Une crise révélatrice des impasses européennes, par Philippe Frémeaux (Alternatives économiques)

mercredi 27 mai 2009.
 

20 mai 2009« L’Union européenne est structurellement libérale, en ce sens que les différents espaces nationaux se retrouvent objectivement en concurrence sur le plan fiscal, social ou salarial, » constate Philippe Frémeaux, qui estime que « cette situation s’explique par les préférences idéologiques d’une large fraction des élites et par les pressions des milieux patronaux, mais elle tient aussi au refus des gouvernements des Etats membres de renoncer à leurs prérogatives. » L’Europe aujourd’hui est « dépendante des Etats-Unis pour [sa] défense, de la Russie pour [son] énergie, de la Chine pour [ses] importations industrielles et, peut-être demain, du Brésil pour [son] alimentation, » déplore-t-il. Mais l’Union peut-elle vraiment surmonter cette contradiction fondatrice : sa structure tend vers la création d’une instance supra-nationale - qui serait la condition d’une Europe puissance - mais dont ses membres ne veulent pas, et pour laquelle légitimité et cohésion apparaissent de plus en plus inatteignables, au gré des élargissements successifs.

Par Philippe Frémeaux, Alternatives Economiques, mai 2009

La crise économique et financière frappe aujourd’hui durement l’Union européenne. Certes, l’euro a tenu bon. Il a permis d’éviter l’effondrement des pays les plus exposés. Les Etats sont parvenus à enrayer une panique bancaire qui aurait mis à bas le système financier. Pour autant, la plongée de l’économie européenne dans une récession à la durée encore inconnue est assurément à porter au passif de l’Union.

Soixante ans de paix

Cette relative impuissance face à la crise ne doit pas nous conduire à sous-estimer l’acquis. La construction européenne a donné à notre continent plus de soixante ans de paix, alors qu’il s’était entre-déchiré à deux reprises au cours de la première moitié du XXe siècle. Elle est aussi parvenue à ancrer dans la démocratie les pays de la Méditerranée au sortir des dictatures. Avec l’Acte unique, elle a renforcé ses institutions et mis en oeuvre un embryon de solidarité budgétaire via les fonds structurels.

La chute du mur de Berlin, loin de provoquer une dissolution de l’Union, s’est traduite par de nouvelles avancées, avec l’adoption de la monnaie unique par une majorité d’Etats membres. L’Allemagne a accepté de renoncer au deutsche mark, pourtant le symbole de sa prospérité retrouvée, afin d’affirmer sa volonté de se réunifier non pas contre, mais dans l’Europe. Les pays d’Europe centrale et orientale (Peco), en dépit des différences structurelles majeures qui les séparent des pays de l’Ouest européen, ont été ensuite intégrés dans l’Union, la volonté politique de réunir les deux parties du continent l’emportant sur tout le reste, même si cette intégration n’a pas été, sur le plan de la solidarité, à la hauteur de ce qu’on aurait pu attendre.

Sans coordination... l’impasse

Le bilan est donc positif. Mais on ne fait pas rêver avec un bilan. Le désir d’Europe ne renaîtra que si celle-ci répond aux défis du moment, qu’ils se nomment crise économique, mondialisation ou périls écologiques. Et sur tous ces plans, l’Europe n’est pas à la hauteur. Pour en comprendre les raisons, il faut d’abord revenir aux origines du projet européen. Les pères de l’Europe attendaient de l’intégration économique qu’elle engendre progressivement un intérêt commun qui rende non seulement possible mais aussi nécessaire la progression vers une union politique.

La vérité est que cela ne marche plus : l’Union européenne a ouvert son espace économique au grand vent de la concurrence avec le marché unique, elle a unifié sa politique monétaire pour une majorité de pays en créant l’euro, mais elle a échoué à mettre en place un gouvernement économique. Les Etats de la zone euro ont renoncé à un instrument majeur de leur souveraineté - le monopole de l’émission de la monnaie -, mais ils ne parviennent toujours pas à coordonner de manière satisfaisante leurs politiques budgétaires ou leurs politiques sociales et salariales, comme l’illustre l’absence de tout plan de relance commun face à la crise.

La conséquence de ce déséquilibre est que l’Union européenne est structurellement libérale, en ce sens que les différents espaces nationaux se retrouvent objectivement en concurrence sur le plan fiscal, social ou salarial. Cette situation s’explique par les préférences idéologiques d’une large fraction des élites et par les pressions des milieux patronaux, mais elle tient aussi au refus des gouvernements des Etats membres de renoncer à leurs prérogatives.

Un espace politique à construire

En témoigne la faiblesse du budget européen, qui peine à dépasser l’équivalent de 1% du produit intérieur brut (PIB) de l’Union, alors qu’au sein des Etats membres, ce sont 35% à 50% des richesses produites chaque année qui sont redistribuées, à travers les dépenses de l’Etat, des collectivités territoriales et de la protection sociale. Cet écart traduit pour partie le peu d’enthousiasme des pays les plus riches à "payer pour les autres". C’est ainsi : qu’on le regrette ou qu’on s’en félicite, l’espace des nations demeure aujourd’hui le lieu majeur du vivre ensemble et de la solidarité acceptée.

L’espace européen n’est plus régi tout à fait par l’égoïsme sacré qui prévaut dans les relations internationales, mais il n’établit et n’accepte encore qu’une solidarité limitée entre ses membres. L’Europe, comme communauté politique, demeure à construire. L’absence d’espace public commun, l’absence de partis politiques européens ne favorisent pas l’émergence d’un sentiment d’appartenance commun, d’une citoyenneté européenne partagée. Un état de fait entretenu par le comportement des élites politiques qui ne font rien pour le faire évoluer en donnant un contenu plus tangible à l’Union.

Des citoyens qui n’y croient plus

Car le très faible niveau du budget européen - et donc des politique actives de l’Union - est d’abord dû à la crainte des chefs d’Etat et de gouvernement de voir leur légitimité affaiblie s’ils renonçaient à la moindre parcelle de leur pouvoir dans le domaine budgétaire. C’est la raison pour laquelle, alors que le Parlement européen est élu au suffrage universel depuis maintenant trente ans, il n’a toujours pas le pouvoir de lever un impôt européen spécifique pour financer les politiques communes ; pas plus qu’il n’a le pouvoir de développer de nouvelles politiques qui viendraient se substituer avec profit aux politiques nationales, que ce soit dans le domaine de la recherche, de l’énergie, des infrastructures ou encore de la défense. Rien d’étonnant dans ces conditions que l’opinion marque soit son désintérêt, soit même sa méfiance à l’égard de l’Europe, comme en témoigne le faible intérêt suscité aujourd’hui par les élections européennes.

Cette incapacité de l’Union à développer des politiques actives, faute d’être dotée d’institutions légitimes disposant d’une réelle autorité politique, se paye d’un prix très lourd sur le plan économique et social interne. Elle a aussi un coût sur le plan international. L’Europe peine à peser sur l’architecture du monde qui vient. Elle peine à régler les crises qui éclatent à ses portes : on l’a vu hier dans l’ex-Yougoslavie. On le constate tous les jours au Moyen-Orient, où elle est cantonnée à un rôle de banquier, laissant les clés de la paix dans les mains des Etats-Unis.

Plus au fond, le déficit démocratique européen reflète la crise de la démocratie qui frappe chacun de nos pays. Et il serait naïf d’espérer voir émerger un vouloir vivre ensemble européen quand ce même vouloir vivre se délite dans l’espace national. L’Union ne se construit d’ailleurs pas contre les nations, elle a plutôt vocation à offrir aux peuples qui la constituent un espace d’appartenance supplémentaire, sans que les identités nationales et européennes soient en compétition. Aussi, si l’idée européenne se trouve aujourd’hui affaiblie, c’est d’abord du fait des périls qui guettent nos démocraties, et notamment de la dissolution de nos sociétés dans une économie de marché sans projet, une dissolution qui vient nourrir les réactions populistes observées ici ou là.

L’Europe a besoin d’un projet et d’institutions qui puissent le porter

Si la crise actuelle et les interrogations qu’elle suscite pouvaient avoir un mérite, ce serait celui de créer les conditions sociales et politiques qui nous conduiraient à inventer de nouvelles raisons de vivre ensemble en Europe, mais aussi dans chacun des Etats membres qui la constituent. Concrètement, cela passe par un nouveau modèle de croissance qui donne toute sa place aux exigences écologiques et à la réduction des inégalités. Cela passe aussi par un refus d’une Europe molle, sans capacité politique d’agir. Nous ne vivons pas dans un monde irénique. Nous avons besoin d’une Europe-puissance, car aucun pays européen n’a l’autorité pour peser à lui seul sur l’ordre du monde à venir. L’enjeu n’est plus de dominer le monde, comme l’Europe l’a fait hier. Mais de conserver, en l’absence d’une démocratie mondiale, notre capacité à décider collectivement de notre avenir. Le désordre européen présent nous rend dépendants des Etats-Unis pour notre défense, de la Russie pour notre énergie, de la Chine pour nos importations industrielles et, peut-être demain, du Brésil pour notre alimentation.

Pour forger cette Europe de l’après-crise, le volontarisme de tel ou tel chef d’Etat ou de gouvernement ne peut suffire. Les différentes avancées de la construction européenne n’auraient pas vu le jour sans le leadership de quelques personnalités visionnaires. Mais, pour bâtir dans la durée, il a aussi fallu que soient créées des institutions aptes à porter et à défendre, jour après jour, l’intérêt général européen.

Soyons lucides. Cette dialectique du projet et des institutions demeure absente aujourd’hui. La crise financière n’a, pour l’instant, pas engendré de crise politique, comme on aurait pu le redouter. Mais elle n’a pas non plus suscité l’électrochoc espéré. Ce n’est pas une raison pour baisser les bras.


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