NEGOCIATIONS OMC : LES RAISONS ET LES OPPORTUNITES D’UNE SUSPENSION (par Raoul Marc Jennar)

vendredi 22 septembre 2006.
 

RETROACTES

Après l’échec de la réunion ministérielle restreinte de fin juin, le directeur général de l’OMC, Pascal Lamy a fondé l’espoir de surmonter les divergences sur des négociations resserrées entre les six principaux protagonistes des dossiers agriculture/produits manufacturés réunis dans ce qu’on appelle le G6 (Australie, Brésil, Japon, Inde, UE, USA). L’occasion attendue était le sommet du G8 à St-Petersbourg (15-17 juillet) dont il espérait un signal fort exprimant la volonté d’aboutir de toutes les parties. A cette fin, on avait même invité, en marge du G8, l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, l’Inde et le Mexique. Une déclaration séparée a appelé à la conclusion des négociations du cycle de Doha avant la fin de l’année. Mais aucune discussion sur le fond n’a eu lieu.

Une semaine plus tard, du 22 au 24 juillet, s’est tenue à Genève une réunion (au niveau ministériel) des membres du G6. Les négociations ont eu lieu sur deux projets de texte connus depuis fin juin : sur l’agriculture et sur l’accès au marché aux produits non agricoles (AMNA). Après une ultime session de 14 heures, l’échec a dû être constaté. L’après-midi du 24/7, au cours d’une réunion informelle des 149 ambassadeurs, Pascal Lamy proposait de suspendre les négociations du programme de Doha.

Il déclarait notamment :

« Sans les modalités pour l’agriculture et l’AMNA, il est évident qu’il ne sera pas possible de mener à bien le Cycle de négociations pour la fin de 2006. D’une part, le temps va manquer pour préparer et finaliser les listes de concessions. D’autre part, si les discussions entre les membres du G-6 sur un nombre limité de questions clés ont été une condition préalable à toute autre forme de progrès, nous ne devons pas oublier que le G-6 ne négocie pas pour tous les autres Membres. Il reste aussi à régler bien d’autres questions que ce que l’on appelle le triangle pour arriver à un accord sur des modalités complètes. Les délais ont toujours été très serrés, mais le fait que l’on continue d’achopper sur quelques points clés signifie que nous n’avons maintenant plus de temps à consacrer aux autres aspects. Devant cette impasse persistante, j’estime que la seule voie possible que je puisse recommander est de suspendre les négociations pour l’ensemble du Cycle afin de permettre aux participants d’accomplir le travail de réflexion sérieux qui est manifestement nécessaire. Ménageons-nous une pause pour examiner la situation, étudier les options possibles et revoir les positions. Dans la pratique, cela signifie que tous les travaux devraient maintenant être suspendus dans tous les groupes de négociation, et cela vaut aussi pour les délais qui ont été fixés pour les différents groupes. Cela signifie aussi que ce qui a été accompli jusqu’ici sur les différents éléments du programme de négociation restera en attente, l’idée étant que les négociations reprendront quand le climat y sera propice. Des progrès importants ont été réalisés dans tous les domaines des négociations et nous devons essayer ensemble de limiter le risque de les voir réduits à néant. »

La suspension des négociations est formellement confirmée lors de la réunion du Conseil général de l’OMC qui s’est tenue les 27-28 juillet.

LES ELEMENTS DU BLOCAGE

La prétention du programme de négociations arrêté en 2001 à Doha était de faire du commerce l’instrument privilégié du développement. Il est apparu très vite que cette ambition affichée n’était qu’un appât pour amener les pays du Sud - pays les plus pauvres, pays en développement, pays émergents - à souscrire aux attentes des pays industrialisés. A la vieille de la conférence de Cancun, aucune avancée n’avait été enregistrée dans les matières où les pays du Sud étaient particulièrement demandeurs. C’est dans les domaines où les pays industrialisés escomptaient tirer le plus de profit que le secrétariat de l’OMC, relayant fidèlement les attentes des milieux d’affaires, concentrait l’essentiel des négociations : investissement, ouverture des marchés des pays du Sud aux produits agricoles, aux produits manufacturés et aux services du Nord. Le rejet de l’investissement par une coalition de 90 pays à Cancun provoqua l’échec de la conférence.

La conférence de Hong Kong de décembre 2005 fut essentiellement (sauf sur l’AGCS où on est allé plus loin), l’expression d’une volonté commune de continuer les négociations en dépit des blocages.

Les trois points qui ont provoqué l’échec de juillet dernier concernent les produits agricoles et les produits manufacturés (AMNA) :
- la réduction des subventions américaines à la production agricole ;
- la réduction des tarifs douaniers européens appliqués aux produits agricoles importés ;
- la diminution des tarifs douaniers appliqués par les pays émergents à l’entrée des produits industriels occidentaux.

Une polémique s’était progressivement installée entre USA et UE sur le niveau réel des efforts qu’ils étaient les uns et les autres disposés à consentir, chacun trouvant que l’autre ne fournissait pas un effort substantiel. Ce qui a eu pour conséquence que UE et USA n’ont pas été en mesure de présenter ensemble une proposition globale susceptible d’entraîner l’adhésion des pays émergents et leur agrément sur la question de l’ouverture des marchés aux produits manufacturés. Il ne fait aucun doute qu’un accord au G6 sur ces trois points aurait placé le reste des États membres de l’OMC dans l’impossibilité de refuser cet accord ; ce qui aurait automatiquement entraîné l’adhésion aux dispositions convenues à Hong Kong pour la mise en œuvre de l’AGCS.

L’échec de fin juillet a particulièrement déçu les pays du Sud dans la mesure où il a démontré la volonté obstinée des pays riches de faire prévaloir ce qui leur est profitable. Il a illustré une fois de plus que la rhétorique sur le commerce au service du développement n’était qu’un leurre et que UE comme USA privilégient les intérêts des firmes transnationales.

PAUSE OU ARRET DEFINITIF ?

« Ménageons-nous une pause » a déclaré Pascal Lamy, tandis qu’à l’extérieur de l’OMC certains, heureux de voir s’éloigner un accord aux conséquences dramatiques pour l’immense majorité des pays du Sud, annonçaient l’abandon du programme de Doha et même, parfois, « la mort » de l’OMC ! Il importe de raison garder.

Certes, une réforme profonde de l’OMC et des accords qu’elle administre s’impose plus que jamais afin que le commerce mondial soit effectivement régulé et que cette institution cesse d’être un instrument d’abolition de la souveraineté des peuples et de promotion du libéralisme le plus sauvage pour le seul profit des firmes transnationales. On est loin du compte.

Certes, utiliser le commerce comme un facteur, parmi d’autres et sans exclure les autres, en faveur du développement demeure un objectif pertinent qui justifie le mot d’ordre « pas d’accord plutôt qu’un mauvais accord » de ceux qui ont pris au sérieux l’Agenda de Doha pour le développement (ADD). On en est loin.

La suspension des négociations de l’ADD ne signifie ni la disparition de l’OMC, ni l’extinction des accords qu’elle administre, ni même l’abandon de l’ADD. L’OMC continue de fonctionner. A la seule exception de l’AGCS, tous les accords s’appliquent. Et produisent leurs effets néfastes, en particulier l’accord sur les droits de propriété intellectuelle. Et la négociation de l’ADD n’est que suspendue.

Il faut garder à l’esprit qu’aucun pays ne demande à quitter l’OMC, qu’aucun pays ne demande la suppression de l’OMC, que les États membres de l’OMC, dans leur écrasante majorité, souhaitent que le commerce soit un des instruments du développement et appellent de leurs vœux un accord équilibré.

Nul ne peut ignorer l’intense pression que les lobbies exercent sur les gouvernements pour que les négociations reprennent. Ils répètent que « les négociations commerciales internationales ne se limitent pas à l’agriculture et ne peuvent être bloquées par le seul dossier agricole ».

Enfin, si on veut bien se souvenir de la négociation du cycle de l’Uruguay (1986-1994), on se rappellera que cette négociation fut au bord de l’échec à plusieurs reprises entre 1990 et 1993. Comme le cycle de Doha aujourd’hui.

Mon expérience m’amène à considérer qu’un accord à l’OMC réclame deux niveaux d’entente : l’entente entre pays industrialisés et principalement entre UE et USA et l’entente entre pays industrialisés et pays du Sud. A Seattle, c’est le premier niveau qui a manqué ; à Cancun, c’est le second. A Genève, en juillet, c’est de nouveau entre pays riches que le désaccord s’est manifesté.

La position intransigeante des USA, à trois mois des élections qui se tiennent à mi-mandat de la législature présidentielle (renouvellement de 100 sièges de sénateurs et de 435 sièges de députés) était attendue de la part d’une administration républicaine fragilisée et dès lors bien décidée à ne faire aucune concession qui aurait pu lui aliéner son électorat rural. Mais après le 7 novembre ? Même si les démocrates renforcent leurs positions au Congrès, ils ne constitueront pas un obstacle pour faire passer des décisions qui favorisent l’ouverture des marchés aux produits industriels et aux services américains.

On peut en outre compter sur le secrétariat de l’OMC pour préparer le terrain à une reprise des négociations une fois passée l’échéance électorale américaine. Pascal Lamy ne s’en est pas caché. Des consultations bilatérales informelles vont d’ailleurs commencer sous peu.

METTRE A PROFIT LA SUSPENSION

Il s’impose donc de rester vigilant et de maintenir à l’égard de la Commission européenne et des 25 gouvernements une démarche critique à propos du mandat de négociation de l’UE à l’OMC. Ce mandat pousse à toujours plus de dérégulation, à toujours plus d’ouverture des marchés des pays tiers ainsi qu’à une protection toujours plus forte des droits de propriété intellectuelle. Il faut mettre à profit les semaines de suspension de la négociation pour remettre en cause ce mandat et proposer pour l’Europe une approche différente des questions du commerce international.

Cette approche devrait prendre en compte les attentes des pays du Sud qui s’expriment avec de plus en plus de force, mais qui ne trouvent jamais d’alliés dans les gouvernements du Nord.

Cette approche devrait comporter cinq aspects :

- une réforme de l’OMC afin de la rendre plus transparente, plus inclusive et plus démocratique, afin de l’intégrer dans le système des Nations Unies et afin d’insérer les normes qu’elle édicte dans une hiérarchie du droit international ;
- une révision de certains accords en vigueur et en particulier les trois accords de l’agenda incorporé : agriculture, droits de propriété intellectuelle, services ;
- un encadrement des pratiques commerciales internationales et en particulier des activités des firmes transnationales ;
- une articulation entre libre-échange et droits des peuples ;
- un refus de dépasser dans le cadre bilatéral ou régional les règles convenues dans le cadre multilatéral.

Il faut également mettre à profit les semaines de suspension pour donner une voix à ceux qu’on n’écoute pas et dont les médias occidentaux taisent systématiquement les attentes. Faire connaître les arguments avancés par les pays les plus pauvres, par ceux qui se développent comme par ceux qui émergent ; leur offrir, en Europe, une tribune ; renforcer le dialogue entre les représentants de ces pays et le mouvement antilibéral afin de porter ensemble les termes d’une alternative.

La suspension de la négociation du programme de Doha offre une opportunité qu’il est impératif de saisir.

Raoul Marc JENNAR chercheur URFIG / Fondation Copernic consultant de la GUE/NGL au Parlement européen (bureau 4E202)


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