La santé, malade de l’Europe

mercredi 10 juin 2009.
 

1) La santé malade de l’Europe Editorial du dossier

Si le domaine de la santé relève des États membres, l’Union européenne insuffle un vent de libéralisme dans les politiques nationales. Décryptage à la veille du scrutin européen

C’est un sujet dont on entend peu parler dans la campagne des élections européennes qui auront lieu dimanche. C’est pourtant un enjeu des plus importants, aussi bien pour les gouvernements que pour les citoyens, qui en ont fait une de leurs principales préoccupations. Si le domaine de la santé publique relève de la compétence des États membres - chaque pays conservant son propre système de santé et de protection sociale -, l’Union européenne influe de plus en plus dans le domaine en complément des politiques nationales. Pour la petite historie, la santé a fait son entrée dans l’acte unique de 1987, puis a été confirmée dans le traité de Maastricht, en 1992, ainsi que dans l’article 152 du traité d’Amsterdam de 1997. Celui-ci attribue comme objectif à l’Union européenne « d’améliorer la santé publique, de prévenir les maladies, de favoriser la rechercher et d’informer le public ». En revanche, les systèmes de soins des États membres sont explicitement exclus du champ des compétences communautaires. Toutefois, l’article 137.1 précise que « la communauté soutient et complète l’action des États membres » en matière de protection sociale. Enfin, la Commission européenne recommande une collaboration plus étroite entre les États membres en matière de modernisation des systèmes de protection sociale à travers l’Union, notamment dans le contexte de l’élargissement et du développement de la libre circulation des personnes, tout en prônant un « modèle social européen », qui fait de la santé un droit fondamental basé sur la solidarité pour tous les citoyens.

Privatisation en marche

Il n’empêche que, concrètement, tout le secteur est touché de plein fouet par les politiques néolibérales insufflées par l’Europe. Certes la santé a échappé à la directive Bolkestein relative aux services dans le marché intérieur. Mais ce rejet par le Parlement européen, en 2005, n’a pas mis fin pour autant au processus de marchandisation et de privatisation des systèmes de santé et de Sécurité sociale, qui s’est même fortement accéléré dans tous les pays européens. Partout, la privatisation et les profits font figure de ligne de conduite. En France, la loi hôpital, patients, santé, territoires vise ainsi à privatiser les activités les plus rentables. La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, n’a d’ailleurs jamais caché son intention d’imprégner « la politique de santé française d’une couleur européenne ». Les séquelles sont partout les mêmes : les inégalités de santé augmentent et le principe de solidarité fait place au principe de sélection. Plusieurs études font état de fortes disparités dans le traitement de certaines maladies. L’espérance de vie d’une femme atteinte d’un cancer varie de 1 à 9 selon les États membres…

En dépit de traditions socioculturelles différentes, les pays de l’Union européenne sont tous confrontés à des défis communs en matière de santé : le vieillissement démographique, le coût croissant des technologies médicales, le bouleversement du travail et le déficit de la branche maladie, le tout conjugué à l’exigence de la population de se voir garantir un bon accès aux soins de santé. Pour répondre à ces évolutions, tous les gouvernements se sont lancés dans des grandes et lourdes réformes qui, au final, concilient des objectifs contradictoires : la recherche de la qualité, l’efficacité et l’égalité des soins, tout en préservant la viabilité du système dans un contexte de restrictions budgétaires. Ce qui se traduit par l’introduction de mécanismes de concurrence, une baisse du niveau de la prise en charge et une décentralisation plus ou moins poussée.

Libre circulation des patients

Ce constat aurait dû inciter la Commission européenne à demander aux États membres d’assurer une égalité d’accès aux soins entre tous les citoyens de l’Union, en fixant des objectifs améliorant la prise en charge des patients selon les besoins. Mais ce n’est pas la voie choisie par l’Europe, qui préfère la libre circulation des patients et des professionnels de santé. Illustration : en avril dernier, le Parlement européen a adopté un rapport sur le droit des patients qui autorise chaque citoyen européen à aller se faire soigner dans le pays et l’hôpital de son choix. On imagine aisément les limites d’une telle législation qui profitera à une minorité de citoyens, et surtout permettra d’éluder le problème de la qualité des soins et de son accès dans tous les pays membres. Dans la même veine, la mobilité des professionnels de santé continuera de se faire dans un sens unique, selon les niveaux de rémunérations, ce qui aggravera la situation dans un certain nombre de pays. Aujourd’hui, près d’un millier de médecins roumains (payés 400 euros dans leur pays d’origine) exercent en France, compensant la pénurie de praticiens. Mais personne ne s’inquiète de savoir quelles conséquences a cette mobilité sur le niveau de soins des patients roumains. La réforme Bachelot ne prend absolument pas en compte cette situation. Ce qui fait dire à la députée GUE-GVN Karitka Liotard (Pays-Bas) qu’il « est clair que les intérêts du marché sont bien plus importants que les intérêts des patients. Avec ce vote, le Parlement européen a ouvert la porte aux lois du marché dans le secteur des soins de santé. Désormais, les systèmes de santé nationaux devront se plier aux forces du marché intérieur ».

Alexandra Chaignon

2) Santé « Tout plaide contre la privatisation »

, nous dit le sociologue Frédéric Pierru, sociologue, chargé de recherche au CNRS ( Auteur d’Hippocrate malade de ses réformes, Éditions du croquant, 2007)

« Dans le domaine des politiques de santé, toutes les comparaisons menées avec un minimum de rigueur concluent à l’absence de modèle clé en main. Il n’y a aucune exception française, en particulier du point de vue de l’augmentation des dépenses de santé. Partout elles augmentent plus vite que le PIB et les politiques publiques peinent à enrayer cette augmentation. Surtout, les échecs et les effets pervers des mesures adoptées actuellement partout en Europe, comme la “responsabilisation financière” des assurés, la mise en concurrence des établissements hospitaliers ou encore la prolifération des indicateurs de performance, sont désormais bien documentés. Le paradoxe est que certains “bons élèves” européens semblent s’inspirer, dans une certaine mesure, du “cancre”, c’est-à-dire d’expériences nord-américaines qui ont fait la preuve de leurs limites. Rappelons que les États-Unis sont de très loin le pays de l’OCDE qui consacre la part la plus importante de leur richesse nationale aux dépenses de santé (16 % contre une fourchette de 9 % à 11 % en Europe), alors qu’ils n’ont pas de couverture maladie universelle obligatoire, ce qui laisse 46 millions d’Américains sur le carreau, sans parler des fortes inégalités devant la maladie et la mort. À l’inverse, plus la part des dépenses publiques dans le financement des dépenses de santé est importante, meilleure est la maîtrise des dépenses de santé et meilleure est l’égalité d’accès aux soins… Bref, tout plaide contre la privatisation et la libéralisation des systèmes de santé ! »

3) Tour d’horizon des systèmes de santé en Europe

Modèle anglais ou bévéridgien

La rentabilité ou la vie

Le modèle anglais dit bévéridgien, issu du plan Beveridge de 1942, est en vigueur au Royaume-Uni. Il assure le principe de la gratuité des soins étendue à l’ensemble de la population dans le but de garantir une couverture universelle de maladie. Ce système national de santé repose sur un financement fiscalisé, dans lequel les hôpitaux appartiennent aux collectivités publiques et les médecins hospitaliers ont un statut de salariés. Quant aux médecins généralistes, ils sont soit sous contrat avec le National Health Service britannique, soit employés directement par les centres de santé locaux. La principale faiblesse de ce modèle est la longueur des listes d’attente, du fait du manque d’investissement et de la lourdeur de l’organisation du système. L’introduction récente des mécanismes de concurrence, l’ouverture au financement privé et la montée d’un secteur d’assurances privées constituent les signes d’un retour aux méthodes libérales. Conséquence : le système sélectionne, en toute transparence, les patients qui « méritent » un traitement et ceux qui ne le « méritent pas » parce qu’ils ne sont pas « rentables ».

Modèle allemand ou bismarckien

La solidarité remise en cause

Ce nom de système bismarckien renvoie à l’Allemagne, où il a été mis en place à la fin du XIXe siècle. On le retrouve également en France, en Belgique ou encore en Autriche. Il se caractérise par le principe de l’assurance, la protection maladie étant liée au travail et financée par des cotisations sociales. Les frais de soins sont généralement pris en charge par les caisses d’assurance-maladie, dont la gestion est tantôt centralisée (France), tantôt régionalisée (Allemagne). Le trait essentiel réside dans le caractère obligatoire et national de ces assurances et de leur gestion par les partenaires sociaux. L’offre de soins est en général mixte, émanant à la fois du public et du privé. Ce système pose souvent un problème de déficits persistants des caisses d’assurance-maladie. La régulation de l’offre de soins ainsi que l’introduction de méthodes de gestion privée figurent au coeur des réformes dans ces pays. Ainsi, en Allemagne, la dernière grande loi de santé publique intensifie la concurrence entre l’ensemble du système de santé, l’idée étant qu’on ne peut pas avoir « tout tout près » et que le patient pourra aller plus loin dans le cadre d’une compétition entre Länder pour le rapport qualité-prix-accueil.

Modèle d’Europe du Nord

Public et décentralisation

Le système de santé des trois pays nordiques (Suède, Finlande, Danemark) est caractérisé par : un financement assuré par la fiscalité, une couverture et un accès universel aux soins, un secteur public dominant dans le cadre d’une organisation des soins très décentralisée. Concrètement, le patient ne verse qu’un forfait qui couvre tous les soins médicaux et les hospitalisations. Les réformes des années 1990 ont accentué la décentralisation et accru la responsabilisation financière des collectivités locales : en Suède, les activités des conseils généraux sont consacrées à 90 % à la santé. Dans le même temps, ont également été introduites des méthodes de management privé et la responsabilisation des acteurs de santé : mécanisme de paiement des médecins plus incitatifs, « médecin référent » avec part salariale et part à l’acte et la redéfinition des compétences des professionnels de santé. En cas de pénurie de médecins dans une spécialité, des infirmières sont autorisées, après une formation adaptée, à accomplir certains actes médicaux. La Suède autorise également les infirmiers à prescrire un certain nombre limité de médicaments. Conséquence de l’autonomie très forte des municipalités, il existe une inégalité régionale dans l’accès aux soins et la persistance de listes d’attente dans les hôpitaux.

Modèle d’Europe de l’Est

Les parents pauvres de l’Europe

Hérités des anciens régimes communistes, les pays d’Europe centrale et orientale restent marqués par l’universalité et la gratuité des soins, une gestion centralisée mais aussi par de sérieux problèmes de répartition des ressources. Les conditions d’adaptation nécessitées par l’entrée dans l’Union européenne ont incité ces pays à poursuivre leurs réformes selon plusieurs directions : le renforcement de la décentralisation, la recherche systématique de l’efficience, la mise en concurrence des prestataires de soins, la responsabilisation des acteurs (ticket modérateur) ou encore le développement d’un secteur privé de l’assurance-maladie. À l’heure actuelle, la situation sanitaire reste en deçà des standards européens. Cette situation a favorisé l’émergence d’un système de santé à deux vitesses, avec d’une part l’accès à des soins publics censés être gratuits pour tous, mais d’une efficacité limitée, et d’autre part le recours à des dessous-de-table ou à des assurances privées.

Modèle d’Europe du Sud

Les systèmes mixtes d’assurance-maladie

Certains pays d’Europe du Sud (Espagne, Italie, Portugal, Grèce) en raison d’évolutions socio-historiques propres, ont des caractéristiques qui relèvent de systèmes nationaux avec régime de sécurité sociale (type bismarckien), mais les réformes engagées reposent sur la décentralisation, notamment en Espagne et en Italie. En Espagne, il existe un service de santé universel et gratuit. Et les dix-sept communautés autonomes espagnoles disposent d’une compétence de plein droit en matière sanitaire et sociale : 70 % des ressources proviennent des recettes fiscales transférées par l’État. Le privé assure une part importante du secteur (25 % des actes médicaux hospitaliers). En Italie, depuis 2004, les régions sont devenues les seules responsables de l’équilibre budgétaire. En découle un inégal accès aux soins des citoyens, les politiques variant selon les régions.

Alexandra Chaignon

4) « L’objectif principal demeure la maîtrise des coûts »

Claude Wetzel, président de la Fédération européenne des médecins salariés (FEMS), constate dans tous les pays de l’Union un « désengagement des pouvoirs publics » au profit du privé.

Depuis quand la question de la santé est-elle prise en compte dans les politiques européennes ?

Claude Wetzel. La santé, qui représente aujourd’hui 7,25 % du PIB européen et 6 millions d’emplois, est un souci récent. Elle a fait son apparition en 1993, avec le traité de Maastricht. L’organisation des systèmes de santé reste certes sous responsabilité nationale (c’est le principe de subsidiarité), mais la réglementation européenne influence de plus en plus cette organisation. Si la libre circulation des personnes et des biens, telle que définie par le traité fondateur de l’Union, s’applique aux services de santé, les gouvernements des pays membres ne peuvent pas considérer la santé comme une marchandise au même titre qu’une voiture. C’est la raison qui a poussé à exclure ce secteur de la directive Bolkestein sur la libéralisation des services.

Vous dites que l’influence de l’Europe grandit, mais les systèmes de santé des pays membres sont loin de se ressembler ?

Claude Wetzel. Il existe en effet plusieurs types d’organisations. Les systèmes solidaires (dits bismarckiens), financés par les cotisations des salariés et des employeurs et l’assurance maladie. C’est le cas en Allemagne, en Autriche, en Belgique, en France, au Luxembourg et aux Pays-Bas. Malheureusement, le système solidaire est malmené par le chômage. L’État est obligé de mettre la main à la poche. Ce qui rejoint le système beveridgien propre à l’Europe du Nord (Royaume-Uni, Irlande, Danemark), qui repose sur un service national de santé, où l’État est le financeur. Système qu’il faut dissocier des services nationaux des pays d’Europe de l’Est, postcommunistes du type République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Pologne, Slovénie et Bulgarie. Restent les systèmes de santé mixtes du sud de l’Europe (Espagne, Grèce, Portugal, Italie) et le système libéral propre à la Suisse. Au-delà de ces particularités, il y a globalement une tendance à la privatisation des systèmes de santé, qui est plus affirmée dans les pays de l’Est.

Les financements privés prennent-ils une part grandissante dans le financement des dépenses de santé ?

Claude Wetzel. Au sein de l’Union européenne, le financement des dépenses de santé reste majoritairement public. Au Luxembourg, 91 % du financement provient du public. En France, l’argent public représente 80 %. En revanche, dans les pays de l’Est, la part du public a considérablement diminué, comme en République tchèque (- 8,8 %) ou en Pologne (- 22,4 %), où d’ailleurs le système de santé est en état de banqueroute. Au sein de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), la part du privé - qui recouvre des financements émanant des assurances privées et les dépenses directement à la charge des ménages - avoisine les 26 %. En France, elle est de 19 %. En Grèce, elle atteint 57 %.

Pourquoi tous les pays de l’Union se sont-ils lancés dans une réforme de leur système de santé ?

Claude Wetzel. Les processus de réforme ont été lancés dans les années quatre-vingt-dix pour tenter de répondre à des défis auxquels ils étaient confrontés : le vieillissement de la population, le coût croissant des technologies médicales et le déficit chronique des branches maladies, conjugués à une augmentation d’exigence de la population à se voir garantir un bon accès aux soins. Partout, on retrouve les mêmes axes de réflexion : une concurrence entre prestataires de soins, une méthode de management inspirée de l’entreprise et une décentralisation. Et des mesures similaires : hausse du ticket modérateur, mise en place d’un médecin traitant ou régulateur, recours accru à des mécanismes d’incitation économique, développement des soins ambulatoires, hausse de la concurrence entre « offreurs » de soins et assureurs, utilisation de la tarification à l’activité (T2A)… Mais si les réformes engagées prétendent améliorer l’accès à des soins de meilleure qualité, à un coût supportable, l’objectif principal demeure la maîtrise des coûts de santé. Concrètement, on constate partout un désengagement des pouvoirs publics dans le financement, avec une apparition ou une accentuation des actes privés dans le public. Et partout, on retrouve les mêmes dysfonctionnements : sélection des risques et donc des patients, carence en matière de soins, tromperie des consommateurs.

Quel bilan peut-on tirer aujourd’hui de ces réformes ?

Claude Wetzel. Partout où une privatisation partielle ou complète a été engagée, les budgets de santé ont explosé. Il faut bien rémunérer les actionnaires ! Tous les exemples que nous connaissons de déréglementation et de libéralisation sauvage ne marchent pas. Prenez les États-Unis : les dépenses de santé représentent 14 % du PIB mais 40 % de la population n’a pas de couverture satisfaisante.

Entretien réalisé par A. C.


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