Le grand retour de Karl Marx et de son « Capital »

dimanche 17 mai 2009.
 

Le monde relit Marx. Les éditeurs constatent un boom des ventes du « Capital ». La bouée des temps de crise ?

L’automne dernier, les éditeurs allemands enregistraient une progression importante des ventes de « Das Kapital » (Premier livre, 1867). A la foire de Francfort, un professionnel expliquait que cet ouvrage se vendait mieux depuis la début de la crise financière :

« En 2005, j’en ai vendu 500 exemplaires, puis 800 en 2006, et 1300 en 2007. Sur les neuf premiers mois de l’année 2008, j’en suis déjà à 1500. Les chiffres en valeur absolue ne sont pas impressionnants, mais la progression, si. »

Le ministre des Finances allemand lui-même s’est déclaré nouveau lecteur de Karl Marx. Dans une interview accordée mi-septembre à l’hebdomadaire Der Spiegel, il a reconnu que « certaines parties de sa théorie ne sont pas si fausses ».

En France, après Jacques Attali qui s’est interessé à Marx en 2005, Alain Minc, difficilement soupçonnable de marxisme, s’est proclamé « dernier marxiste français ». Comme beaucoup, il relit « Le Capital » en ces temps de crise.

Si les chiffres sont loin de placer le pavé de Karl Marx en tête des meilleures ventes, « Le Capital » fait un joli retour en librairies. Gallimard l’a réedité au mois de juin 2008 en poche et considère que les ventes sont « bonnes ». Plus de 6000 exemplaires ont été vendus sur un tirage de 8000.

Ce retour s’est amorcé au début des années 2000. « Les Luttes de classe en France », publié par Gallimard en 2002, a été un succès d’édition : 57 000 livres vendus. « A l’époque, plus personne ne voulait entendre parler de Marx », relève Eric Vigne, directeur littéraire du secteur Essai chez Gallimard. Lorsqu’il décide de lancer une réedition du « Capital » en 2008, c’est d’abord pour combler un manque :

« Cet ouvrage majeur était indisponible en poche. Or, c’est un auteur qui mérite d’être lu. Souvent, ce sont des maisons d’éditions militantes qui le donnent à lire, ça peut être rebutant.

Pour le numéro 500 de la collection Folio, j’ai voulu faire un petit clin d’œil avec Marx. L’important pour moi est de donner à lire ce texte de façon neutre, sans interprétation politique. Le principe de cette collection est un retour au texte. »

Eric Vigne reconnaît que le contexte de crise participe au succès du livre mais il souligne que « Le Capital » est avant tout un classique sûr :

« Nous avons publié “Le Léviathan” d’Hobbes il y a quatre ans. Nous avons vendu 45 000 exemplaires. Le succès s’explique par le besoin pour les lecteurs de revenir aux textes plutôt qu’aux publications critiques. »

Si cet engouement pour Marx est trés médiatisé, l’économiste Yann Moulier-Boutang rappelle que ce retour à Marx remonte à plusieurs années, notamment aux Etats-Unis :

« Dès l’instant où l’on a connu des crises graves, à partir de 1997, beaucoup de gens se sont interessés à Marx. En réalité, ce retour est cyclique comme l’a expliqué Daniel Lindenberg dans “Le marxisme introuvable’. Dès qu’il y a un événement grave, on revient à Marx.

Mais il faut s’interroger : à quel Marx retourne-t-on ? Dans les années 60, on s’intéressait au Marx de la lutte des classes. Là, c’est l’analyste des crises du capitalisme qui intéresse, celui qui a analysé la faillite des banques Pereire en 1857, par exemple. »

Le capitalisme cognitif

Face à cette situation, explique Yann-Moulier Boutang, émerge un troisième capitalisme : le capitalisme cognitif. » Le directeur de la revue Multitudes prépare un ouvrage « Société pollen » relatif à cette question.

Dans un article intitulé « Marx au XXIème sicèle : une histoire triste d’adieu au socialisme ou autre chose ? », publié en 2008, Yann Moulier-Boutang évoque une « situation marxienne ». Se disent « marxiens » ceux qui n’adhérent pas au dogme marxiste-léniniste mais qui se réclament de la méthode de Marx, une méthode qui permet de comprendre ce qui est au cœur du capitalisme :

« Ce que l’on croyait être un régime stable apparaît désormais comme totalement instable. Les règles de la finance, le cœur du capitalisme et la finalité de la production sont totalement remises en cause. Aujourd’hui, les antagonismes sociaux sont forts. La situation est suffisamment grave pour ne plus calculer le futur en calculant les traînes du passé.

Il y a des alternatives. La contestation de la stabilité de ce système se superpose à celle des écologistes, plus radicale. On conteste les finalités de la production et on remet en cause la production tout court. »

’Marx, mode d’emploi’ de Daniel Bansaïd (DR).Pour éclairer les néophytes, le philosophe Daniel Bensaïd a, lui, récemment publié un « Marx, mode d’emploi ». Dans son introduction, il explique que sa démarche a été motivée par la crainte que la « banalisation médiatique » ne rende « inoffensif celui qui voulut semer des dragons ».

Dans un entretien accordé à Mediapart, il explique que les grands forums sociaux de ces dernières années ressemblent à une « renaissance utopique », à un grand moment de bouillonnement d’idées.

Autre démarche originale, actuellement exposée au Grand Palais (Paris) à l’occasion de la triennale d’art contemporain, la pièce « Le Capital illustré » de l’artiste Jean-Baptiste Ganne. On parle beaucoup de cette adaptation photographique du livre principal de Karl Marx. Lui s’en amuse :

« Une autre de mes pièces, l’ensemble du “Don Quijote” de Cervantès en code morse lumineux et en espagnol, est exposée. Peut-être qu’on y verra “un retour de Cervantès”. »

Jean-Baptiste Ganne a réalisé cette oeuvre entre 1998 et 2002. Quatre années qu’il a consacré à arpenter différents lieux pour y trouver des correspondances avec les grands thèmes du « Capital » : un défilé de mode pour la spectacularisation de l’industrie du textile, un hippodrome pour la circulation de la monnaie… Le résultat est saisissant. Il précise avoir réalisé sa pièce à la lumière des textes de Guy Debord.

Ancien élève du philosophe Etienne Balibar à Nanterre, Jean-Baptiste Ganne a longtemps été fasciné par « Le Capital » :

« C’est un monde en soi. J’ai travaillé sur Marx à une époque où il n’était plus à la mode. Il était mis de côté alors que son analyse est valable. Les outils marxiens permettent de réflechir. Pas plus aujourd’hui qu’hier d’ailleurs. Il n’est pas d’actualité, sa pensée est actuelle.

Les analystes reviennent à lui pour expliquer la crise actuelle mais dans les réponses apportées, j’ai plutôt l’impression d’un retour à Keynes… »

Coopération, Le Capital illustré, IV, XI (Jean-Baptiste Ganne).

Ailleurs dans le monde, les ventes du Capital connaissent aussi une progression sensible. Au Japon, une version manga romancée du « Capital » est devenue un best-seller. Une comédie musicale inspirée de Marx est en préparation en Chine. Elle mettra en scène des employés qui découvrent que leur patron les exploite.

Maximilien Rubel, célèbre marxien, semble avoir été entendu. Lui qui répétait, dit-on : « N’écoutez pas les marxistes : lisez Marx ! »

Par Zineb Dryef


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