La démocratie, ce « mot en caoutchouc »

mardi 16 juin 2009.
 

Démocratie, dans quel état ?, de G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J-L. Nancy, J. Rancière, K. Ross, S. Zizek. Éditions la Fabrique, 2009, 13 euros, 154 pages.

Huit philosophes contemporains s’interrogent sur les pouvoirs et les effets d’une expression pivot du débat politique.

Pour aller au-delà du consensus que suscite généralement la seule invocation de la démocratie, les éditions la Fabrique ont proposé à huit philosophes d’interroger ce « mot en caoutchouc », selon l’expression qu’employait Blanqui en 1852. Si la démocratie est à la fois « forme de constitution » et « forme de gouvernement », l’union de ces deux versants est toujours éminemment problématique, comme le souligne Giorgio Agamben en ouverture de l’ouvrage. Cette union est-elle, même, autre que fictive ? C’est bien cette question qui travaille chacun des contributeurs. Tous formulent une critique, plus ou moins radicale, de la représentation.

Pour Jacques Rancière, il s’agit de défendre la démocratie comme « pouvoir de ceux qui n’ont aucun titre particulier à exercer le pouvoir. »

Pour Alain Badiou, une vraie démocratie consiste en une « politique immanente au peuple ».

Cette dernière approche est âprement discutée par Daniel Bensaïd, qui préfère chercher « les modes de représentation garantissant le meilleur contrôle des mandants sur les mandataires », que s’en remettre à l’utopie d’une assemblée générale et permanente du peuple.

Slavoj Zizek, de son côté, subordonne ouvertement la question de la légitimité démocratique au « contenu social » du pouvoir souverain. Pour fonder son propos, il fait notamment remarquer que « loin de constituer la conséquence "naturelle" des relations capitalistes, tous les traits aujourd’hui identifiés à la démocratie libérale et à la liberté (syndicats, vote universel, enseignement public et gratuit, liberté de la presse, etc.) ont été conquis grâce au long et dur combat des basses classes au XIXe siècle ». Toute démocratie étant traversée par des « biais de classe », c’est à partir de leur prise en compte ou de leur négation idéologique qu’une politique doit être appréciée. Suivant cette logique, le philosophe slovène évoque certaines expériences de la gauche latino-américaine (Chavez et Morales), qui changent « la logique entière de l’espace politique » en mettant « l’excès totalitaire » immanent à tout pouvoir au service des « sans-part ».

Chacune à sa manière, Wendy Brown et Kristin Ross s’emploient plutôt à mesurer l’écart entre les réalités démocratiques occidentales et l’idéal démocratique de départ : la première considère que les principes de la démocratie libérale ont été « détournés vers les critères du marché » par le néolibéralisme ; la seconde évoque « un démantèlement progressif du suffrage universel », en rappelant notamment les menaces proférées par nombre de dirigeants européens à l’encontre des Irlandais, lorsqu’en juin 2008 ceux-ci ont rejeté par référendum le traité de Lisbonne.

Dans une approche davantage spéculative, Jean-Luc Nancy propose la pensée démocratique certainement la plus prudente. Pour lui, en effet, la démocratie « n’est pas le nom d’une autogestion de l’humanité rationnelle, ni le nom d’une vérité définitive inscrite au ciel des idées. C’est le nom, ô combien mal signifiant, d’une humanité qui se trouve exposée à l’absence de toute fin donnée ». Dans cet ouvrage à plusieurs voix, chaque lecteur trouvera de quoi baliser sa propre réflexion sur un concept dont la pluralité des usages est sans doute la meilleure preuve du caractère incontournable.

Laurent Etre


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