Guatemala : Enjeux et controverses de la déclassification des archives.

lundi 15 juin 2009.
 

La problématique des archives militaires et policières, documents susceptibles d’apporter des preuves tangibles sur les méthodes de répression utilisées lors du conflit armé interne, a pris ces derniers temps une importance cruciale dans la vie politique guatémaltèque. En moins d’un mois, deux plans d’opérations militaires ont été remis ainsi que le rapport sur les archives de la Police Nationale, Le droit de savoir. Cependant, ce qui pourrait être entendu comme une victoire des organisations de victimes et du mouvement social en général se doit d’être nuancé au vu des obstacles qui se sont rapidement érigés, encore une fois, sur le chemin de la vérité et de la justice.

Histoires d’archives militaires

Cela fait des années que nombre d’organisations de victimes réclament l’accès aux documents militaires.

La première demande légale (il y en a eu d’autres avant) pour l’ouverture des archives militaires a été faite en février 2006 par l’Association Justice et Réconciliaton-AJR et le Centre d’actions légales pour les droits de l’homme-CALDH dans le cadre d’une plainte pour génocide. Suite à cela, le Ministère Public a lui-même réclamé la remise de ces documents afin de pouvoir instruire cette plainte. Refus sec de la part du Ministère de la Défense. Les plans militaires demandés étaient ceux connus grâce au rapport de la CEH (1) : Plan Operativo Sofía (juillet 1982), Asuntos civiles Operación Ixil (1982), Plan de campagne Victoria 82 et le Plan Firmeza 83. D’après le rapport et la lecture de copies existantes, ces plans contiendraient la stratégie contre-insurrectionnelle du gouvernement militaire pour anéantir la guérilla et leurs soutiens civils, ainsi que des détails sur certaines opérations ou recherches faites par les forces de sécurité sur des dirigeants politiques, syndicalistes, etc. (2) Ils mettent directement en cause les dirigeants et responsables politiques et militaires en place entre 1982 et 83. Ce sont donc des documents de première importance, qui permettraient enfin de briser l’impunité.

Ces plans d’opérations militaires représentent également le grand espoir pour les familles de victimes de retrouver les corps de leurs disparus et ainsi, de pouvoir terminer le processus de deuil afin d’initier celui d’une hypothétique réconciliation.

Suite à ce premier refus du Ministère, un véritable imbroglio juridique a suivi, à coup d’appels, d’amparos (qui peuvent être comparés à des pourvois en cassation) et de procédés douteux de la part de la défense.

L’argumentation du Ministère de la Défense et de la défense de Ríos Montt pour empêcher la remise des documents militaires s’appuie principalement sur l’article 30 de la Constitution qui déclare que tous les documents administratifs sont publics et accessibles à tous, « exceptés ceux traitant d’affaires militaires ou diplomatiques de sécurité nationale ». Ce recours à la notion de sécurité nationale ne devrait pas surprendre de la part de ceux qui l’ont érigée en doctrine pour lutter contre la « menace » communiste. Cependant, même ici, cet argument a du mal à passer, les gens ne comprenant pas ce que ces archives peuvent avoir de menaçantes pour la sécurité nationale actuelle. Tout le monde a plutôt tendance à considérer cela comme une stratégie des responsables pour se protéger eux-mêmes, une doctrine de « sécurité personnelle » en quelque sorte.

Comme l’a confirmé un tribunal d’appel en 2007, puis la Cour Constitutionnelle (CC) en mars 2008 puis le 9 février 2009, « ces plans n’entrent pas dans la catégorie de la sécurité nationale. D’une part pour le temps qui a passé [depuis leur élaboration], d’autre part car le pays n’est pas en situation de danger imminent et personne n’attente à la sécurité nationale ». (3)

Ces documents entrent donc sous le coup de l’article 14 de la Constitution qui indique que la partie civile, ainsi que le Ministère Public « ont le droit de connaître personnellement toutes les actions, documents et démarches pénales, sans aucune réserve et de manière immédiate. »

Le 25 février dernier, jour national des victimes du conflit armé interne, Colom annonce publiquement que le Ministre de la Défense, Abraham Valenzuela, est allé remettre à la justice les quatre plans militaires demandés, et cela « servira à rompre l’impunité ». Une heure plus tard, on apprend que seuls deux des quatre plans ont été remis. On comprend alors l’indignation et le sentiment de profonde injustice qu’ont pu ressentir les organisations et toutes les familles de victimes du conflit, le jour même de la « dignité des victimes ».

On voit donc ici se jouer, sur fond de dispute juridique, un affrontement réel entre les associations de victimes du conflit interne et les anciens militaires responsables de la politique contre-insurrectionnelle. On ne peut que constater le pouvoir encore colossal de l’institution armée et l’esprit de corporation qui y règne, au-delà des clivages politiques. Des rumeurs courent par exemple sur la rencontre entre le Ministre Valenzuela et des représentants du Partido Patriota (PP) au Congrès, le jour de la remise des archives. Alors qu’il devait bien remettre les quatre plans –comme annoncé par Colom- seuls deux sont apparus suite à cette réunion.

Le cynisme est arrivé à son comble quand le propre Ministre a commencé à nier publiquement l’existence de ces plans, avant de se rétracter et de déclarer qu’ils pouvaient se trouver « dans n’importe quelle caserne du pays ».

Suites juridiques

CALDH et l’AJR ont décidé de porter plainte contre le Ministre Valenzuela, pour « désobéissance et dissimulation de documents ». Cette action légale est la première du genre initiée par CALDH. Si les risques de sanction sont réels (de la destitution du poste jusqu’à la prison), les avocats gagent surtout sur la pression mise sur le gouvernement et par-delà, sur l’appareil militaire. Preuve que cette stratégie paie, le lendemain de cette plainte, le Ministre Valenzuela allait également porter plainte pour « perte de documents », afin de se dédouaner de cette disparition.

Cerise sur le gâteau, quelques jours après cette affaire, une copie du Plan Sofia est déposée de manière anonyme à la maison présidentielle. Cette copie est actuellement en cours de validation par une commission composée de représentants de la partie civile, du MP et d’experts militaires, qui doivent juger de l’authenticité du document.

En plus de l’enquête du MP, des recherches sont également en cours en interne pour retrouver ces documents.

Néanmoins, des informations sont déjà sorties de ce Plan Sofía et notamment une liste de commandement de l’armée où apparaît le nom d’Otto Perez Molina (leader du PP), le mettant dans une position délicate. Cependant, le général à la retraite et ex-candidat à la présidentielle poursuit sur la même ligne : « Ils ne vont pas trouver là-dedans que l’on a ordonné ou conçu une opération pour tuer des personnes innocentes pendant le conflit armé. Ils ne vont trouver ça dans aucune archive ». (4)

D’autre part, en parallèle de cette affaire des quatre plans, Colom a également promis la déclassification de l’ensemble des documents militaires et a, pour ce faire, créé une commission ad hoc (Commission pour la déclassification des documents militaires), chargée de localiser les documents qui se trouvent dans les différents locaux militaires avant de les remettre au bureau du Procureur des Droits de l’Homme-PDH.

Il est clair que la décision de déclassifier l’ensemble des documents militaires n’a pas fait que des heureux : le Ministre Valenzuela a lui-même été menacé de mort pour son action dans la déclassification des archives. Il semble également que des tensions assez fortes se jouent entre les différents Ministres et que des résistances se font sentir au sein même du gouvernement et du Congrès.

Histoires d’archives policières

Peu de temps après l’affaire des archives militaires, l’arrestation de deux anciens policiers, auteurs matériels présumés de la disparition forcée de Fernando García, en 1984, était à la une des journaux. Deux autres suspects sont actuellement en fuite et recherchés.

Ces arrestations ont pu être réalisées grâce à des informations découvertes dans les archives de la Police Nationale (PN). Ces archives, découvertes par hasard en 2005, représentent aujourd’hui un grand espoir pour nombre de familles qui espèrent y trouver des informations sur leurs proches disparus.

Le choix du cas García a une importance politique forte. La disparition de García, alors époux de Nineth Montenegro (aujourd’hui députée au Congrès), avait été à l’origine de la création, par cette dernière et d’autre familles de disparus, du GAM (Grupo de Apoyo Mutual), première organisation accompagnée au Guatemala. Il s’agit d’une avancée fondamentale pour la recherche de la vérité et de la justice dans les cas de disparition forcée, résultat de la persévérance et du combat de Nineth Montenegro et du GAM ces 25 dernières années.

L’ouverture des archives et les premières arrestations laissent donc espérer que de nombreux cas pourront être jugés au Guatemala. La question qui se pose est de savoir si ce processus pourra aller au-delà de la mise en cause des seuls auteurs matériels des crimes afin d’atteindre les auteurs intellectuels, incluant ces actes dans une stratégie politique contre-insurrectionnelle et antisubversive.

Les archives de la PN étudiées par la PDH, plus de 7 millions de pages (5), concernent davantage les cas de disparition forcée ayant eu lieu à la capitale et visant principalement des militants des mouvements étudiants, des syndicalistes, des membres de partis politiques « subversifs ». (6)

Aujourd’hui, la PDH dispose d’un mandat d’enquête spéciale afin d’étudier les cas de disparitions d’étudiants entre 1978 et 1980, dont 63 suivis par le GAM. Ces cas pourraient être le début d’une mise en cause des auteurs intellectuels des disparitions forcées sous le gouvernement de Lucas García.

Dans son rapport, Le droit de savoir, la PDH s’est concentrée sur des thématiques telles que les relations entre la PN et l’armée, les fonctions et opérations de la PN, le rôle de la PN dans le conflit armé ainsi que les méthodes de contrôle social de la PN. En effet, des milliers de fiches de renseignements sur des individus « subversifs » font partie du contenu des archives.

Dans le cas de Fernando García, les deux prévenus sont aujourd’hui en prison. La PDH avait à l’origine demandé au MP de les accuser pour enlèvement, abus de pouvoir et détention illégale, disparition forcée et « non-respect des devoirs humains ». Ces deux derniers points n’ont pas été conservés par le juge en vertu du principe de non-rétroactivité des lois selon lequel un crime ne peut être jugé que postérieurement à sa typification juridique. C’est-à-dire que l’on ne peut être reconnu coupable d’un crime qui n’existait pas au moment des faits. Le crime de disparition forcée n’ayant été inscrit dans la loi qu’en 1996, les cas de disparition forcée antérieurs à cette date ne peuvent être jugés selon ce type de crime et les peines qui y sont liées.

Cependant, selon la Convention interaméricaine sur la disparition forcée, ratifiée par le Guatemala en 1999, le crime de disparition forcée est « permanent » tant que la victime n’a pas été retrouvée. C’est-à-dire que les responsables de la disparition de Fernando García pourraient être accusés de disparition forcée à partir de 1996. En outre, la propre Loi de réconciliation nationale précise que « l’annulation de la responsabilité pénale à laquelle se réfère cette loi ne sera pas applicable pour les délits de génocide, torture et disparition forcée » (Article 8). Cela est confirmé par la Convention interaméricaine qui stipule, « n’est pas admise comme circonstance atténuante l’excuse de l’obéissance à des ordres ou instructions supérieurs qui obligent, autorisent ou encouragent la disparition forcée ».

Pourtant, la défense des deux accusés a déjà tenté de poser un recours pour que leurs clients échappent au jugement. Ce recours reposait sur trois points : la prescription du crime (plus de 25 ans), la Loi de réconciliation nationale (dans le sens où elle amnistie les responsables de crimes ayant été commis sous les ordres de l’État) et le décret 8-86 sur l’amnistie (émis par Mejía Victores juste avant de céder le pouvoir aux civils et qui déclare une amnistie générale pour tous les responsables de crimes politiques entre le 23 mars 1982 et le 13 janvier 1986, une « auto-amnistie » en quelque sorte).

Ce recours a heureusement été rejeté par le juge. Le défi qui attend le procureur de la PDH aujourd’hui est de faire entrer les accusations de disparition forcée et de « non-respect des devoirs humains », lors de l’audience du 6 juin prochain.

De l’utilisation politique des archives

Le 25 février dernier, jour de la « dignité des victimes », Alvaro Colom a pris la parole devant les personnes rassemblées à la capitale pour honorer la mémoire des morts et disparus. Des semaines auparavant, des affiches parsemaient le parque central, évoquant différents massacres ayant eu lieu pendant la période de répression.

Pendant son discours, Colom a rappelé qu’« un pays qui oublie son histoire court le risque de commettre les mêmes erreurs. Pour que l’histoire du Guatemala ne se répète pas, nous sommes convaincus que la réparation [aux victimes] passe par le renforcement et l’espoir en la réconciliation, le pardon et l’harmonie nationale ». Il a ensuite présenté ses excuses officielles aux victimes, en tant que chef d’État et chef des forces armées.

Le regard des organisations sociales sur cette posture du gouvernement reste partagé. Alors que certaines y voient un effort réel et un tournant positif vers la reconnaissance des victimes, d’autres soulignent la récupération et la manipulation des symboles liés à la lutte pour la justice et ce, à des fins politiques.

Pressions et menaces

Les dernières semaines ont montré combien la déclassification des archives militaires et l’ouverture des archives de la PN est un sujet encore extrêmement sensible et combien les responsables en place pendant la répression ont encore les moyens de menacer et de mettre la pression sur l’État. Exemple en est le niveau de menaces subies par la PDH. Après l’agression d’un de leurs enquêteurs, c’est Gladys Monterrosso, épouse de Sergio Morales (PDH), qui a été enlevée et torturée, seulement 12h après la remise du rapport sur les archives de la PN. Cette agression a eu un fort retentissement et a provoqué de vives condamnations au niveau international et régional. Ainsi, Emilio Álvarez Icaza Longoria, PDH de Mexico a souligné que ce qu’a enduré Gladys Monterrosso rappelle « les pires pratiques de torture des années 60 » (9). En outre, nombreuses sont les organisations et les personnes qui n’hésitent pas à voir un lien direct entre la remise des archives et l’agression -même si d’autres pistes sont envisagées- et à réclamer une enquête rapide afin que cette agression ne devienne pas un nouveau cas d’impunité.

La veille avaient eu lieu différents événements (10) qui ont donné lieu à des rumeurs emphatisées de telle manière par les médias, que toute la capitale s’est crue en état d’urgence et à la veille d’un coup d’État. Colom a dû intervenir publiquement pour nier ces rumeurs infondées et a mis en cause des « forces déstabilisatrices » qui seraient à l’origine de cette désinformation.

La question se pose donc de savoir si l’État possède réellement les moyens et la volonté d’assurer le processus pénal dans le cas pour génocide en termes de protection des témoins voire, des accusés, ou si son intérêt et sa reconnaissance se bornent à quelques affiches.

Attentes et espoirs

Aujourd’hui et malgré tous les événements connexes qui ont lieu pour tenter d’intimider ou de menacer la recherche pour la vérité, les processus juridiques sont bel et bien en route. On attend le 6 juin pour connaître les chefs d’accusation contre les auteurs présumés de la disparition forcée de Fernando García.

Concernant le cas pour génocide, plusieurs étapes se profilent. La première –et la plus longue- va être l’instruction du cas, au regard des deux plans militaires déjà remis. Cette étape consiste, tant pour la défense que pour les parties civiles, à trouver les arguments juridiques afin de construire et d’appuyer l’accusation (ou la défense). S’en suivra la mise en accusation formelle par le juge des personnes liées au dossier. CALDH a déjà entamé ce travail et dispose également de 106 témoignages qu’ils voudraient voir accepter dans le cadre du procès.

Ainsi, une fois de plus dans cette longue quête pour la vérité et la justice, les victimes et familles de victimes doivent s’armer de patience. Néanmoins, tous connaissent déjà les méandres de la justice et cela ne les décourage pas. Au contraire, ils gardent bien vivante l’étincelle de la lutte car ils savent que ce pourquoi ils se battent est juste et que c’est là la première étape d’une réconciliation pour le moment invisible ici. Connaître la vérité et obtenir justice avant de pouvoir entreprendre le long chemin vers une réelle réconciliation nationale et restructuration sociale, c’est aujourd’hui l’enjeu des cas juridiques pour génocide et pour tous les cas de disparitions forcées et d’exécutions extrajudiciaires au Guatemala.

Cynthia Benoist

Collectif Guatemala

Notes

(1) Rapport de la Commission de clarification historique mandaté par l’ONU (CEH), 1999, Guatemala, Memoria del silencio. Le 25 février dernier, en parallèle du jour de la dignité des victimes se commémorait également le 10e anniversaire de la remise de ce rapport, dont peu de recommandations ont été suivies par l’État jusqu’à ce jour.

(2) Source : [en ligne] http://www.voltairenet.org/article1...

(3) Citation du Président de la Cour d’Appel, Napoleón Gutiérrez. Source : [en ligne] http://www.lahora.com.gt/notas.php?...

(4) Source : [en ligne] http://www.voltairenet.org/article1...

(5) L’ensemble des archives, plus de 80 millions de pages, couvre une période allant de 1882 à 1997. Pour son rapport, la PDH s’est concentrée sur la période 1975-1985 et a étudié l’équivalent de 9.4% de la totalité des archives.

(6) Un de ces cas avait d’ailleurs été présenté à la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, celui d’Oscar David Hernández Quiroa, également disparu en 1984. La CIDH avait conclu en la responsabilité des forces armées guatémaltèques, forçant le gouvernement de l’époque (Berger) à reconnaître également « la responsabilité internationale [de l’État] pour les droits de l’Homme concernant la disparition forcée d’Oscar David Hernández Quiroa ».

(7) Rappelons que le président Colom est le neveu de Manuel Colom Argueta, maire de la capitale de 1970 à 1974, et assassiné le 22 mars 1979, supposément par la police politique du gouvernement de Lucas García.

(8) Source. [En ligne] : http://ecodiario.eleconomista.es/po...

(9) Source. [En ligne] : http://www.cimacnoticias.com/site/0...

(10) Dès 10h du matin, la rumeur courant que 10 personnes avaient été tués dans des attaques de bus, provoquant un vent de panique dans la ville. Cette rumeur a été reprise par Radio Sonora, qui a repris aussi la rumeur sur l’Etat d’urgence. Pour une analyse de cette journée, voir l’article, Líder del Partido Patriota ofrece plan de seguridad, in Inforpress, 27 mars 2009 et Inseguridad ciudadana está orillando a un escenario de inestabilidad política, in Inforpress, 4 avril


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