ANACYCLOSE, « PROGRÈS DE L’ESPRIT », « FIN DE L’HISTOIRE » ?

vendredi 14 octobre 2005.
 

Les Grecs appelaient « anacyclose » le retour cyclique des différentes sphères célestes dans leur exacte position initiale. Le mot, assez rare, appartient donc au vocabulaire de l’astronomie et de l’astrologie, d’ailleurs confondues chez les Anciens. Je n’aurais aucun titre pour vous en entretenir si on ne le trouvait aussi une fois, chez l’historien Polybe (IIe siècle avant J.-C.), appliqué au destin des « politeiai », c’est-à-dire à la fois des cités (ou des empires), et de leurs « constitutions ». C’est donc dans l’Antiquité grecque que nous rencontrons pour la première fois une tentative pour rendre compte des changements, intervenus au cours de l’histoire, des progrès (ou des reculs) qu’ils ont engendrés, et, du coup, de la fin (au double sens du mot) qu’on peut leur prédire. Me limitant à l’aspect politique de ces conceptions, j’en citerai deux prolongements postérieurs : l’élaboration de l’idée de Progrès à l’époque des Lumières et de la Révolution française ; et d’autre part l’apparition récurrente d’une théorie apparemment contradictoire : celle de la fin, je veux dire d’un arrêt de l’histoire.

Polybe expose son analyse des « retours cycliques » dans une parenthèse théorique, au livre VI de son histoire universelle, lorsqu’il va aborder le récit de la seconde guerre Punique, donc vers 220 avant J.-C. Il s’agit d’abord d’une typologie des « régimes » que peuvent connaître les cités et les empires : domination ou gouvernement d’un seul (monarchie), d’un petit nombre (aristocratie), ou du peuple entier (démocratie). Mais au lieu de les énumérer simplement, il les décrit (dans cet ordre) comme les étapes nécessaires d’un développement historique des sociétés, depuis les groupes les plus primitifs jusqu’aux institutions des plus grandes cités. Pourquoi « anacyclose » ?

Parce qu’il pense pouvoir déduire des expériences historiques, comme de la nature même des sociétés humaines qu’au terme d’une évolution, les choses n’en restent pas là, mais qu’une dernière mutation de la démocratie extrême engendrera nécessairement le retour au pouvoir d’un seul : une autre monarchie, si l’on veut ; une sorte d’« éternel retour », à la manière platonicienne. Cette conception, que je viens de simplifier jusqu’à la caricature, est souvent mal comprise ; on la considère comme purement cyclique, c’est-à-dire en somme immobile. Or, ce que décrit Polybe, c’est plutôt (pour aller vite) une spirale qu’un cercle. D’abord, chacune des grandes étapes des « changements de régimes » peut prendre plusieurs aspects, les uns positifs, les autres détestables. Ce sont ces formes diverses, le plus souvent dégradées, qui engendrent résistances, révolutions et passage à d’autres formes. Mais, chaque fois, l’état de la société ou de la civilisation s’est modifié ; bref, le monde a changé. Et c’est précisément ce changement qui intéresse Polybe historien. C’est que son but final est de tenter d’expliquer pourquoi Rome est en passe de conquérir le monde : chose presque achevée lorsqu’il écrit, vers 150 avant notre ère. Cela tient, d’après lui, à la supériorité de ses institutions qui lui permettent d’éviter, ou du moins de retarder presque indéfiniment, les dernières étapes d’un « cycle » en général fatal. Rome possède en effet ce qu’on appelle, un peu trop vite, une « constitution mixte ». En fait, une constitution où chaque composante de la cité (magistrats, Sénat, peuple) détient une part des pouvoirs, mais dépend des autres pour les exercer ; un système, en somme, où « le pouvoir arrête le pouvoir » – Montesquieu s’en souviendra. Polybe n’a pas connu les terribles guerres civiles qui marquèrent la fin de la République romaine ; mais ni l’empire, ni même les institutions de Rome ne succombèrent. Ils finirent même par se fixer en un ordre mondial qui dura quatre ou cinq siècles, et qui inspira à ses contemporains le sentiment d’une quasi-perfection : « un empire sans frontières et sans fin », comme ils l’affirment dès l’époque d’Auguste ; une « cité du monde », unifiée dans la paix, la prospérité de la vie urbaine, et la diffusion du droit romain, comme le dit au IIe siècle le rhéteur officieux Aelius Aristide. C’était à la fois récuser la « théorie des cycles », et mettre un terme à la conception, d’origine orientale, mais adoptée à Rome depuis les derniers temps de la République, de la succession des hégémonies mondiale. Elle avait nettement pour origine une vision eschatologique de l’histoire, comme accomplissement d’un dessein transcendant. Au contraire de l’anacyclose, malgré tout répétitive, elle était clairement orientée, surtout dans la pensée juive, vers l’accomplissement de la promesse divine ; elle était donc linéaire et non cyclique. Païens et chrétiens pouvaient également s’y retrouver. Je n’ai pas à en parler aujourd’hui ; sauf pour noter que, dans cette nouvelle vision des destins du monde, il n’est en rien question de « progrès » : c’est en termes d’agrandissement territorial, de puissance militaire, et, au mieux, de jouissances, que se pense l’Empire romain. Le sentiment de plénitude d’un monde clos qui a désormais atteint les limites du possible (qu’on observe par exemple, chez Pline l’Ancien), peut même paradoxalement s’accommoder d’un mythe très ancien, celui de l’« âge d’or », rejeté aux origines mêmes de l’humanité. Aucun « progrès » dans tout cela.

À vrai dire, ce mot qui (dans nos langues) veut dire à la fois progression (comme sur un chemin) et amélioration, est étranger aux consciences de l’Antiquité et sans doute du Moyen Âge. Il faut attendre les Lumières, au XVIIIe siècle, pour qu’il reçoive une acception enfin précise, qui trouvera son expression la plus complète dans le Tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, écrit en 1794 : livre célèbre, mais plus souvent cité que lu. Car il s’agit principalement d’une histoire des connaissances scientifiques, de leurs procédés cognitifs, et de leurs applications dans les « arts et métiers ». Condorcet l’avait projetée depuis de nombreuses années, et il était le mieux à même de la retracer, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et, selon le mot, qui se voulait sévère, de Robespierre, « géomètre parmi les littérateurs, et littérateur parmi les géomètres ». Ce projet, ainsi limité, serait déjà respectable et utile. Mais Condorcet, un des premiers, a voulu aussi marquer fortement les liens entre ces « progrès de l’esprit » et leur contexte idéologique et politique. Il tenait cette idée, et la périodisation – à grands traits – qu’elle implique, de son patron Turgot, et il la léguera à Auguste Comte. Mais ces liens sont loin d’être univoques. Dans les premières « époques » de l’histoire, jusqu’au grand tournant des Lumières (XVIIe – XVIIIe siècles), le redoutable dispositif des institutions sociales et politiques avait, sauf dans de rares conjonctures, plutôt freiné les capacités d’observation, les possibilités d’expériences ou de discussions, l’exercice de la raison. C’est que ces institutions sociales étaient presque toutes dominées par les superstitions et les croyances religieuses, quelles qu’elles soient. Bien sûr, à de rares moments, elles avaient pu, malgré cela, engendrer certains progrès (comme en Égypte sous les Ptolémées, par exemple). Mais cela restait fragile et hasardeux, tant que les principes et les formes des institutions sociales et politiques ne seraient pas devenus, à leur tour, objet de libre examen et susceptibles d’une approche scientifique. Alors, la politique arrachée aux prêtres, aux despotes, aux guerriers, serait enfin remise entre les mains de ceux à qui seuls elle doit appartenir, les citoyens et les peuples. Tout cela, on l’a souvent noté, procède d’une philosophie qui doit beaucoup (mais non pas tout) à Condillac. Mais Condorcet va plus loin : tous les progrès de l’esprit procèdent, en dernière analyse, de l’existence et des perfectionnements des langages discursifs et des mathématiques. Lesquels ne sont pas des données a priori de la nature, mais représentent une série de conquêtes conscientes, et de moins en moins approximatives, rendues possibles par l’échange des signes, la diffusion des informations et leur transmission par l’éducation. Bref, un construit qui ne dépend que des hommes.

Et ces progrès de l’esprit vont bientôt s’étendre au domaine de la « politique » et des moeurs, dès lors que les hommes, déboutant les faux dieux, leurs faux prophètes, les rois et les féodalités, se les seront appropriés. Cela n’est pas rejeté dans un futur imaginaire : cette reconquête par les hommes de leur véritable nature vient à peine de commencer en Amérique et en France ; elle finira par s’étendre à l’humanité entière. Telle est la voie du progrès, qui peut paraître à peu près infinie, esquissée dans la fameuse Dixième époque qui clôt le livre.

A-t-on assez critiqué ou brocardé ce texte, et ces idées ! C’est pour les avoir lus trop vite, je pense. Car ce tableau d’un avenir de savoir, de vertu et de bonheur pour l’humanité n’est ni une utopie, ni une prophétie. Il n’est en vérité qu’un programme, dont la réalisation dépendra de la libre volonté des citoyens, mais assortie, si l’on y prend garde, de conditions très précises. Des institutions qui garantissent l’exercice réel des droits que la raison invite à reconnaître à chacun et à tous. Des constitutions politiques, préférablement républicaines. Mais aussi et surtout, capables d’assumer la fonction suprême qui leur revient désormais : organiser et assurer, par l’instruction publique, la production et la diffusion du savoir. Il n’y a aucun « naturalisme », aucune nécessité programmée dans cette vision du progrès. On est donc très loin de l’immobilisme des « éternels retours », ou de l’attente du Royaume.

Pourtant, ce Tableau si bien articulé des Progrès de l’esprit humain risque d’engendrer, lui aussi, une vision eschatologique aventurée, celle d’une éventuelle « fin de l’histoire ». Si l’humanité doit être un jour (comme le disaient à peu près dans les mêmes termes Condorcet et Jules Ferry) « un cortège sans fin qui marche en avant vers la lumière » si « elle doit être soustraite à l’empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès », alors il n’y aura plus de place pour les vicissitudes de l’histoire qui, telle que nous la voyons, n’est que bruit et fureur. On ne pourrait, bien sûr, qu’acquiescer, s’il s’agissait d’une projection lointaine et d’un souhait raisonnable, quitte à verser une larme hypocrite sur le dépérissement dès lors prévisible de notre métier d’historiens. Nous savions que toutes les utopies socialistes – y compris le marxisme – se proposaient, à l’horizon des temps, un tel apaisement. Mais il est curieux de constater que des réalistes, qui s’accommodaient assez bien du monde comme il va, ont pu adopter cette idée et prétendre même qu’elle était réalisée. On en a vu un exemple récent, qui est dans toutes les mémoires.

Je voudrais seulement, pour terminer, rappeler que ce n’est pas une nouveauté. Les deux fondateurs de la science historique en France, au début du XIXe siècle, François Guizot et Augustin Thierry, qui avaient placé leurs études sur l’histoire de l’Europe et l’histoire de France sous le signe d’une inexpiable lutte des classes qui était aussi une lutte des races, en voyaient l’heureuse conclusion dans la monarchie constitutionnelle et les principes de 89. La synthèse, prématurée en 1791, ne fut réalisée que par les chartes de 1814, et surtout de 1830 : la monarchie de Louis-Philippe mettait fin, en quelque sorte, à l’histoire. Écoutons Thierry, dans la préface à son Histoire du Tiers État : « C’est à ce point de vue, qui m’était donné par le cours même des choses, que je me plaçai dans mon ouvrage, m’attachant à ce qui semblait être la voie tracée vers l’avenir, et croyant avoir sous mes yeux la fin providentielle du travail des siècles écoulés depuis le douzième ». Bien entendu, il n’est pas ici question d’hégémonie mondiale. Mais la conjuration définitive des révolutions et des guerres européennes en serait un équivalent bénéfique. Ce rêve fut balayé, pour Guizot et Thierry, en 1848. L’histoire de France continuait, toujours aussi dramatique. La fin de l’histoire ne se produisait pas. Tout au plus faisait-elle place à une autre histoire.

par M. CLAUDE NICOLET

délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres


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