Quelles suites donner au Front de gauche ? Débat entre Patrick Brody (syndicaliste CGT non membre d’un parti), Nadine Garcia (conseillère générale communiste des Hauts-de-Seine), Dominique Plihon (ATTAC France)

lundi 15 juin 2009.
 

Quels enseignements tirez-vous des résultats des élections européennes ?

Dominique Plihon. L’immense abstention n’est pas une surprise. Pour les gens, notamment ceux qui sont les plus défavorisés, l’Europe ne représente pas un progrès social. Et, lorsque Nicolas Sarkozy a fait approuver le traité de Lisbonne par les parlementaires, le peuple de gauche a eu le sentiment de s’être fait voler sa victoire du référendum de 2005. Pour une part, l’abstention est donc un comportement actif. Ensuite, on pouvait penser que la crise favoriserait les listes de gauche. Mais l’attention des électeurs a été anesthésiée par une campagne très courte sur des thèmes mis en avant par la droite - on l’a vu en France avec la sécurité - et sans débat de fond sur l’Europe. Quant aux partis socialistes, PS en France, travaillistes en Grande-Bretagne, SPD en Allemagne, ils n’ont pas été à la hauteur. Le très bon résultat des écologistes témoigne d’une prise de conscience sur les questions de l’environnement. C’est positif, même si la couleur politique de certains d’entre eux n’est pas claire. Le résultat du Front de gauche qui vient tout juste de se constituer est encourageant et conforte sa stratégie. Si le NPA n’avait pas fait cavalier seul, les forces de gauche antilibérales auraient pu dépasser les 11 %.

Nadine Garcia. La droite a tort de se réjouir bruyamment. Le résultat de dimanche n’est pas l’expression d’un vote majoritaire et enthousiaste pour une Europe libérale, de casse des services publics et des acquis sociaux. L’abstention est énorme alors que, lors du référendum de 2005, elle était seulement de 30 %, mais ce vote des Français a été bafoué. Le résultat d’Europe Écologie traduit de fortes préoccupations sur les questions d’environnement mais dans une confusion totale sur le positionnement par rapport à l’Europe libérale. Une collègue qui a voté Cohn-Bendit avait complètement oublié qu’il s’était prononcé pour le traité de Lisbonne et le « oui » au référendum. Le parti socialiste, de son côté, paie sa participation à la direction de l’Europe libérale et ses projets d’alliance avec les centristes. Tout cela fait qu’au Parlement européen les conservateurs sont confortés. La seule lueur d’espoir vient du Front de gauche, qui a ouvert une voie et récolté les premiers fruits d’une stratégie unitaire.

Patrick Brody. Je ne suis militant d’aucune des organisations du Front de gauche. Je m’exprime à titre individuel et en tant que syndicaliste CGT. Je ne suis qu’à moitié satisfait du résultat. Avec, en France, 6 % pour le Front de gauche, un effondrement du Parti socialiste, et, au niveau européen, une régression des forces de gauche, on ne peut pas se réjouir. Alors que nous sommes dans la crise du système capitaliste la plus importante depuis des décennies, la droite se renforce et la gauche s’affaiblit. Et le paradoxe, c’est que les gens des quartiers populaires n’ont pas voté. Ils ne voyaient pas de projet global alternatif pour l’Europe et pas assez de propositions concrètes autour des services publics, du SMIC européen, d’une harmonisation sociale, etc. Je suis très critique par rapport à la liste Europe Écologie, mais si elle progresse, c’est parce qu’elle a parlé de l’Europe et tenté de proposer une alternative globale. La gauche a besoin de revisiter ses grands principes, d’imaginer ce que peut être la rupture. Elle doit proposer et en même temps construire avec les salariés.

Beaucoup de ceux qui ont participé à la campagne du Front de gauche ont exprimé leur espoir de lui donner une suite. Faut-il prolonger cette dynamique ou faut-il passer à une nouvelle étape ?

Patrick Brody. Le Front de gauche ne doit surtout pas être un coup électoral. Ce serait dramatique de refaire ce qui s’est passé après le « non » à la constitution européenne. J’espère qu’il sera donc possible de dépasser les logiques d’appareils des partis. Parce que nous avons besoin d’une force démocratique véritablement à gauche. La rupture en France, en Europe et au-delà ne peut passer que par les urnes. Au Venezuela, en Bolivie, c’est ainsi que les changements ont eu lieu. Il faut préserver cette unité du Front de gauche, l’élargir à d’autres, s’adresser au plus grand nombre. Un peu partout en Europe, des gens essaient de faire émerger des forces de transformation. Nous avons besoin aussi de convergences, de débats au niveau européen.

Dominique Plihon. Le Front de gauche a fait des propositions pour sortir de la crise, il a fait un effort de réflexion sur des perspectives dans le domaine social, économique, écologique, démocratique. Il faut aller plus loin en élargissant ce travail au maximum aux autres partis de gauche et aux composantes du mouvement social sans jeter d’exclusives. Par exemple, l’université, la justice, l’hôpital sont confrontés à de graves dangers de régression démocratique. Et, il y a en ce moment des luttes. Le Front de gauche pourrait faire de ces domaines des priorités, discuter avec les syndicats, les différents mouvements comme Sauvons l’université, Sauvons la recherche, pour réfléchir à des alternatives. Il doit s’appuyer sur toutes les formes de résistances, aller vers toutes ces composantes du mouvement social, c’est à cette condition seulement qu’il arrivera à marquer des points.

Nadine Garcia. Je souhaite que le Front de gauche ait une suite. C’est aussi l’espoir de beaucoup de ceux qui, autour de moi, ont participé à cette campagne sans forcément appartenir à une organisation politique. Personne ne doit rester sur le bas-côté. La dynamique unitaire a permis de rassembler un premier cercle de ceux qui sont engagés dans des mouvements sociaux, des luttes syndicales, c’est un point d’appui pour une construction dans la durée et de plus grande ampleur. Une construction où puissent se retrouver aussi les habitants des quartiers populaires. Ils sont dans des difficultés telles que le débat politique reste difficile et notre démarche méconnue. Et la déception par rapport aux expériences de gauche est très lourde. On entend beaucoup : « tous les mêmes ». Pourtant quand on explique la démarche du Front de gauche, elle est appréciée. L’amplification de la dynamique peut donner confiance. Il faut réinvestir le débat politique dans les quartiers populaires de façon permanente.

De nombreux syndicalistes, militants associatifs ont appelé à soutenir le front de gauche et se sont investis dans la campagne. Ce mouvement peut-il s’élargir, comment ?

Dominique Plihon. Le plus important, c’est que les militants du Front de gauche soient dans les luttes, notamment là où ils travaillent. Il faut aussi réfléchir sur le plan théorique et pratique au lien entre mouvement social et organisation politique. À ATTAC, nous pensons que les deux sont complémentaires. Le mouvement social a besoin des partis politiques et des élus pour soutenir ses idées dans les instances politiques. Et les partis politiques ont besoin de se nourrir des propositions issues du mouvement social. Mais cela doit se faire en distinguant bien le rôle des uns et des autres.

Nadine Garcia. Dans le Sud-Est une responsable associative a été élue, c’est une excellente chose, d’autant plus qu’elle est militante des droits de l’homme dans une région où souvent il y a eu beaucoup de manquements à la démocratie. Le rapport avec le mouvement syndical ne peut que se détendre dans le cadre de cette dynamique unitaire. Les syndicalistes eux-mêmes sont très soucieux de conduire leurs actions dans l’unité. Ce que nous sommes en train de construire les met plus à l’aise pour soutenir une démarche politique de changement et s’y retrouver pleinement.

Patrick Brody. Il ne faut pas reproduire les erreurs du passé. Tout le monde connaît l’histoire de la CGT, courroie de transmission du PCF. On oublie souvent les liens très directs qu’il y a eus entre la CFDT et le PS. Ce n’est sûrement pas cette histoire qu’il faut reproduire. Je tiens comme à la prunelle de mes yeux à l’indépendance du mouvement syndical par rapport aux partis. Il a ses logiques, ses dynamiques propres à mettre en œuvre. En revanche, les partis politiques de gauche doivent être force de proposition et échanger avec le mouvement syndical. Ensuite, que des syndicalistes s’engagent en politique n’est pas un problème du moment que cette indépendance est garantie.

L’échange peut-il se traduire dans des élaborations communes ?

Patrick Brody. Je n’y suis pas favorable, le mouvement syndical a trop souffert de cela. En 1974, avec les Assises pour le socialisme, la CFDT est entrée dans des élaborations communes avec le PS. Et lorsque la gauche est arrivée au pouvoir, en 1981, elle s’est sentie paralysée. Un syndicat doit être indépendant de l’État, des partis politiques, du patronat pour défendre les salariés, ce qui est sa raison d’être. Comment voyez-vous le rapport entre le Front de gauche et les autres formations de gauche ?

Nadine Garcia. Il faut que le Front de gauche soit très ouvert. Nous avons réussi à travailler ensemble en gardant chacun notre identité. C’est très important, il faut le faire maintenant à une plus grande échelle. Et laisser la porte ouverte au NPA aussi bien qu’à des électeurs socialistes ou Verts, qu’à des personnes qui n’ont pas envie de s’engager dans des organisations politiques. Je ne suis pas pour une fusion dans une nouvelle formation. Je souhaite que l’on trouve des formes qui permettent un réel travail commun sur des contenus et dans le respect mutuel. Et il y a urgence. La crise que l’on vit et ses risques sur le plan politique mettent chaque jour en évidence le besoin de faire émerger une perspective anticapitaliste.

Dominique Plihon. Le PS regarde-t-il du côté du Front de gauche et du mouvement social, ou du côté de Bayrou et des écologistes comme Daniel Cohn-Bendit, qui estiment que capitalisme et écologie sont compatibles ? Je ne me fais pas d’illusion mais je pense qu’il faut essayer sincèrement, sans invectives de lui demander de clarifier ses positions. Il convient de mener un vrai dialogue, avec le PS comme avec le NPA, dossier par dossier, regarder quelles sont les divergences, et si elles sont vraiment insurmontables. Et au niveau européen, il faut que le Front de gauche aille beaucoup plus loin dans les coopérations avec les autres partis proches, comme Die Linke en Allemagne. Il pourrait ainsi prendre l’initiative d’une rencontre européenne.

Patrick Brody. Il faut discuter à gauche avec tout le monde, sans sectarisme, avec les socialistes, avec l’extrême gauche, et surtout il faut travailler à un programme. Il ne suffit pas de dire que le PS est dans une dérive libérale, ce qui est sans doute vrai, pour apparaître aux yeux des salariés comme une alternative crédible. Il faut dire comment rompre avec le système actuel, sur quelles bases, avec qui, quelles sont les revendications. Il faut dire comment cette rupture est possible à l’échelle d’un seul pays et si ça ne l’est pas, dire comment faire. Personne aujourd’hui ne peut avoir la prétention de détenir seul les réponses. Il faut aussi faire les bilans de l’effondrement du socialisme dans les pays de l’Est, de la faillite du modèle social-démocrate, de l’impasse de l’extrême gauche qui tourne autour de 5 % depuis 1968. Et des échecs de la gauche en France, dans l’opposition et au pouvoir.

Comment aborder les prochaines échéances électorales, notamment régionales ?

Dominique Plihon. Ma crainte est que se reproduise ce qui s’est passé au lendemain du référendum de 2005, lorsque les comités pour le « non » se sont disloqués parce que les regards se tournaient vers la présidentielle. Les communistes n’ont pas été les derniers à agir ainsi. J’espère que nous ne revivrons pas la même chose. Et que le PC et le PG ne reprendront pas leurs billes pour préparer d’une manière autonome ou unilatérale ces élections. Je ne soutiendrai plus le Front de gauche si des alliances se nouent avec le PS sans clarifier le contenu d’un certain nombre de sujets. On peut imaginer aussi des alliances avec certains écologistes, par exemple au niveau local. Mais il ne faut pas que le Front de gauche arrive en disant voilà notre plate-forme, elle est à prendre ou à laisser. Il est souhaitable d’avoir en permanence un souci d’ouverture, c’est la condition pour avancer. Il faudrait organiser des forums politiques et sociaux locaux - comme le fait ATTAC - pour discuter point par point et en tirer une plate-forme commune.

Patrick Brody. J’espère que le Front de gauche va perdurer. Mais si on entre dans cette problématique uniquement par le bout de la tactique électorale, on va à l’échec. Aujourd’hui, les gens se replient parce qu’ils ne voient pas de débouché politique. Face aux licenciements, des salariés se battent pour partir avec de l’argent, parce qu’ils n’ont pas d’autre solution. Le rassemblement dans le Front de gauche de personnes d’origines différentes est un acquis. Mais nous sommes à un moment où chacun doit faire des efforts pour dépasser sa propre histoire et aller vers quelque chose de commun.

Nadine Garcia. Le Front de gauche a vocation à se développer et à être une force politique qui exerce le pouvoir à différents niveaux. Un important travail sur le contenu a été fait dans le cadre de cette bataille européenne. Il faut faire la même chose à d’autres niveaux, notamment pour les élections régionales. Discutons des programmes, des bilans. Peut-on faire mieux dans les régions gérées par la gauche ? Quel contenu donner à une politique régionale sur l’emploi, la formation, le logement, la démocratie ? Les communistes ont des propositions de contenu social avancé qui gagneront à être largement débattues. Le Front de gauche doit donc continuer au niveau régional. Beaucoup ont été très déçus du fait que les collectifs antilibéraux n’aient pas permis d’aller unis à la présidentielle et craignent que cela se reproduise. Nous avons la responsabilité de ne pas décevoir. Je suis confiante parce que nous venons de réussir un travail en commun sur des bases solides et sur le fond. Nous y avons pris goût. Nous devons donc être capables d’amplifier encore la dynamique des élections européennes.

Entretiens réalisés par Jacqueline Sellem


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