« Le néolibéralisme, que j’appelle le fascisme économique, règne aujourd’hui sur la planète. (interview de John Berger, un des plus grands écrivains contemporains)

vendredi 6 novembre 2015.
 

Né à Londres en 1926, John Berger vient de publier un ouvrage dans une maison d’édition de Montpellier dans lequel il analyse l’impasse économique actuelle, s’inspirant notamment du travail de Zygmunt Bauman. Le titre ci-dessus en est extrait.

Mais Berger est aussi un remarquable romancier -un des plus grands. Après le sublime « D’ici là », il publie un étrange livre épistolaire, correspondance entre Aïda et son amant, enfermé dans la cellule 73 de la prison imaginaire de Suse, pour faits de terrorisme. La critique féroce du capitalisme le dispute aux déclarations enflammées des amants. L’amour, la politique : c’est John Berger, en résumé.

Nouvel Observateur. - Le maître mot de votre oeuvre, c’est l’engagement ?

John Berger. - J’essaie simplement de me situer le plus au centre possible, je veux dire, au centre de l’expérience humaine. De nos jours, le centre de cette expérience, ce sont les marginaux. Marginaux qui, paradoxalement, sont les plus nombreux sur cette planète. Les sans-pouvoir comprennent les choses de la vie, quand ceux qui détiennent le pouvoir n’ont aucune idée de ce qu’est véritablement l’existence.

N. O. - Vous avez vous-même été tenté, à un moment ou à un autre, par la clandestinité ?

J. Berger. - Ca n’a jamais été jusque-là. Mais, dans les années 1950, j’ai fait partie du « Comité des 100 », à Londres, qui a appelé à la désobéissance civile pour protester contre la course à l’armement nucléaire. Nous avons été surveillés, sans que cela tourne mal. Dans les années 1960, je suis allé souvent en URSS, et j’ai été assez proche d’artistes dissidents, dont j’ai pu sortir des oeuvres. En 1968, j’ai acheminé des messages pour les étudiants du Printemps de Prague. Ca ne fait pas de moi un terroriste !

N. O. - Mais si les circonstances en avaient décidé autrement, vous auriez pu tomber dans la lutte armée ?

J. Berger. - Je n’ai rien contre la lutte armée. Si j’avais eu le courage, j’aurais pu prendre les armes. Mais comment savoir ? Il est clair que je crois dans la lutte palestinienne, et dans le mouvement zapatiste au Mexique. La lutte d’Arundhati Roy, en Inde, je la soutiens complètement. Elle est d’un courage admirable. Elle a reçu énormément de menaces. Moi, quand j’ai eu le prix pour « G », et que je l’ai partagé avec les Black Panthers, ça a fait scandale. Ce n’était pourtant pas grand-chose.

N. O. - Quand vous étiez jeune, vous aviez une âme de rebelle ?

J. Berger. - Oui, j’étais rebelle. Mais pas contre mes parents. J’aimais beaucoup ma mère. Mon père a servi comme officier dans l’infanterie britannique, dans les tranchées de 1914, pendant quatre ans. Et il a été marqué par la guerre, dont il ne parlait d’ailleurs pas beaucoup. Je l’ai beaucoup respecté pour ce qu’il avait fait. J’ai été dans un internat de 7 à 12 ans, puis dans un autre, ce qui était pour eux un sacrifice car ça coûtait assez cher, et ils n’avaient pas grand-chose. A 16 ans, je me suis échappé d’Oxford. J’étais déjà très politisé !

N. O. - Votre père a compris vos positions politiques ?

J. Berger. - Politiquement nous étions opposés. Mais on a très peu vécu ensemble. J’ai échappé aux habituels conflits familiaux grâce au pensionnat. Le prix à payer, ça a été ma solitude, mais ce n’était pas écrasant. Au contraire, je pense que ça a créé de la disponibilité pour mon imagination en tant qu’écrivain. Je n’étais pas hanté par la figure du père, et pas étouffé par la celle de ma mère.

N. O. - Comment voyez-vous la France de Sarkozy ?

J. Berger. - C’est assez terrifiant de vivre dans cette France-là. La France avec laquelle je me suis identifié au commencement était la France de Camus, de Merleau-Ponty, de Lévi-Strauss. Je suis d’accord avec Badiou, c’est le retour de Pétain. C’est un argument absolument convaincant.

Propos recueillis par Didier Jacob


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