnel en France, qui admet la primauté du droit européen, sauf si celui-ci est contraire à « l’identité constitutionnelle de la France ».

[4] CJCE, 22 avril 1986, aff. 294/83.

[5] Alors qu’ils ne cessent de fustiger les services publics et en particulier ceux de l’hexagone, les technocrates européens se sont appliqués pour eux-mêmes un statut particulièrement protecteur, puisqu’il est calqué sur celui de Fonction publique... française (avec des avantages fiscaux en sus) !


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