Assurance-maladie : la cruelle leçon américaine (par Philippe Pignarre)

mercredi 31 août 2005.
 

Les américains ont débattu tout au long de l’année 2003 de leur modèle d’assurance-maladie, à l’occasion de la mise en place d’un système de remboursement des médicaments pour les personnes âgées ayant de faibles revenus et ne disposant pas d’une assurance privée. Jusqu’à présent, leurs dépenses de santé à l’hôpital étaient prises en charge par les pouvoirs publics dans le cadre du programme Medicare, mais, hors de l’hôpital, les médicaments restaient à la charge totale des patients. Ce débat pourrait être très instructif pour le public français.

Les systèmes d’assurance-maladie américain et français se situent aux extrémités d’un spectre qui va du plus individualiste au plus collectif. Toutes les réformes imaginées aujourd’hui en France pour résoudre nos difficultés tendent à nous rapprocher du système américain. Autant donc connaître ses effets. Pour le faire sans être accusé de parti pris antiaméricain, le mieux était de laisser la parole aux observateurs américains eux-mêmes.

Aux Etats-Unis, les grands laboratoires pharmaceutiques fixent librement le prix public de leurs médicaments. Désormais, à chaque fois que le gouvernement américain négocie un accord commercial, il tente d’inclure une clause étendant ce système et retirant tout pouvoir de négociation aux Etats nationaux sur les prix des médicaments. L’Australie est aujourd’hui la première cible.

Effrayé par les conséquences électorales, son gouvernement a jusqu’à présent résisté. Mais ce n’est que partie remise. Mais comment limiter alors la toute-puissance de l’industrie pharmaceutique ? Si les laboratoires fixent librement leurs prix, on risque en effet d’assister rapidement à un doublement, voire à un triplement du prix des principaux médicaments. Pourquoi se gêner s’il n’y a aucune limite ? Ce serait le moyen pour les industriels de maintenir les profits très élevés qu’ils ont jusqu’à présent garantis à leurs actionnaires alors que le rythme de l’innovation s’est sérieusement ralenti. Cela ferait rapidement exploser les systèmes de remboursement. La liberté des prix n’est possible que s’il n’existe pas une Sécurité sociale nationale sur les modèles européens, australien ou canadien, qui ne peut fonctionner que si les dépenses sont contrôlées et donc les prix fixés par les pouvoirs publics.

Mais par quoi remplacer la Sécurité sociale, car personne ne veut par ailleurs d’un système sans assurance qui entraînerait - en plus de désordres politiques - une baisse considérable de la consommation et la ruine des industriels ? L’idée est de faire gérer la Sécurité sociale par des assurances privées en concurrence. Elles ont la possibilité, chacune pour son propre compte, de négocier les prix avec les industriels. Les compagnies d’assurances privées négocient des rabais sur les prix publics (libres) avec chaque laboratoire. Comment y arrivent-elles ? Les assurances ont un moyen de pression : elles établissent des "formulaires" où sont inscrits les médicaments qu’elles prennent en charge (les autres ne sont pas remboursés, sauf après une longue procédure à l’issue de laquelle une autorisation provisoire peut être accordée dans un cas précis).

De quelle ampleur sont les rabais ainsi obtenus ? C’est un secret, mais on estime qu’ils varient entre 20 % et 50 %. Dans la même logique, elles sont amenées à créer des réseaux de médecins et d’hôpitaux que leurs adhérents doivent obligatoirement consulter pour être remboursés. Elles dictent aux médecins jusqu’à la durée de la consultation. Dans les projets de réforme français, on appelle cela le "panier de soins". C’est donc seulement en limitant la liste des médicaments accessibles et, plus généralement, des soins accessibles que les Américains arrivent à contrôler leurs prix. Pour libérer les prix des médicaments, il faut amener les Etats à démanteler leur système de couverture sociale nationale. Ou, inversement, en démantelant la Sécurité sociale, on rend possible une future libération des prix des médicaments.

Ce système a un effet d’exclusion immédiat : le contrôle partiel des prix ne concerne plus que les personnes assurées. Celles qui n’ont pas d’assurance - souvent les plus pauvres, travaillant dans de petites entreprises où il n’y a pas de couverture sociale - paient les médicaments à leur prix public, le plus élevé.

C’est ici qu’éclate toute la différence entre un système fondé sur la solidarité, qui doit profiter aux plus pauvres, et un système d’assurance qui limite les risques en fonction des investissements que chaque individu peut faire. C’est la différence entre l’Etat-providence, le Welfare State, et ce que certains théoriciens américains appellent désormais l’Enabling State, l’Etat "qui rend capable l’individu".

C’est une véritable révolution sociale qui nous est proposée avec l’Enabling State. L’Etat abandonne toutes ses fonctions de protection sociale : retraites, chômage, assurance-maladie, et les remet entre les mains de sociétés privées. Toute spécificité est retirée aux sociétés organisées sous forme mutualisée, à l’origine de toutes les formes socialisées de redistribution. Les mutuelles sont mises dans l’obligation légale de fonctionner sur le modèle des assurances privées. L’Etat n’intervient plus qu’en dispensant des réductions d’impôt, forcément inégalitaires. C’est la voie prise en France avec la réforme des retraites : les "complémentaires", que chacun est désormais appelé à souscrire, donneront droit à une réduction de l’impôt sur le revenu. Tant pis pour les plus pauvres, qui n’en paient pas ou peu : l’Etat ne pourra pas les aider à se constituer une rente ! Le choix politique, pour les Américains, est : avoir accès à tous les médicaments, mais à des prix très élevés, ou limiter les prix, mais n’avoir alors accès qu’à un nombre limité d’entre eux.

C’est le type même d’alternative dans laquelle le libéralisme aime enfermer les populations et des gouvernements faussement naïfs. Toute autre solution semble alors hors de portée. Le piège se referme. On crée le sentiment qu’il n’y a aucune manière rationnelle de sortir d’une alternative infernale. Plus les compagnies d’assurances sont puissantes et représentent un nombre élevé d’assurés, plus elles sont en bonne position pour obtenir de gros rabais. Qui profite de ces rabais ? Aucun contrôle n’est possible, car leur montant n’est pas rendu public et, désormais, les grosses entreprises qui paient la couverture maladie de leurs salariés - comme Ford - se plaignent de plus en plus du "détournement" de cet argent au profit unique des compagnies d’assurances.

Les malheureux assurés se trouvent donc face non plus seulement aux géants de l’industrie pharmaceutique, mais aussi aux géants de l’assurance, quand ce n’est pas à leur employeur, de plus en plus réticent à payer les primes d’assurances.

Trois contre un ! Comment croire que la concurrence se fera alors à leur profit plutôt qu’à celui des assurances ou des laboratoires ? Si ce sont les entreprises dont ils sont les salariés qui paient une partie de leur couverture maladie, alors cette part tend à diminuer au fil du temps. Une grosse entreprise comme Wal Mart n’assurait plus en 2003 que la moitié de son million de salariés. Les assurés ont donc toutes les chances d’être les dindons de la farce. Il n’est pas étonnant que les Américains voient leurs dépenses de santé s’envoler d’année en année et représenter désormais 14 % de leur produit intérieur brut (contre un peu plus de 9 % en France), pour un service global rendu moins bon que dans la plupart des pays européens, comme en témoignent les statistiques de l’OCDE. Le surcoût de la prise en charge de l’assurance-maladie par des assurances privées pourrait approcher les 50 % ! Dans sa concurrence avec les assurances pour le partage du gâteau sur le dos des patients, l’industrie pharmaceutique se bat sur plusieurs terrains. Elle a d’abord obtenu aux Etats-Unis - ce qui reste interdit en Europe - le droit de faire de la publicité dans les journaux et à la télévision pour ses médicaments vendus seulement sur ordonnance.

Cela permet d’augmenter la pression des patients sur les médecins et les compagnies d’assurances pour les obliger à délivrer certains médicaments qui n’étaient pas retenus dans les formulaires. Il lui faut aussi empêcher toute constitution d’un contre-pouvoir fort capable de l’obliger à baisser ses prix. C’est un des objectifs de la réforme qui a été adoptée par les parlementaires américains : Medicare se voit interdire toute négociation sur les prix.

D’autre part, pour bénéficier (à partir de 2006) de la prise en charge très partielle du coût de leurs médicaments, les personnes âgées seront fortement incitées à adhérer à une assurance privée qui sera subventionnée par l’Etat et à laquelle sera déléguée la gestion de Medicare. Jusqu’à présent, Medicare gérait entièrement ses affaires sans que le privé s’en mêle. Un des principes de la réforme est de balkaniser ce qui est encore national dans Medicare. On pourrait donc penser que les assurés de Medicare qui choisiront un intermédiaire privé entreraient dans le système des formulaires limitatifs, seul moyen pour faire baisser les prix. Mais, là encore, sous la pression de l’industrie pharmaceutique, la nouvelle loi interdit dans ce cas l’établissement de telles listes ! Les assurances privées ne pourront donc obtenir des rabais sur les prix, comme elles le font pour leurs autres adhérents. Les laboratoires pharmaceutiques ont remporté un point contre les assurances, mais les patients sont de toute manière toujours les perdants.

Le système risque donc de devenir totalement ingérable. Comme le budget de l’Etat consacré à ce programme ne pourra pas dépasser 400 milliards de dollars sur 10 ans (2006-2016), la seule solution restera d’augmenter la part payée par les patients, leur cotisation mensuelle, ou à changer le seuil des dépenses à partir duquel les médicaments sont remboursés (la commission du budget du Congrès a déjà calculé que les franchises seraient relevées de 10 % dès 2007).

On a cru que la réforme visait à aider les personnes âgées aux faibles ressources. Elle ne servira en fait qu’à distribuer généreusement 40 milliards de dollars par an à l’industrie pharmaceutique en premier lieu et aux assurances privées ensuite. D’après les calculs les plus optimistes faits par la presse américaine, cela reviendra globalement à rembourser les médicaments à un taux de 33 %, même si les conditions offertes pourront être différentes selon les compagnies privées qui seront choisies pour gérer le système d’un Etat à l’autre et d’une année sur l’autre. Est-ce la voie dans laquelle la France doit s’engager ?

Philippe Pignarre est directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond (Seuil), ancien cadre de l’industrie pharmaceutique.


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