Arno J. Mayer, dissèque les évolutions du sionisme et l’histoire d’Israël

vendredi 31 juillet 2009.
 

L’historien, professeur à l’université de Princeton aux État-Unis, analyse comment la création d’Israël, présentée comme le rêve des juifs, est devenue le cauchemar des Palestiniens.

Le titre de votre ouvrage, De leurs socs, ils ont forgé des glaives, suggère-t-il qu’au départ le projet sioniste était humain, voire humaniste ?

Arno Mayer. Dès le début dans le sionisme, il y avait l’idée d’un retour à la terre. Retour à la terre voulait aussi dire de la travailler. Un des symboles, une des choses les plus emblématiques du sionisme c’était tout de même les kibboutz. Cela procédait de la même idée. Il y avait toutes sortes de raisons pour lesquelles on a mis l’accent làdessus : les juifs, surtout en Europe (le sionisme est tout de même avant tout une affaire des juifs européens et non pas des juifs d’Afrique du Nord ou d’ailleurs), ne pouvaient pas être propriétaires de la terre. L’idée de retourner à la terre faisait même partie de l’idée d’une normalisation du peuple juif. La première fois que je suis allé en Israël, ce devait être en 1950, c’était pour participer à la vie d’un kibboutz. C’était la grande attraction pour les juifs. Y compris pour ceux qui n’allaient pas faire leur alya (littéralement « la montée » vers Israël – NDLR). Donc la charrue, le soc, était le symbole de ce retour à la terre.

Le sous-titre du livre est Histoire critique d’Israël. La critique se situe par rapport à une histoire officielle ? Quel est votre but ?

Arno Mayer. En fait, ce qui m’a poussé à écrire ce livre a été vraiment la visite d’Ariel Sharon sur le mont du Temple (le dôme du Rocher pour les musulmans – NDLR) en septembre 2000. C’est là que j’ai été secoué. J’ai écrit des articles dont la thèse était que, sans abandonner ce que vous, en français, appelez les colonies et que nous appelons en anglais the settlements, c’est-à-dire les implantations, il n’y a pas de base pour un début de négociation sérieuse. Pour être tout à fait franc, je ne pensais pas écrire des choses très radicales. C’était ce qu’il y avait de plus élémentaire à mes yeux. Il se trouve que je ne suis pas parvenu à publier ces articles aux États-Unis. En revanche, j’ai pu le faire en France, dans un quotidien du soir. Mais le déclic pour faire ce livre ne provient pas seulement de ce refus d’avoir une discussion là-dessus aux États-Unis. Lors de la publication du deuxième article en France, plusieurs personnes, intellectuels parisiens qui n’étaient pas juifs, m’ont dit : « Arno, tu sais très bien ce que j’écrirais sur ce sujet si j’étais juif. Mais en tant que non juif, je ne peux pas. »

Au moment de la provocation de Sharon, comment réagissez-vous ?

Arno Mayer. Comme je le dis dans le livre, je réagis comme un juif non juif mais aussi comme un sioniste non sioniste. On a tendance à traiter le sionisme comme un bloc. Il n’était pas écrit dans les astres que ce sionisme allait devenir un sionisme politique, un sionisme militaire, etc. Il y avait d’autres sionismes : culturel, religieux… C’est pourquoi j’ai décidé de baser mon enquête sur les écrits et les propos des critiques intérieures du sionisme. La critique intérieure qu’ils ont faite était d’une sagesse extraordinaire si l’on songe à des gens comme Ahad Haam, Martin Buber, Leon Magnes et Ernst Simon (1) qui se trouvait avoir été un ami très proche de mon père. Ils étaient ensemble à l’université de Heidelberg. En 1950, en Israël, Ernst Simon, par deux fois, m’a emmené avec lui lorsqu’il avait des discussions avec Martin Buber. Ce qui m’a marqué. Ce sont des critiques qu’on peut difficilement traiter d’antisionistes. Ils étaient des sionistes qu’on pourrait appeler pur jus. Ils ont été totalement éliminés du discours public en Israël et aussi du discours juif sioniste de la diaspora. Je m’en suis servi dans une certaine mesure. Ils ont été mes guides dans ma lecture critique du sionisme tel qu’il a évolué. Le propos de base du livre est qu’il y avait d’autres possibilités historiques, d’autres possibilités d’évolution du sionisme. Il n’était pas déterminé d’avance que le sionisme allait avoir comme figure de proue Jabotinsky (2), même si ce n’est pas admis publiquement. Car s’il y a une marque idéologique et politique du sionisme et de ce qu’il est devenu dans l’État d’Israël, c’est bien celle de Jabotinsky. Le degré auquel sont parvenues cette politisation et cette militarisation du sionisme et, plus tard, de l’État d’Israël, n’aurait pas été possible sans l’alliance avec les États-Unis. Sans, en particulier, le soutien de la diaspora américaine qui, du point de vue de son pouvoir, de son influence, s’est développée d’une manière foudroyante après la Seconde Guerre mondiale. C’est devenu l’un des lobbies les plus imposants. Mais dès qu’on parle du lobby juif, on subit toutes sortes de critiques. Parce que les gens ne comprennent pas qu’aux États-Unis les lobbies font fonctionner la politique. Il y a le lobby du pétrole, celui des retraités, celui des chambres de commerce, des armes… Ils font partie intégrante du politique et de la politique aux États-Unis. Quand on parle du lobby juif ou sioniste, qui est 100 % israélien, ce n’est pas quelque chose de secret. C’est public. Les directeurs de ces lobbies se vantent de l’influence qu’ils ont, du pouvoir qu’ils peuvent exercer. Il n’y a pas moyen de comprendre la construction d’Israël tel qu’il s’est développé sans se rendre compte qu’après la guerre les États-Unis ont pris le relais de ce qu’on appelait « le parapluie impérial britannique ». C’est une chose dont Herzl était totalement conscient : la construction d’un Israël, un foyer pour les juifs, était impossible sans ce parapluie impérial. Justement parce que c’était dans un espace géopolitique qui était tout sauf européen, un espace en premier chef colonial. Il n’était pas possible d’avoir une implantation d’un foyer juif sans cette protection. Ce sont donc les deux éléments qui m’ont guidé. Les critiques intérieures et le refus d’admettre à quel point la politique étrangère et la diaspora américaines ont compté dans cette affaire.

Originellement, il y a aussi ce mensonge qui voulait que cet espace soit « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », que l’on retrouve dans l’essence du sionisme ?

Arno Mayer. Oui, mais ça n’a pas duré très longtemps. Ils se sont rendu compte que ce n’était pas le cas. Les chefs sionistes ont bien vu que les rapports avec les autochtones, c’est-à dire avec les Palestiniens, étaient très difficiles et qu’en plus, je rends hommage à mon ami Edward Saïd, ils avaient une vision orientaliste des rapports entre sionistes (juifs) d’un côté et Palestiniens (musulmans et même chrétiens) de l’autre. Je ne sais pas à quel point Edward Saïd connaissait les écrits de Haam, de Buber et de Magnes. Parce que leur démarche, leurs réflexions critiques sur l’évolution du sionisme vers un sionisme politique anticipaient ce qui est devenu la prise de conscience d’Edward Saïd sur ces rapports très compliqués entre le monde occidental et ce qu’on appelle le tiers-monde.

Vous avez parlé de Sharon en l’an 2000. Mais est-ce qu’en réalité depuis le départ on ne pouvait pas sentir que les socs des charrues allaient se transformer en glaives ? Est-ce que ce n’était pas inscrit, en réalité ?

Arno Mayer. En 1950, la première fois que je suis allé en Israël, on a fait un voyage dans le Néguev avec les responsables du kibboutz dans lequel je me trouvais. Ils avaient des fusils. Cela m’a fait réfléchir. Peut-être étais-je stupide ou mal informé ? Je ne me rendais pas compte à quel point les éléments stratégiques, tactiques ont compté dès le début. Même l’emplacement de certains kibboutz n’était pas choisi au hasard. Il y a un débat pour savoir qui étaient les plus forts en 1948 et en 1949. Il y a ceux qui, encore maintenant, maintiennent qu’Israël (où les forces qui allaient constituer Israël) s’en est sorti miraculeusement, parce qu’en état d’infériorité. Je ne fais pas partie de ceux-là. Ceux qui avaient lu Jabotinsky et ceux qui étaient dans le bain sans l’avoir lu se sont rendu compte que les armées des pays arabes n’étaient pas à la hauteur. Il suffit de comparer le niveau d’éducation des sionistes au moment de la guerre et de le comparer au taux d’alphabétisation des pays arabes.

Si l’on reprend l’évocation de Jabotinsky, peut-on voir sa « patte » dans l’érection de ce mur dit de séparation, que les Palestiniens appellent le mur de l’apartheid ?

Arno Mayer. Jabotinsky avait compris une chose : le développement du nationalisme dans l’espace environnant était inévitable. Ils disaient qu’ils étaient autant attachés à leur terre que les juifs sont attachés à la leur. Mais les juifs avaient un avantage : une avance militaire qu’il fallait capitaliser. Il a développé la tactique et la stratégie du « mur de fer ». Si l’on considère la période actuelle, il y a ceux qui considèrent que la construction du mur est une réussite totale, que les attaques suicides ne se produisent plus. C’est certainement vrai dans un sens. Mais la résistance se manifeste d’une autre manière. Ces murs doivent être replacés dans un contexte beaucoup plus large, comme nous sommes en train de le découvrir aux États-Unis. Nous sommes en train de construire un mur très impressionnant le long de la frontière avec le Mexique. On ne va pas me convaincre que les gens ne vont pas apprendre à le franchir. C’est dans l’ordre des choses.

Il y a beaucoup de nouvelles déclarations américaines depuis l’arrivée au pouvoir de Barack Obama mais peu de pressions sur Israël. Comment voyez-vous les choses ?

Arno Mayer. Comme toujours en politique internationale, lorsqu’on arrive à un point névralgique, deux éléments doivent jouer. Il faut qu’il y ait une pression de la part de Washington mais en même temps il faut qu’il y ait des choses qui se passent en Israël. Mais en Israël le consensus est presque à 100 %. Il est pour moi navrant de voir qu’en Israël la gauche existe à peine. On ne peut pas dire que les intellectuels israéliens se couvrent de gloire dans leur résistance à certaines politiques de leur pays. Des politiques pourtant pas compatibles avec un régime démocratique, ça crève les yeux. Bien sûr, je ne sais pas ce que je ferais si j’étais professeur à Haïfa ou à Tel-Aviv. Mais je suis néanmoins ahuri de leur comportement, qu’il s’agisse de Gaza ou de la guerre au Liban en 2006. L’un d’entre eux, très connu, a prononcé des discours de soutien au gouvernement, a dit que les autres se servaient de civils comme boucliers… tandis que l’armée israélienne se comportait comme il fallait. Il lui a fallu deux ou trois semaines pour changer de discours. En Israël, en ce moment, je ne vois pas très bien d’où viendrait une pression pour renverser la vapeur. Les Israéliens eux-mêmes sont responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. Et je crains qu’ils aillent droit dans un mur. Si les Américains exercent une pression sur Israël c’est parce que les États-Unis revoient leur politique impériale. Nous avons, nous Américains, perdu pas mal de notre superbe. Il y a des problèmes économiques et financiers. D’autres puissances se ressaisissent, comme la Russie ou la Chine. Tout cela fait partie des réflexions d’Obama mais pas seulement, car quiconque dirigerait les États-Unis devrait revoir sa copie. Il est donc plus probable que la pression vienne de l’extérieur. Et dès que les Américains vont changer, les Européens aussi, bien sûr, sans aucun doute. En Israël il y a une certaine schizophrénie. Il y a un double discours. D’un côté ils disent : « nous sommes le peuple élu », « nous faisons partie de cette civilisation occidentale qui continue à pratiquer sa mission civilisatrice », « nous sommes les plus forts d’un point de vue militaire ». En même temps, ils disent « nous sommes les plus menacés ». Il y a toujours un danger existentiel. Le dernier c’est l’Iran. Il y en a eu bien d’autres avant. À chaque fois qu’il y a un leader des pays environnants qui se manifeste et paraît avoir un certain punch (Nasser, Arafat, Saddam Hussein, Ahmadinejad), c’est un Hitler. Ce qui veut dire que la banalisation de la Shoah est au centre de la Weltanschaung (vision du monde) des Israéliens. De l’autre côté ils disent : « Nous sommes des juifs, nous sommes entourés d’ennemis et pourtant les États-Unis vont nous abandonner. » Je ne vois pas comment ils vont pouvoir se sortir de cette schizophrénie.

Entretien réalisé par Pierre Barbancey

(1) Ahad Haam (1856-1927) : sa conviction profonde était que l’État juif ne pourrait jamais rassembler tous les juifs. Martin Buber (1878-1965) : partisan d’une solution étatique binationale, il a néanmoins approuvé le partage de la Palestine par l’ONU en 1947. Leon Magnes (1877-1948) : rabbin américain, fondateur avec Einstein et Freud de l’université hébraïque de Jérusalem, opposé au partage de la Palestine et fondateur d’un petit parti binational, Ihud (unité). Ernst Simon (1899-1988) : appartenant comme les précédents au mouvement Brit Shalom, prônant un État binational.

(2) Vladimir Jabotinsky (1880-1940) : fondateur du parti révisionniste, aile droite du mouvement sioniste, qui réclamait un État juif sur les deux rives du fleuve Jourdain, intégrant aussi la Transjordanie, l’actuelle Jordanie. Dans un livre fameux, le Mur de fer. Nous et les Arabes, publié en 1923, il prônait pour poursuivre la colonisation sioniste de la Palestine la construction d’« un mur de fer que la population autochtone ne pourra pas franchir ».


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