Cinquante mille malades mentaux sont morts de faim sous l’Occupation. De nouveaux travaux d’historiens relancent un débat qui agite depuis 1987 le milieu de la psychiatrie.
Près de cinquante mille malades mentaux sont morts de faim, entre 1940 et 1944, dans les établissements psychiatriques français. L’hôpital du Vinatier, à Bron, dans la région lyonnaise, compta, à lui seul, près de deux mille victimes."C’était une époque horrible, témoigna, après la guerre, André Requet, le médecin-chef de cet établissement. Les produits que nous recevions étaient absolument insuffisants pour nourrir trois mille malades. Certains se mangeaient les doigts... J’ai connu un malade qui a mangé tout d’un coup un colis qu’il avait reçu. Il en a fait une rupture gastrique, et il est mort. Ils buvaient leurs urines, mangeaient leurs matières, c’était courant. Nous vivions dans une ambiance de ’camp de la mort’." Bien d’autres hôpitaux furent touchés. Par exemple celui de Clermont-de-l’Oise, où l’on dénombra 3 063 morts. Ou encore celui de Ville-Evrard (Seine-et-Oise). "A la visite du matin, le dortoir sentait le cadavre", raconta, à la Libération, Lucien Bonnafé, un ancien psychiatre de cet hôpital.
Ce chapitre de l’histoire de Vichy resurgit aujourd’hui avec les recherches d’un groupe d’historiens animé par Isabelle von Bueltzingsloewen, maître de conférences à l’université Lyon-II. Ces chercheurs devaient livrer le résultat de leurs travaux, jeudi 16 octobre, devant le personnel soignant de l’hôpital du Vinatier, soucieux de connaître la "vérité". Ces conclusions, dont Le Monde a pris connaissance, devraient relancer le débat, déjà ancien, sur l’attitude de Vichy à l’égard des malades mentaux.
Pendant des décennies, l’histoire de cette tragédie est restée confinée au milieu psychiatrique. Jusqu’à ce que, en 1987, un jeune médecin du Vinatier, Max Lafont, publie un ouvrage intitulé L’Extermination douce. A la "une" du Monde du 10 juin 1987, le docteur Escoffier-Lambiotte présente ce livre, en dénonçant "la lâcheté et l’inconscience" des psychiatres au moment de la guerre, et en clamant son indignation devant "la conspiration du silence qui a, jusqu’à présent, régné sur cet énorme scandale".
Depuis, la polémique n’a pas cessé. Y a-t-il eu volonté délibérée des autorités d’éliminer les malades mentaux ? Doit-on parler de "génocide", même s’il n’y a pas eu de décrets exterminatoires, ou de "simple" passivité des responsables, aux prises avec d’autres priorités dans la France occupée ? Sur les très rares clichés, insoutenables, parvenus jusqu’à nous, on voit des files d’êtres dénudés, décharnés. Comment ne pas penser, même à tort, au génocide, à l’irrémédiable ?
En 1987, le livre de M. Lafont puis les accusations lancées dans Le Monde provoquent de vives réactions. "C’en est trop... Que les psychiatres des hôpitaux n’aient pas tous été héroïques, c’est probable. Mais certains sont parvenus à protéger leurs malades contre la famine", rétorque aussitôt un grand nom de la psychiatrie, Charles Brisset. Les historiens entrent bientôt en lice, en particulier Henry Rousso, spécialiste de l’Occupation. En 1989, celui-ci conteste à son tour la thèse de M. Lafont : "Le placard vichyste est déjà bien encombré sans qu’il soit besoin de l’enrichir de nouveaux cadavres", explique-t-il alors. M. Rousso écrira plus tard : "Non contents d’inventer un génocide, certains prétendent avoir trouvé son responsable en la personne du docteur Alexis Carrel" (chirurgien, physiologiste, Prix Nobel de médecine en 1912, mais aussi défenseur très controversé des théories eugénistes de son époque).
Le débat rebondit en 1998 avec la parution d’un ouvrage rédigé par un autre médecin de l’hôpital du Vinatier, Patrick Lemoine (Droit d’asiles, Editions Odile Jacob). Ce dernier reprend la thèse d’une "extermination douce" défendue onze ans plus tôt par M. Lafont. En 2001, les éditions Syllepse rééditent quant à elles le livre de Pierre Durand, résistant, communiste et déporté, Le Train des fous, décrivant cette fois la catastrophe humaine de Clermont-de-l’Oise. Cet éditeur lance alors une pétition intitulée "Pour que douleur s’achève". Ce texte demande à l’Etat de "reconnaître les responsabilités de l’Etat français d’hier (celui de Vichy)" dans le drame, comme il l’a fait pour "d’autres victimes".
Aujourd’hui, l’équipe animée par Isabelle von Bueltzingsloewen apporte un nouvel éclairage à ce débat. Au terme d’une recherche de deux ans - la plus vaste jamais entreprise sur cette question - dans les archives des hôpitaux mais aussi dans celles d’organismes comme l’Institut national d’hygiène (une création de Vichy), elle conteste la thèse de l’"extermination". "Nous ne sommes absolument pas dans la définition d’un génocide, indique-t-elle au Monde. A aucun moment il n’y a eu de la part de Vichy d’intentionnalité de tuer les malades mentaux, ni même de les laisser mourir." Il n’existe, selon elle, aucune trace écrite d’une "famine intentionnelle" qui aurait pu être déci-dée par les autorités ou par l’occupant. Or le crime, d’ordinaire, "produit" de l’archive. Il commence au bureau. Les bourreaux sont méticuleux.
"Alors que le génocide des malades mentaux sous Hitler produit des archives considérables, il n’y a aucune trace en France d’un processus organisationnel, affirme l’historienne. Même en admettant que la procédure ait été secrète - argument souvent invoqué -, elle aurait généré des archives. Dans l’Allemagne nazie, l’opération "T 4" -pilotée depuis le n° 4 de la Tiegartenstrasse, une rue bourgeoise de Berlin -, totalement secrète, laisse des archives énormes."Aussi parler d’"extermination" en France - même "douce" - revient, selon Mme von Bueltzingsloewen, à "banaliser" le génocide des malades mentaux en Allemagne.
Dans ce pays, l’euthanasie pratiquée par les nazis vida rapidement les asiles. Au moins 71 000 patients auraient ainsi été gazés. Après un programme massif de stérilisation, Hitler, soutenu par nombre de pontes de la médecine, déclenche l’opération "T 4" en octobre 1939. Il s’agit d’éliminer ce qu’il est convenu d’appeler des "enveloppes humaines vides". Chaque directeur d’asile reçoit une circulaire de recensement. Dans les six instituts d’euthanasie créés à cette occasion, on tue d’abord par piqûre, puis on passe aux gaz. Les cendres sont envoyées à la famille avec une lettre de condoléances. L’opération cessera le 24 août 1941, en raison des protestations, notamment celles de l’évêque de Münster. Rien de tel du côté français. Isabelle von Bueltzingsloewen repousse même la thèse de la "non-assistance à personnes en danger" ou de l’"abandon à la mort" qui pourrait être formulée à l’encontre de Vichy. "A partir de l’automne 1941, précise-t-elle, les psychiatres mènent une intense campagne de lobbying pour sauver leurs malades. Cela aboutit à la circulaire Bonnafous (du nom du secrétaire d’Etat au ravitaillement, dont l’épouse était psychiatre) du 4 décembre 1942. Ce texte attribue des rations supplémentaires aux malades mentaux. La mortalité fléchit rapidement en 1943 dans l’ensemble des établissements." Au Vinatier, elle recule de plus de 40 %.
Reste à savoir si, entre l’alerte donnée par les psychiatres, fin 1941, et la parution de la circulaire Bonnafous, un an après, Vichy n’est pas coupable d’avoir tardé à prendre une décision. L’historienne met en avant "le temps de l’Etat" pour se mettre en route, pendant lequel l’hécatombe a continué. Tout se passe en fait comme si le milieu des psychiatres répugnait à appeler la famine par son nom. Les premières morts suspectes surviennent en effet à la fin de l’année 1940. "S’imaginer à cette date qu’on pouvait mourir de faim était impensable. Même en 14-18, la France, sauf sur ses marges, n’avait pas connu la famine", poursuit l’historienne. On parle plutôt d’"avitaminose" ou de "déséquilibre" calorique. Lors des séances de la Société médico-psychologique, on disserte sur le "délire de manque" ou l’"onirisme lilliputien et gastronomique par carence alimentaire". Il se trouve tout de même des médecins émus par la réalité : "On dit de ces malheureux qu’ils sont ’inconscients’, ensevelis dans les ténèbres de leur affaiblissement démentiel. Cela est exact pour 10 % à 15 % de nos malades. Tous les autres savent se plaindre, gémir et souffrir de la faim, et nous savons combien leur est douloureux la privation d’aliments", écrit, en février 1942, un chef de service travaillant dans un hôpital d’Eure-et-Loir.
Au Vinatier, aucun des "poilus" internés depuis 14-18 ne survivra. Cinquante malades mentaux juifs, convoyés depuis l’Alsace fin 1940 et qui avaient échappé à l’Holocauste, mourront aussi de faim. Il y aura aussi d’importants détournements de nourriture par le personnel. La ferme de l’hôpital, désorganisée, sera incapable de fournir des denrées pour atténuer la famine.
S’il n’y a pas eu "extermination", comment qualifier ces morts ? La pénurie, organisée par l’occupant, serait-elle seule responsable ? Rationnée, toute la France a faim à l’époque. Etablir des "priorités" devenait-il inévitable ? "Ces victimes n’ont pas besoin d’un génocide pour être reconnues comme telles. Pourquoi faudrait-il que notre société place des victimes au-dessus d’autres ?", demande Isabelle Von Bueltzingsloewen au terme de ses recherches.
L’historienne met surtout en cause le délitement du lien social et familial, qui existait bien avant la guerre mais que le conflit va accentuer. Sous l’Occupation, les associations caritatives officielles visitent les prisons, mais pas les asiles. Le fil ténu avec les proches se rompt. Des médecins, qui essaieront de faire sortir des malades "calmes", afin qu’ils aient la vie sauve, se heurteront aux réticences des familles. Paradoxalement, durant la guerre, le nombre des entrées dans les asiles chute. Ce qui prouve, selon l’historienne, que dans la société de la France occupée commencent à se développer des mécanismes de tolérance à l’égard de la maladie mentale "qui ont permis à des patients d’éviter l’internement, et donc la mort".
Une fois prononcée la sentence de l’incurabilité, le malade n’a plus sa place dans la société. "Combattue depuis les années 1930 par des psychiatres progressistes, cette conception de l’hôpital psychiatrique, en ce qu’elle renvoie à une hiérarchie des individus fondée sur l’utilité sociale, relève d’un eugénisme diffus qui n’a d’ailleurs pas totalement épargné les psychiatres eux-mêmes et a contribué à la tragédie", affirme Mme von Bueltzingsloewen. Cette rupture du lien social touchera aussi une autre institution-ghetto, les hospices de vieux, qui, eux, ne seront pas bénéficiaires de la circulaire Bonnafous, et où l’on continuera à décéder en masse.
Vichy recèlerait-il quand même d’autres cadavres ? "Bien que les esprits d’alors soient imprégnés d’eugénisme, Vichy n’est pas un Etat eugéniste. La seule mesure que l’on peut qualifier de telle est le certificat prénuptial, qui subsiste aujourd’hui", rappelle l’historienne.
Alexis Carrel, le défenseur de l’eugénisme, rêvait d’installer la "biocratie" à la place de la démocratie. Il ne fut pas ministre de Pétain, mais une loi du 17 novembre 1941 lui permit de mettre sur pied la Fondation pour l’étude des problèmes humains. Une partie du milieu psychiatrique se montra sensible à ses théories. En 1938, il se trouve ainsi, au Vinatier, un chef de service pour stigmatiser "l’augmentation du nombre des tarés, des dégénérés, en un mot des déchets sociaux, qui contribuent à la dégénérescence de la race et deviennent une lourde charge pour la collectivité". A la même époque, une certaine opinion, marquée par la défaite, pense que la guerre contre l’Allemagne a été perdue à cause des "faibles", souligne Max Lafont.
Une certitude, pour Mme von Bueltzingsloewen : les réformes engagées à partir des années 1950 pour sortir l’institution psychiatrique de son ghetto trouvent leur origine dans ce drame, qui marqua des générations de psychiatres. Comme Max Lafont (dont l’ouvrage a reparu en 2001 aux éditions Le Bord de l’eau), l’homme par qui le "scandale" est arrivé, et qui répète aujourd’hui : "Bien sûr, le pouvoir de l’époque n’a pas donné l’ordre de liquider les malades... Mais comment rester serein en face de ces crimes, même s’ils ont été le fruit de la seule passivité ?"
Régis Guyotat
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