Françoise Héritier : " Dès l’enfance, on assigne les individus à leur sexe "

mardi 26 mai 2009.
 

Françoise Héritier est anthropologue. Elle a succédé à Claude Lévi-Strauss au laboratoire d’anthropologie sociale en 1981. Elle est professeur honoraire au Collège de France.

En évoquant votre parcours dans "Une pensée en mouvement" (éd. Odile Jacob, "Le Monde" du 14 avril) vous expliquez qu’en 1957 on vous a refusé une mission parce que vous étiez une femme, pour finalement vous l’accorder parce qu’on ne trouvait aucun homme pour la remplir. Est-ce là que vous avez pris conscience de la situation faite aux femmes ?

Au risque de décevoir, je dois dire qu’à ce moment-là j’étais encore engluée dans le monde dans lequel j’avais vécu, où il était tenu pour normal que les filles aient moins d’ambition que les garçons. J’ai presque considéré cette décision comme logique. Entre 1939 et 1947-1948, quand j’allais dans ma famille auvergnate, qui vivait selon le mode traditionnel, je voyais rarement les femmes s’asseoir à table. Elles servaient les hommes, puis elles mangeaient ce qui restait. Je trouvais cela étonnant, illogique, mais je ne me suis pas révoltée.

Simone de Beauvoir a pourtant publié "Le Deuxième Sexe" dès 1949...

J’avais 16 ans. Mais, en 1957, je l’avais lu et j’étais convaincue. Toutefois, quand on m’a refusé cette mission, je n’ai pas bondi d’horreur.

Depuis, il y a eu quelques conquêtes. Mais, profondément, la situation a-t-elle vraiment changé ?

Non, rien n’a vraiment changé profondément parce qu’il est très difficile de faire changer les mentalités collectives. Ce qui s’est modifié, c’est la manière de vivre en couple, par exemple. Mais fondamentalement, si l’on regarde les représentations mutuelles des hommes et des femmes, on est resté globalement dans le même système de représentations.

Cela dit, je suis optimiste, je pense que, progressivement, on arrivera à une égalité, qui n’est pas l’indifférenciation. La contraception est à mes yeux l’acquis fondamental, car il permet aux femmes de décider ce qu’elles veulent faire de leur propre corps. Et, du coup, elles deviennent des personnes, comme les hommes le sont.

L’injustice première est que, alors que la différence n’est porteuse ni d’inégalité ni de hiérarchie, tout se passe comme si cette différence signifiait supériorité du côté masculin et infériorité du côté féminin. Ce qui est féminin est dévalorisé. Et cela continue malgré les efforts didactiques, les lois, qui, en théorie, instaurent la parité en politique, l’égalité des salaires... Il faut tout de même souligner qu’il y a eu quelques acquis définitifs, comme le fait qu’une femme mariée puisse travailler sans l’autorisation de son mari, qui, très longtemps, a été nécessaire.

Dans la maison de votre enfance, des gravures montraient les différents âges de la vie. "A la ménopause tout s’arrête", disait l’une d’elles. Est-ce toujours un seuil symbolique ?

La ménopause, on cherche à l’ignorer, à la détourner, à la combattre. Mais j’ai été frappée, à la lecture de thèses de psychanalyse et de psychologie, de voir qu’à partir de la ménopause, quelque chose se passe, quelles que soient les hormones de remplacement que l’on prenne, quelles que soient les apparences - car les femmes de 50 ans ne ressemblent plus du tout à leurs grands-mères au même âge. Mais quelque chose existe malgré tout, dans la sensibilité au regard de l’autre.

Dans cette annulation de la ménopause dans nos sociétés, il y a une part d’illusion, car la vraie question est la possibilité d’enfanter. Ce quelque chose qui existe dans le regard masculin fait qu’une femme ayant passé l’âge d’enfanter, même tout aussi séduisante qu’elle puisse être, ne suscite plus la même convoitise. Certes, une femme qui a réussi professionnellement continue à exister dans le regard des autres, pour sa compétence, comme collègue. Mais celles qui n’ont pas eu la chance d’exister par le travail perdent à la ménopause le sentiment valorisant d’être désirables.

A propos de la prostitution dans les sociétés occidentales, sujet qui vous intéresse et qui fait débat, où en êtes-vous de vos réflexions ?

Je n’ai pas varié et je me sens toujours en porte-à-faux avec certaines de mes collègues qui voient dans la prostitution une voie majeure de liberté. Pour elles, c’est le mariage qui serait, d’une certaine manière, de la prostitution. Tandis que choisir de rentabiliser son corps serait la plus haute des libertés. Je ne peux pas considérer les choses de cette manière, même si les femmes défendant cette liberté font la différence entre plusieurs types de prostitution et condamnent l’abattage, la prostitution forcée de jeunes filles qui viennent d’Afrique ou des pays de l’Est.

Cette manière de voir me paraît contraire à l’idée de l’égalité que je postule entre hommes et femmes. Elle suppose que l’on admette que le désir masculin requiert un assouvissement immédiat. Il ne pourrait être ni contrôlé ni différé et aurait besoin pour cela de corps mis immédiatement à sa disposition. Et cette idée est inculquée aux hommes dès leur plus jeune âge.

Je vais prendre un exemple dans une société africaine, au Burkina, qui ne concerne pas la prostitution mais montre bien la mise en place culturelle des comportements différents chez les filles et les garçons. Je me suis aperçue, en regardant les femmes avec leur enfant dans leur dos, que quand certains pleuraient, elles s’arrêtaient immédiatement pour leur donner le sein.

D’autres en revanche pouvaient hurler à pleins poumons sans que la mère s’en préoccupe. Les premiers étaient des garçons, les seconds des filles. Quand j’ai interrogé ces femmes, elles m’ont répondu spontanément : un garçon a le coeur rouge, s’il se met en colère, il pourrait en mourir ; une fille, il faut qu’elle apprenne à attendre. On crée ainsi deux manières d’être : l’habitude de la frustration pour les femmes, et la satisfaction immédiate et jugée normale des pulsions pour les hommes.

Que pensez-vous du point de vue des féministes différentialistes, qui estiment que les femmes ont des qualités particulières, notamment parce qu’elles sont des mères, comme aimait à le rappeler Ségolène Royal dans sa campagne pour l’élection présidentielle. Et que, pour cela, elles n’exercent pas le pouvoir comme les hommes ?

Selon moi, c’est un apprentissage, qui, dès l’enfance, assigne les individus à ce qu’on attend de leur sexe. Bien sûr, il y a des différences objectives physiques, qui tiennent au jeu des hormones. Mais les femmes ont les mêmes compétences intellectuelles, les mêmes sensations, les mêmes émotions que les hommes. La peur, la crainte, la colère, l’envie sont partagées par les deux sexes. Mais la manière de traduire ces émotions est canalisée par la société et la culture. Quant au pouvoir, les femmes l’exercent de la même manière que les hommes.

Quand elles veulent l’exercer différemment, non pas à cause de leur nature propre mais parce qu’elles sont critiques sur le pouvoir tel que les hommes l’ont instauré, elles finissent par échouer...

Elles sont éliminées. Mais un homme qui veut exercer le pouvoir de façon différente est lui aussi éliminé. C’est l’essence du pouvoir qu’il convient d’analyser. Et non pas qui l’exerce. Pour changer cette essence du pouvoir, il faudrait le vouloir collectivement. Et ce n’est pas le cas.

Elisabeth Badinter, notamment, pense que l’heure est à l’acceptation de "notre essentielle bisexualité psychique". Vous aussi ?

Je vois bien ce qu’elle veut dire, et qui est juste. Aucun homme n’a uniquement les qualités supposées des hommes et il en va de même pour les femmes. Mais ce propos signifie aussi qu’il existerait une essence du masculin et une essence du féminin. Et cela, je ne le pense pas.

Propos recueillis par Josyane Savigneau


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