Lettre ouverte aux acteurs de l’Economie sociale et solidaire, par Pierre Mascomère (co-responsable de la Commission Economie Sociale et Solidaire), Christophe Ramaux (co-responsable de la Commission Economie)

vendredi 5 juin 2009.
 

Cher(e)s ami(e)s,

Le Parti de Gauche est un parti qui se veut à la fois républicain, socialiste, écologiste et laïque. Après notre congrès de fondation de janvier 2009, nous avons prévu de tenir un congrès programmatique fin 2009 ou début 2010. Le statut que nous accordons à l’économie sociale et solidaire sera bien entendu précisé à cette occasion.

Nous avons néanmoins déjà exprimé l’importance qu’elle revêt à nos yeux. Ce fut le cas dans la motion d’orientation politique votée à notre congrès de fondation ainsi que dans notre texte Europe.

Les deux textes signés par les 36 économistes qui soutiennent les listes du Front de Gauche pour les élections européennes font, de même, explicitement référence à l’économie sociale.

Dans l’attente de notre congrès programmatique, le présent texte, coécrit par P. Mascomère - coresponsable de la commission Economie sociale du Parti de Gauche - et Christophe Ramaux - coresponsable de sa commission Economie - présente une première série de réflexions sur le sujet. Sa vocation n’est pas de figer le débat, mais de l’ouvrir avec les divers acteurs de l’économie sociale que nous souhaitons vivement associer, dans le respect de l’indépendance institutionnelle de chacun, à notre travail d’élaboration programmatique.

Quelle place l’économie sociale dans notre projet ? Comme sur toutes les questions, il nous semble important en la matière d’avoir une boussole. Celle-ci, en l’occurrence, pourrait être la suivante : le Parti de gauche récuse la thèse communément admise - y compris à gauche malheureusement - selon laquelle nous devrions nous résigner à vivre dans des « économies de marché ». Outre qu’il s’agit d’un euphémisme pour ne pas parler « d’économie capitaliste », cette thèse sous-tend que le « marché » est nécessairement premier et qu’en conséquence l’intervention publique et l’économie sociale sont nécessairement secondes et pour tout dire subordonnées.

Le marché et la concurrence, nous n’hésitons pas à le dire, peuvent avoir du bon. Nous avons néanmoins la conviction qu’ils ne peuvent « pas tout faire ». Dans les faits, nos économies ne sont d’ailleurs pas, d’ores et déjà aujourd’hui, des « économies de marché », mais des économies avec du marché, du capital (les deux termes ne sont pas synonymes puisque le capital préfère spontanément le monopole à la concurrence), de l’intervention publique et de l’économie sociale. Quelle place doit revenir à l’un et à l’autre ? Cette question doit être placée au cœur du débat démocratique et poser les défis en ces termes nous semble être le meilleur service que l’on puisse rendre à l’économie sociale.

La notion d’Etat social n’est pas stabilisée à l’échelle internationale. Elle est parfois prise dans une acception étroite et désigne alors la seule protection sociale Dans une acception large, elle intègre les quatre piliers que sont la protection sociale, les régulations des rapports de travail (droit du travail, négociation collective, politique de l’emploi), les services publics et les politiques économiques de soutien à l’activité et à l’emploi (budgétaire, monétaire, commerciale, industrielle...). Cette acception « large » permet de saisir la portée de la rupture intervenue au cours du XXe siècle. L’Etat social avec ses quatre piliers existent, même si c’est selon des formes et une voilure très variables, dans tous les pays du monde. Nous considérons - et cela n’interdit évidemment pas de penser leur refondation -, qu’ils restent d’actualité, ce que l’explosion en plein vol du capitalisme libéral confirme amplement.

Ce qui vaut pour l’Etat social, vaut, à bien des égards, pour l’économie sociale : apparue dès le XIXe siècle, la notion, après une longue éclipse, s’est progressivement imposée en France à partir des années 1980, puis en Europe, pour désigner les quatre formes que sont les associations, les fondations, les mutuelles et les coopératives. La notion n’est cependant pas stabilisée à l’échelle mondiale, puisque certains pays lui préfèrent, par exemple, celle de Non profit sector, ce qui, entre autres inconvénients, à celui d’exclure les coopératives. Reste l’essentiel : à l’instar de l’Etat social, l’économie sociale existe elle aussi, même si c’est selon des formes et une voilure extrêmement variables (cf. notamment la question de ses liens avec l’économie informelle dans les Pays en développement), dans tous les pays du monde.

L’un des reproches que l’on peut faire à l’encontre de la définition de l’État social à travers les « quatre piliers » est qu’elle laisse de côté l’économie sociale, alors même que celle-ci a une dimension non-capitaliste, qui n’est pas sans rapport avec la logique de socialisation portée par l’État social. L’économie sociale n’est pas pour autant un cinquième pilier de l’Etat social. Elle a sa logique propre, et c’est d’ailleurs tout son intérêt, qui la situe en tension avec l’Etat social et le capital. Offre-t-elle une alternative à l’un et l’autre ? Certains arguments plaident en ce sens : son caractère décentralisé et l’accent mis sur la démocratie participative ou la société civile permettraient de palier à la bureaucratie de l’État, tandis que son caractère solidaire (les profits lorsqu’ils existent - cf. les coopératives - ne sont pas « appropriables » selon une logique capitaliste) et démocratique (le principe « un homme - une voix » qui ne joue cependant pas pour les fondations) permettrait de répondre aux limites du capital.

Même s’il convient de ne pas être naïf - les processus de bureaucratisation, concernent aussi les associations, les mutuelles, etc. (le taux de participation aux assemblées y est d’ailleurs souvent bien plus faibles qu’à n’importe quelle élection) -, l’économie sociale offre incontestablement une forme de réponse aux limites bureaucratiques inhérente à l’État social. À ce titre, comme à d’autres, elle est précieuse. Elle n’offre cependant pas une alternative d’ensemble à l’État social, pour au moins une raison : elle ne peut pas prétendre prendre en charge l’ensemble des missions d’intérêt général, si du moins on conçoit celui-ci - ce qui est essentiel à nos yeux - comme irréductible au jeu des intérêts particuliers.

Les structures d’économie sociale peuvent évidemment remplir efficacement certaines missions de service public. Les divers financements publics représentent d’ailleurs, en France, la moitié des ressources des associations. Il n’en reste pas moins que l’économie sociale repose sur le paradigme contractuel. On est libre d’adhérer à une association, à une mutuelle ou à une coopérative, alors qu’on doit payer des impôts et des cotisations sociales, respecter le droit du travail et les conventions collectives. Bref, dans la mesure où il met en jeu l’ordre social entendu au sens large, l’État social a une dimension institutionnelle « forte » à laquelle ne peut prétendre l’économie sociale.

Même si on ne peut réduire sa genèse et ses ressorts les plus profonds à cela, force est cependant de constater qu’au XIXe siècle et au début du XXe siècle, l’économie sociale a été mobilisée comme un recours face à l’émergence de l’État social. De nombreux « libéraux-sociaux » de l’époque, ont abondé en ce sens. En témoigne l’opposition initiale de la Mutualité à la création d’une sécurité sociale obligatoire. Ce qui était vrai hier, le demeure. Au cours des vingt dernières années, l’une des formes de l’offensive libérale à l’encontre de l’État social a ainsi pris la forme suivante : transfert vers l’économie sociale de la prise en charge de certains domaines (part croissante des mutuelles dans la prise en charge des dépenses de santé, rôle majeur des associations dans la mise en œuvre des politiques d’insertion ou d’aide à domicile, etc.), accompagnés ensuite, quand ce n’est pas simultanément, de leur ouverture à la concurrence, y compris pour des entreprises de droit commun (compagnie d’assurance, agence privée de placement des chômeurs, société de services à domicile, etc.). A son corps défendant au regard des ses principes fondateurs (cf. notamment la Charte de l’économie sociale), l’économie sociale a ainsi parfois servi d’antichambre entre l’État social et le privé « pur ». Le basculement d’une bonne partie des banques coopératives vers une logique de plus en plus capitaliste (voir les trajectoires du Crédit Agricole ou des Banques populaires) confirme ce risque et les déboires auxquels ils conduisent.

Refuser l’idée que nous vivons - et a fortiori celle selon laquelle nous devrions vivre - dans des « économies de marché » est crucial, selon nous, pour affermir la place de l’économie sociale. C’est un point de rupture essentiel entre le Parti de Gauche et les libéraux mais aussi les sociaux-libéraux qui imprègnent intellectuellement le Parti socialiste et les Verts (même si des courants s’opposent heureusement à ces dérives en leur sein).

En un certain sens d’ailleurs, on peut soutenir que l’économie sociale est plus adaptée pour concurrencer le capital que l’Etat social. L’économie sociale relève du paradigme contractuel. Les entreprises coopératives - mais aussi les mutuelles et les associations - peuvent d’ores et déjà prétendre concurrencer les entreprises capitalistes, y compris sur le terrain de l’efficacité économique. Elles opèrent, pour partie, dans un contexte de concurrence, y compris marchand (c’est clairement le cas pour les coopératives). L’antinomie radicale qui existe entre elles et le capital privatif ne joue pas avec le marché, ce qui est une preuve supplémentaire de la distinction qu’il importe de faire entre ce dernier et le capital.

De façon plus concrète - et sans prétendre par là épuiser une réflexion qui n’en est qu’à ses débuts -, nous tenons à insister sur le fait que l’économie sociale souffre d’un manque de lisibilité auquel il importe de mettre fin. Selon une récente étude de l’Insee, elle représente de l’ordre de 10 % des emplois en France. C’est considérable. Or cette réalité ne se retrouve pas dans les autres statistiques et, au-delà, au niveau institutionnel. L’économie sociale crée de la richesse, elle contribue au PIB, au même titre d’ailleurs que les services publics, ce qui est souvent ignoré. Or cette contribution est totalement évacuée dans les comptes nationaux où l’économie sociale est traitée comme un simple résidu sous la rubrique des ISBLSM. Sous l’impulsion des recommandations de l’ONU, l’INSEE a entrepris, depuis quelques années, la construction d’un compte satellite, mais celui-ci est focalisé (suivant en cela une tradition anglo-saxonne) sur une partie seulement de l’économie sociale (les mutuelles et les coopératives en particulier ne sont pas prises en compte). Nous pensons qu’il serait souhaitable qu’un véritable compte satellite de l’ensemble de l’économie sociale soit constitué. Au-delà, nous pensons qu’il convient d’approfondir l’impulsion institutionnelle forte qu’avait commencé à donner la gauche au gouvernement, en confiant à un Ministère délégué ou à un secrétariat d’Etat dédié de réelles capacités d’interventions en faveur de l’économie sociale.

Pour répondre aux questions qui nous ont été posées en vue des élections européennes, nous tenons en premier lieu à souligner que l’économie sociale mérite mieux que la flagornerie dont ses acteurs font trop souvent l’objet de la part des politiques. En clair : nous pensons qu’il n’est pas cohérent de prétendre défendre et protéger l’économie sociale - et cela vaut bien sûr aussi pour l’Etat social -, en soutenant l’architecture institutionnelle actuelle de l’Union européenne qui est entièrement conçue autour du primat accordé à la « concurrence libre ». L’Etat social - la protection sociale, les services publics, le droit du travail, les politiques économiques - mérite mieux que le statut de « dérogations » - très étroitement encadrées - au principe du marché. Il en va exactement de même pour l’économie sociale. C’est le sens de notre opposition résolue au traité de Lisbonne et, de façon plus positive, de nos propositions en faveur d’une réorientation radicale de la construction européenne (cf. en se sens notamment les propositions positives avancées par les 36 économistes dans leur texte Europe : pour changer de cap).

Nous pensons qu’il importe aussi que l’Europe aille plus loin que la reconnaissance balbutiante de l’économie sociale qu’elle a concédé au début des années 1990. L’économie sociale doit être clairement reconnue comme une forme d’organisation des activités économiques différentes et a priori aussi légitime que l’entreprise capitaliste. Au-delà de la constitution éventuelle d’un intergroupe sur l’économie sociale et solidaire, nous pensons qu’il importe de remettre à plat les traités existants pour œuvrer en ce sens. Depuis plusieurs années, l’Europe sociale est devenue une véritable Arlésienne. Dans les faits, les dispositions qui sont prises en son nom (cf. le contenu de la Stratégie européenne sur l’emploi, du Livre blanc sur les services d’intérêt général, etc.), s’apparentent trop souvent à autant de Cheval de Troie du libéralisme. L’économie sociale doit, selon nous, prendre garde à ce syndrome du Cheval de Troie : il ne suffit pas que son nom soit prononcé pour qu’elle soit véritablement respectée.

En 1992, la commission européenne a présenté trois propositions portant reconnaissance respectivement d’un statut des sociétés coopératives (SCE), des associations (AE) et des mutuelles (ME) européennes. Preuve de l’importance tout à fait secondaire que l’Union accorde à l’économie sociale, dix-sept ans plus tard, seul le statut de SCE a été accordé (en 2003). Pire, certaines décisions de l’Union sont susceptibles de déstabiliser gravement l’identité même de l’économie sociale. On songe, par exemple, à la directive de novembre 1992 qui tend à aligner une partie de l’activité des mutuelles sur le modèle de l’assurance privée. Le statut de Mutuelle Européenne a été clairement refusé par Charlie Mac Creevy, bien que demandé à plusieurs reprises par le parlement européen. Dans un environnement où est mis en exergue la pseudo « concurrence libre et non faussée », il s’agit selon nous d’un cas de concurrence faussée. Cela est très souvent le cas lorsque la concurrence peut nuire aux capitalistes. D’ailleurs ce statut est interdit dans certains pays et cela est inadmissible. De façon générale, les institutions de l’Union européenne tendent clairement à privilégier les sociétés anonymes au détriment des structures d’économie sociale.

Parce que sa spécificité existe, nous pensons que l’économie sociale doit pouvoir bénéficier d’un statut propre, ce qui inclut la reconnaissance de l’utilité sociale des entreprises d’Economie sociale et solidaire, la possibilité d’établir des dispositifs fiscaux spécifiques ainsi que la possibilité, pour la puissance publique (Etat, collectivités locales, etc.), de nouer des collaborations et des partenariats spécifique avec l’ESS.

Pour conclure : notre jeune Parti a le souci d’établir un dialogue constructif et exigeant - ce qui exclut la flatterie - avec les acteurs de l’économie sociale et solidaire. Les suggestions présentées ici ne visent qu’à amorcer ce dialogue. Nous vous encourageons vivement, en retour, à nous communiquer vos analyses afin de l’approfondir.

Bien cordialement,

Pierre Mascomère (co-responsable de la Commission Economie Sociale et Solidaire),

Christophe Ramaux (co-responsable de la Commission Economie)


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