Entretien avec Jacques Rancière : Des années 1960 à aujourd’hui, prolétariat, perspectives politiques

jeudi 13 août 2009.
 

Entretien organisé par Le sabot, outil de liaison locale sur Rennes et ses environs, n° 4, mars 2009

Quels rapprochements et quelles différences peuvent être repérées au regard de ce qu’était la situation à la fin des années 1960 ?

Jacques Rancière : L’idée de liaison entre étudiants, ouvriers et quelquefois paysans a joué un grand rôle en 1968, notamment dans des expériences comme celles de la « commune de Nantes », mais la perspective des groupes militants constitués était généralement plus utilitaire. A la Gauche Prolétarienne l’établissement de militants en usine ou le travail militant dans des lieux de vie comme les cafés ouvriers visaient d’abord à une présence dans le milieu ouvrier, c’est-à-dire à la fois à une légitimité, à une connaissance du milieu et à une capacité à en dégager le potentiel de lutte, en termes de situations et d’activistes. Mais la préoccupation de créer du lien ou de construire des lieux de vie comme moyen spécifique de constituer une force n’était pas prioritaire. La force était présupposée donnée. On partait de l’existence d’une tradition de lutte ouvrière, en cherchant à s’appuyer sur les éléments les plus radicaux de la classe ouvrière : syndicalistes durs ou ex-syndicalistes en rupture avec la CGT, ouvriers immigrés radicalisés. Il s’agissait de participer aux socialités existantes plutôt que de créer des socialités nouvelles. Il y avait à la fois récusation de la représentation de la classe ouvrière sous la forme traditionnelle du parti et adhésion à l’idée de la classe ouvrière comme élément dirigeant. L’idée de liaison aujourd’hui présuppose l’éclatement de cette configuration sociale de la politique. .

J : Le sabot appuie sa démarche sur le constat d’une dissolution de la classe ouvrière comme sujet politique. Il y a une dizaine d’années, quelques-uns exaltaient la redécouverte des « formes-de-vie » irréductibles contre la « classe-moyennisation » généralisée. Il s’agissait de s’arracher à des formes de vie appauvries pour instituer des collectivités nouvelles. Mais il s’est avéré que les collectivités ainsi constituées, disons les collectivités de défection, ne pouvaient en tant que telles coïncider avec des forces politiques. Et c’est cette non-coïncidence qui a fait ressurgir la nécessité de la liaison ou du tissage politique.

Les formes de militantisme radical sont engendrées par des évènements qui créent leur propre temporalité. En mai 68, la communauté militante a été créée par l’événement lui-même. D’où une ligne de partage qui a séparé d’un côté les dirigeants du PCF, de l’autre des gens qui n’étaient pas en rapport avec cette tradition, mais d’où aussi l’assurance de se trouver devant une sorte de potentiel révolutionnaire « classique », c’est-à-dire la conjonction entre une explosion démocratique et une force prolétarienne historique ancrée dans les développements du capitalisme. Ou si vous voulez, la conjonction entre une explosion démocratique et le schème révolutionnaire d’une force sociale portée par l’histoire. Ainsi l’évènement et le temps long de l’histoire semblaient coïncider. Les défaites des mouvements ouvriers et révolutionnaires dans les années 1980 ont fait voler en éclats cette configuration. Mais le présupposé sociologique s’est retrouvé dans l’idée de la « classe-moyennisation » générale avec sa double version : à gauche, l’exaltation des formes de vie libérées et, à droite, la dénonciation de l’individualisme démocratique destructeur du lien social. Aujourd’hui la violence nue de la domination de classe et la nécessité de repenser la lutte de classes comme politique ou la politique comme lutte de classes réapparaissent. Et ce qui réapparaît, c’est ce que cette lutte ne se confond avec aucune nécessité historique.

B : Le concept de prolétariat semble renvoyer à la fois à deux choses différentes : d’une part à une appartenance communautaire, à une communauté de gestes ou de forme de vie. D’autre part, à l’opposé, à « n’importe qui » dans la mesure où le prolétaire est celui qui veut l’abolition des classes en tant que telles.

Il y a deux choses, me semble-t-il. D’un côté, il y a la tension entre une définition du prolétariat comme groupe sociologique constitué et la vision du prolétariat comme la non-classe , la communauté des n’importe qui, constituée dans un processus politique de lutte. La confusion entre les deux a produit successivement la figure marxiste classique du parti de la classe ouvrière, ensuite, son autre face, la figure post-marxiste et néo-nietzschéenne du triomphe universel du discours d’une petite bourgeoisie narcissique où n’existent que des individus isolés. A partir de là on tombe sur une autre tension : d’un côté il faut recréer des communautés visibles, des communautés exemplaires de vie ; de l’autre il faut devenir invisibles pour porter des coups à cet ordre global. Les analyses qui veulent éviter le dilemme en fusionnant les deux figures sociologiques en une même classe des travailleurs immatériels sont elles-mêmes obligées d’oublier que le travail « matériel » continue d’exister partout. Il me semble qu’il faut plutôt parler d’un processus matériel éclaté que d’un devenir immatériel du travail.

Dans la problématique qui est la vôtre, où la visée est de « créer du lien », il s’agit de réaffirmer le communisme en articulant la création de lieux communautaires avec la multiplicité des lieux de travail. Et il s’agit de donner figure aux capacités investies dans ces processus de travail et de lutte. Dès lors il ne peut y avoir de séparation entre la constitution d’îlots communautaires et la visée de faire lien. Les lieux de rencontre sont des lieux de vie en même temps que des espaces de liaison. On peut alors supprimer la tension entre la communauté communiste modèle et le groupe de lutte clandestin contre l’ennemi capitaliste .

J : Mais cette tension elle-même s’inscrit dans un contexte nouveau. On peut parler d’une sorte de démocratisme managérial, y compris dans les espaces ouvriers traditionnels. Quelque chose comme un « devenir souriant du capitalisme ». Dans le discours managérial, on ne cesse de solliciter le « chacun peut », « chacun est capable de » ... B : D’autant plus en ces temps de réhabilitation du Keynésianisme, qui est historiquement le lieu d’une victoire du capitalisme par le biais de l’intégration de la classe ouvrière...

Il y a une tension entre deux interprétations du « chacun peut » : on peut l’entendre comme « chacun peut se faire sa place en poussant les autres », ou bien comme « chacun est détenteur de la capacité de tous ». Il s’agit de porter la division à l’intérieur même du « chacun peut ». Les formules d’intégration et les formules de lutte ont toujours fonctionné en même temps. Et on n’est pas obligé d’identifier le discours des séminaires de managers avec la nouvelle organisation du travail. Quant au keynésianisme, il me semble qu’il faut sortir de la vision unilatérale des années 30 comme d’un simple moment d’intégration de la classe ouvrière, vision plus ou moins appuyée sur une vision également unilatérale de l’ordre biopolitique selon Foucault. Le keynésianisme, le Welfare State sont aussi le produit d’un déplacement et d’une intensification sous d’autres formes de la lutte des classes. On fait toujours comme si la Sécurité sociale, les lois sociales, les formes de gestion paritaire, etc. étaient des cadeaux faits par le Capital pour intégrer la classe ouvrière. Mais ce sont aussi des formes qui résultent du conflit et en engendrent d’autres. Il faut sortir des grilles totalisantes qui affirmaient hier le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière ou affirment aujourd’hui qu’elle a entièrement disparu. Il faut en particulier sortir de l’idée que le sujet politique « prolétariat » doit être compris à partir du développement des forces productives - ou des forces « biopolitiques », ce qui revient au même.

L : La GP semblait vouloir maintenir une proximité avec les luttes ouvrières. Aujourd’hui la violence qui cherche à frapper l’ennemi est exposée au risque d’isolement...

Les actions menées ne l’étaient pas comme applications locales d’un objectif central mais comme prolongements de luttes déterminées. C’est ce qui fait la différence avec les récents sabotages du réseau SNCF : ceux-ci ne sont pas attachés à une lutte, ce sont des actions visant à bloquer la machine en général. Le problème de la GP n’a jamais été de bloquer la machine mais d’intensifier les potentiels de lutte - et pour certains, les actes radicaux pouvaient opérer cette intensification. Ils pouvaient susciter une sorte de sympathie diffuse. Mais ces actions étaient alors reliées à quelque chose qui existait déjà, à des foyers de lutte. Ce n’était pas des applications en un lieu quelconque d’une analyse globale. On pouvait les revendiquer, et trouver un espace démocratique pour les diffuser.

B : Il y a un héritage de l’autonomie dans l’idée que les actions ne doivent pas être revendiquées. La revendication risque d’hypostasier un geste qui n’a de sens qu’à être repris par tous. J : Dans cette histoire, le problème c’est surtout l’usage qui est fait du signifiant « terrorisme ».

Revendication dans ce cas ne veut pas dire appropriation. Cela veut dire diffusion d’une pratique radicale dans un espace démocratique. Toute la question est celle de l’admissibilité de certaines pratiques illégales. Les luttes politiques et sociales ont toujours supposé un espace de jeu entre légalité et légitimité. C’est cet espace de jeu que bloque le concept de terrorisme. Il faut voir sa nouveauté. Autour de 68, on incriminait les « casseurs » auprès de l’opinion en dépolitisant ainsi leurs actions et, d’un autre côté, on utilisait contre les militants une législation interdisant la reconstitution des ligues dissoutes qui avait été établie par la gauche en 1936 contre les ligues d’extrême-droite. Mais on ne parlait pas alors de « terrorisme ». Ce qui s’opère avant tout aujourd’hui, c’est une criminalisation des illégalismes, qui était impensable dans ces années-là. L’occupation de locaux ou la séquestration des cadres étaient à l’époque considérés comme éléments du rapport de force, et le sabotage était poursuivi comme action criminelle ordinaire.

B : La question est de savoir ce qui peut faire rupture, aujourd’hui que les actions de sabotage deviennent des actes de « terrorisme ». Les écrits ne font pas rupture à eux seuls. Il faut à la fois la construction de discours radicaux et des actions de rupture, comme les actes de sabotage justement.

Il vaut mieux éviter de fétichiser les gestes de rupture comme gestes spectaculaires et exceptionnels. Et il faut se dire qu’ils n’ont pas nécessairement la forme du sabotage, de la séquestration, etc. Je pense à RESF, à ceux qui empêchent les avions de décoller avec à leur bord un sans-papier expulsé du territoire... Il importe de penser que la rupture est toujours locale, et qu’elle a lieu dès lors que la structure d’autorité, ou la structure d’exploitation sont remises en cause. Ceci dit, il est vrai qu’il n’y a pas de politique en dehors de la conflictualité et des illégalismes.

J : Il y a peut-être quelque chose qui unifie ces pratiques de lutte et ces illégalismes, quelque chose comme l’horizon d’un blocage de l’économie...

Mais alors, il faut savoir ce que l’on veut dire par là. « Bloquer l’économie », est-ce un acte symbolique ou un acte réel ? Un acte qui bloque les voies ferrées pour quelques heures ne bloque pas « l’économie ». Matériellement le piratage somalien ou les spéculations aventureuses des traders lui portent des coups supérieurs. Le problème se pose en termes d’efficacité symbolique. Ce type d’action aujourd’hui tient pour acquis un certain renversement de la logique militante. Il suppose que le niveau des lutte de masse n’est pas suffisant pour entraîner, comme auparavant, des pratiques illégales (sabotage ou autres) par sa dynamique et qu’il faut donc renverser les choses : provoquer par des actions isolées un appel au renouveau de l’action de masse. Cette logique qui veut fonder la radicalisation sur la présupposition de l’affaiblissement des potentiels de lutte ne me paraît pas tenable.

B : Mais on doit sortir de l’alternative : soit le schème totalisant de la politique marxiste, soit la politique des minorités ; soit la totalité, soit les multiplicités émergentes, irréductibles, intotalisables. J : Bloquer l’économie, ce serait bloquer la politique du capital. Si l’on cherche à tracer la ligne de partage avec l’ennemi, cela a bien un sens.

Peut-on penser la ligne de partage politique à partir de la désignation de l’ennemi ? Il y a ici deux possibilités : soit on part d’une puissance contre laquelle on se bat, soit on se bat au nom d’une puissance commune, d’une capacité commune. Si la politique consiste à frapper l’ennemi, il s’agit d’une conception militariste de l’ennemi. Faire quelque chose contre ne fait pas un communisme positif. C’est à mon avis le problème de ces actes qui disent « on fait ça pour vous réveiller, bande de crétins ».Pourquoi vouloir faire un communisme avec ceux qu’on a constitués comme des crétins ?

B : Du moins ici n’est pas éludée la dimension de l’acte, qui l’est partout ailleurs dans ce qui se donne pour « politique »

Mais c’est au pris d’une fétichisation de l’« l’acte » qui le sépare de ce qui l’inscrit dans la dynamique d’une action et d’une pensée collectives pour en faire un acte exemplaire , un geste qui vise à réveiller les passifs , ce qui les constitue ipso facto comme passifs.

L : Le genre d’actes dont nous parlons vise à frapper des cibles précises, à couper des flux. Ils ne s’interprètent pas forcément comme des gestes pour « réveiller les crétins ». Il s’agit plutôt de partir de la colère attachée à l’endroit où les luttes se sont arrêtées. N’y avait-il pas chez les maoïstes la volonté de déterminer un passage à l’acte, par le biais d’une identification au peuple souffrant ?

Cette volonté ne se confondait pas avec celle de réveiller les endormis, ni avec une identification au peuple souffrant : il s’agissait seulement de passer à une phase supérieure. Servir le peuple, ce n’était pas servir le peuple souffrant. « Servir le peuple » n’était pas un mot d’ordre caritatif, contrairement à ce que racontaient les trotskistes à propos des maos, c’était servir les luttes populaires, en dégager les ferments, en prolonger la résonance.

L : Le problème est toujours de créer une consistance politique, de constituer un groupe en vue de l’action. De ce point de vue, je voulais revenir à la lutte de LIP : qu’a-t-elle déterminé exactement ? Le groupe ou l’organisation militante se sont-ils vus à partir de ce moment en auxiliaires des luttes ouvrières ? Que devenait alors le thème de l’avant-garde ?

La GP avait beaucoup de défauts, mais pas celui d’être une avant-garde. Elle n’était pas davantage un simple soutien. Elle se pensait comme ferment au sein des masses, créant les conditions d’émergence d’une vraie « direction ouvrière ». Il y avait l’idée d’être un intermédiaire pour que se constitue un vrai mouvement ouvrier. LIP a coïncidé avec l’effondrement de la GP, mais il se trouve que c’était l’exemple rêvé du groupe ouvrier qui construit une lutte. Les gens de LIP ont été capables de lier les formes de la lutte, la capacité de s’organiser en collectif de production et même de faire circuler une intelligence collective.

Pourquoi la radicalité maoïste s’est-elle alors interrompue ? Plusieurs événements ont eu lieu (LIP, mais aussi la révolution des œillets au Portugal) qui ont laissé penser qu’un relais était pris, que l’impulsion était reprise ailleurs. D’une certaine façon, LIP a permis une fin pacifique à la GP. En France, le gauchisme a persisté sous la forme d’un mouvement démocratique diffus, avant d’être définitivement liquidé par les socialistes. À la fin des années 70, les socialistes avaient un programme hyper-marxiste, un discours de classe. Ce qui a suivi n’aura été qu’une gigantesque imposture historique : le PS il a pris toute la place en récupérant l’électorat du PC et les énergies intellectuelles et militantes du gauchisme. C’est différent de ce qui s’est passé en Allemagne et en Italie.

T : Il y a une différence entre l’Allemagne et l’Italie, où l’on peut parler d’un mouvement de masse, réunissant des centaines de milliers d’ouvriers et d’étudiants. Il n’y avait pas de séparation entre ces composantes comme ce fut le cas en Allemagne et en France. Il y a une question que je veux poser à cet égard : à Bologne en 1977, ou lors de la grandes manifestation de Rome [date ?], le rejet du schème de la « prise du pouvoir » n’a-t-il pas fait perdre quelque chose ? Oreste Scalzone racontait qu’un journaliste lui avait demandé bien des années plus tard : « vous aviez préparé quelque chose ce jour-là ? » ; il a été embarrassé et a fini par répondre : « non, on n’y avait pas pensé ».

Dans la GP, nous n’avions pas non plus pour perspective la prise de pouvoir. D’une façon générale, les révolutions sont faites par des gens qui ne veulent pas prendre le pouvoir : voyez 1830, 1848... Les barricades ne sont pas faites pour prendre « le pouvoir » mais pour opposer une affirmation matérielle du peuple à la confiscation étatique du pouvoir commun.

Le problème, c’est que, d’un côté, on était dans un schème marxiste de pouvoir ouvrier et que , de l’autre, l’idée de refaire 1917 ne tentait plus grand monde. Mai 68 a d’abord été une grève générale en un sens élargi, un arrêt des formes de travail, d’autorité et de légitimité de la domination. Il y a eu certainement un manque d’imagination quant au moyen de constituer une puissance collective populaire d’un type nouveau. Par ailleurs, les mouvements gauchiste en général et maoïste en particulier sont restés en France très minoritaires. Cela n’a rien à voir avec l’histoire de l’autonomie italienne.

T : L’autonomie n’a pas pris au sérieux l’idée que quelque chose pouvait se substituer à l’organisation policière de la société. Dans le livre du Comité Invisible actuellement incriminé dans l’affaire des sabotages de la SNCF, on observe également un rejet de la perspective d’une prise du pouvoir. Dans la perspective du livre, ce sont les « communes » qui effectuent la déposition du pouvoir ; il ne faut pas qu’il y ait de gouvernement, il faut « se rendre ingouvernables », etc. Or une question importante est justement celle du gouvernement révolutionnaire.

Il faut distinguer ce qui relève des problèmes d’organisation au sein du groupe et la question de la prise de pouvoir. C’est dans le cas de l’organisation léniniste que les deux se confondent...

L : La question du gouvernement révolutionnaire peut néanmoins se poser dans une situation où le pouvoir d’État vacille. Il s’agit de savoir comment penser, et quoi faire de ce moment de vulnérabilité du pouvoir. J : La vraie question est celle de la persistance. Nous nous trouvons avant tout confrontés à la dispersion dans laquelle chacun se définit par un emploi du temps à la fois éclaté et saturé. Par exemple : des actions avec RESF, des réunions pour faire vivre un collectif informel, des temps de mobilisation ponctuelle, etc. Il me semble nécessaire de sortir de cet emploi du temps, et d’assumer une certaine irréversibilité dans l’enchaînement des actes. La question n’est pas tant celle de la prise de pouvoir, qui est un mot d’ordre trotskiste que semble vouloir réhabiliter actuellement Daniel Bensaïd, que celle du pouvoir de prendre le pouvoir.

Toutes les variantes du trotskisme persisteront jusqu’à la fin du monde. Tout être tend à persévérer dans son être. Mais il est vrai que la question est de savoir ce qui peut unir les luttes qui arrivent les unes après les autres (sans logis, sans-papiers, hôpitaux, fermetures d’usine...). Qu’est-ce qui peut faire que ces énergies se transforment en une capacité collective ? Si l’on répond « il faut un parti », on sort une espèce de gadget : on dit en somme : pour unifier il faut une instance unificatrice. Mais on sait aussi que ce n’est pas la « convergence des luttes » , les rencontres entre une myriade de mini-organisations qui opère cette transformation. Il s’agit de savoir comment dégager un nom commun, qui soit susceptible de nommer ce qui est commun comme dynamique d’action et comme espérance d’avenir.

Quant à l’argument de la dispersion, il est réversible. Il y a un bonheur militant de l’ouverture du monde, on pourrait même parler d’un bonheur militant de l’irrésolution. On peut parler d’un comportement attentiste au sens fort : on est dans un présent qui se suffit à lui-même. C’est ce que montre bien l’exemple de l’autonomie ouvrière, et ce n’est que rétrospectivement que l’on peut dire « on aurait pu faire quelque chose... ». Si les gens s’engagent dans la politique, s’ils y consacrent leurs énergies vitales, c’est pour se faire une vie plus intense, avec davantage de communauté, et ce au présent. C’est ce que je cherchais à montrer dans la Nuit des prolétaires : le futur communiste a toujours été un présent. Il n’y a pas de communisme en dehors de la mise en commun des capacités engagées dans des points de résistance.

L : Je voudrais aborder un autre point. Il me semble intéressant d’aller à l’encontre de l’idée d’une extinction de la classe ouvrière. Que celle-ci soit dispersée, démantelée, c’est sans doute vrai. Mais la question est de savoir si l’on ne peut envisager une unification politique par le biais de la figure ouvrière.

Il faut distinguer deux choses. Il y a le niveau de la description du contemporain, de la réalité des procédés d’exploitation : là on peut dire que la disparition d’une certaine idée du prolétariat n’empêche pas la conflictualité ouvrière. En ce sens, il faut bien réaffirmer la composante ouvrière dans la constitution d’une force démocratique. Je ne suis pas sûr en revanche que « figure ouvrière » puisse dire le nom commun que nous cherchons. « L’ouvrier » peut-il être le nom de la figure des sans-part ? Et si non, que peut-on lui substituer ? Il faut trouver des noms capables de re-diviser la distribution des identités. Récemment, les gens de RESF ont rédigé un « manifeste des innombrables ». C’est un joli mot, mais il ne suffit pas lui non plus à opérer le type d’unification que nous cherchons. Il faut penser une figure subjective qui puisse avoir à la fois la consistance de l’ouvrier et l’inconsistance de l’innombrable.

L : Il a fallu faire le deuil de l’idée que l’on pourrait œuvrer à la prise de conscience, que l’on aurait à apporter la vérité aux masses. Il faut aussi faire le deuil d’une confiance en la simple capacité de propagation des idées et des actes. Le problème est donc celui d’une redéfinition de la transmission dans l’ordre de la politique. Alors la question pourrait être : qu’est-ce qui pourrait politiquement être l’équivalent de la rencontre entre Jacotot et ses élèves ?

Il faut parvenir à mettre ensemble une double exigence : d’une part pouvoir donner confiance à la mise en commun de ces capacités dispersées, ce qui correspond à ce que vous appelez un travail de « liaison ». D’autre part créer une forme de rupture symbolique forte. C’est-à-dire créer une forme de rassemblement où tous ceux qui mettent en œuvre une capacité propre puissent avoir confiance en l’extension de cette capacité. Il faut pour cela créer des modes d’information et d’archivage , des formes de circulation et de discussion des idées, des lieux de vie, des modes d’affirmation et des formes d’action qui fassent clairement alternative à ce qu’on appelle ailleurs la vie politique avec ses organismes, ses media, ses partis, ses manière de construire les problèmes et leurs solutions . Il s’agit de construire les lieux d’une problématisation autre du politique, des lieux vraiment autonomes qui témoignent d’une singularité forte , avec des thèses claires sur ce qu’on entend par politique, sur ce qu’on peut vouloir et que l’on pense pouvoir. Il n’y a pas besoin pour cela de l’arrogance du Comité invisible. L’ultra gauche aujourd’hui tient souvent un discours de pédagogue abrutisseur au sens jacotiste du terme en se présentant comme la dernière lueur d’intelligence critique brillant au sein d’un monde de crétins aliénés.

B : La perspective de bloquer ou d’attaquer l’économie, développée entre autres par le Comité Invisible, ne constitue-t-elle pas justement une rupture symbolique forte, un discours de rupture ?

Encore une fois : la rupture symbolique doit se faire au nom de l’égalité, et pas au nom de l’attaque de l’économie. C’est-à-dire qu’elle doit s’opérer au nom d’une affirmation (l’égalité) et pas au nom de l’ennemi (l’économie).

J : Il y a une véritable toxicité des discours sur l’économie. On joue par exemple sur l’opposition entre économie financière et économie réelle, mais c’est une fausse division. Et ceux qui sont à même de ne pas entretenir cette fausse division restent dans des horizons étroits. Je pense à l’entretien entre Moulier-Boutang et Frédéric Lordon dans la RILI : il s’agit encore de savoir comment en finir avec les crises financières. Il y a consensus sur le fait qu’il faut absolument éviter l’effondrement de l’économie « réelle » parce que ce serait le désastre, le chaos, l’impensable. Or ce qui se passe aujourd’hui, c’est essentiellement cela : on peut penser en dehors de l’évidence que l’économie est ce qui fait monde. On peut penser en dehors de l’économie, en se plaçant au lieu même de « l’impensable ».

Il s’agit de savoir ce qu’est exactement ce lieu de l’impensable, ce « hors de l’économie ». Le débat sur économie financière et économie réelle est certainement insuffisant, mais il témoigne du fait qu’une certaine figure de l’économie, celle qui s’identifiait au tout de l’évolution des sociétés est justement en déroute. Le gain de la crise financière, c’est justement de nous libérer de l’ »économie » comme réalité univoque et loi inéluctable. La pensée de l’économie comme mode du gouvernement du monde qui s’impose par lui-même se trouve ébranlé. Cela veut dire aussi que la déresponsabilisation des Etats au nom de la nécessité économique est ébranlée, qu’il redevient clair que ce sont eux qui font cette nécessité. Le pouvoir oligarchique s’exerce entre autres comme nécessité économique et il n’y a pas de raison d’isoler l’économie comme une puissance autonome. Mais bien sûr cette obsession sur un nom recouvre autre chose : quelle autre organisation des formes de la production, de la consommation et de l’échange pouvons-nous aujourd’hui considérer comme possible et désirable ?

Paris, Le sabot


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