Retour sur le Cambodge des Khmers rouges : le « polpotisme », ses « sources », sa réalité et les questions qu’il nous pose (par Pierre ROUSSET)

samedi 3 octobre 2020.
 

Je souhaite discuter ici les analyses de Raoul Marc Jennar [1] et de Jean-Paul Salles [2]. Ils ne traitent pas du même sujet. Le premier s’attache aux « sources du polpotisme » et cherche à expliquer ce que ce mouvement est devenu. Le second consacre deux pages de son étude sur la Ligue communiste révolutionnaire (j’en étais membre) à la façon dont la LCR a abordé en 1975-1981 la question des Khmers rouges.

S’ils traitent donc de questions différentes, Jennar et Salles me semblent cependant échouer sur les mêmes écueils : abstraction et anachronisme, ce qui leur interdit de poser clairement le problème auquel nous avons été confrontés : la spécificité du polpotisme. C’est pour cela que je discute leurs démarches dans un même article.

Étant très engagé dans la solidarité Indochine dans les années 1970, ce questionnement (qui sont les Khmers rouges ?) s’est évidemment posé pour moi avec force, après leur conquête du pouvoir en 1975 (avant, on ne savait presque rien d’eux). J’ai surtout travaillé cette question en 1975-1996. À l’époque déjà, j’ai trop négligé certains auteurs et depuis je n’ai pas suivi ce qui a été publié. J’espère pouvoir me remettre à jour.

C’est donc sur la base d’un travail un peu ancien que j’écris aujourd’hui. Je ne prétends pas conclure sur un sujet particulièrement complexe. Il ne s’agit pas pour moi de clore un débat, mais de le rouvrir. Cependant, je pense que l’on ne peut pas sérieusement tracer un lien de filiation entre « bolchevisme » et « polpotisme » ou penser qu’en avril 1975, il suffisait de vouloir voir pour savoir qui étaient les Khmers rouges.

Raul Marc Jennar a déposé le lundi 14 septembre 2009 devant la juridiction spéciale née d’un accord entre l’ONU et le gouvernement du Cambodge pour juger les dirigeants Khmers rouges. Il a publié cette déposition sous l’intitulé « Aux sources du polpotisme ». Il note que le « totalitarisme de droite a été jugé à Nuremberg et à Tokyo » mais que c’est la première (et probablement l’unique) fois que cela va être le cas du « totalitarisme invoquant des valeurs de gauche ». Il prend soin de souligner qu’il n’est « pas de ceux qui confondent les idéologies et les renvoient dos à dos. Les racines du communisme n’ont rien de commun avec celles du fascisme ou du militarisme », mais n’en définit pas moins le « polpotisme » comme une « variante cambodgienne de l’idéologie communiste ».

En s’attachant aux « sources » de ce « polpotisme », Raoul Marc Jennar cherche à comprendre comment il a pu conduire « à une barbarie qui justifie les qualifications de crimes contre l’humanité ». Cette interrogation a été la nôtre dès que la réalité des Khmers rouges – et en particulier de la fraction dirigée par Pol Pot – est progressivement apparue au grand jour, dans la période qui suivit la conquête du pouvoir d’avril 1975. Je crains cependant que le cadre « conceptuel » utilisé par Raoul n’occulte la question plus qu’elle ne l’éclaire. Le polpotisme était-il vraiment porteur d’une « idéologie communiste », même très éloignée du marxisme des origines ? A-t-il vraiment mis en œuvre une politique « collectiviste » et « autarcique » ? Le « bolchevisme » est-il vraiment l’une de ses principales « sources idéologiques » ? Je pense qu’il est nécessaire de questionner tous ces « clichés » si l’on veut mieux cerner ce que fut le polpotisme.

Qui étaient les Khmers rouges ? Pour répondre à cette interrogation, Raoul tente de rattacher ce courant à des « sources » connues, bien identifiées, en particulier au « bolchevisme » et au « stalinisme ». Ce faisant, il me semble solliciter par trop lesdites « sources » en leur demandant bien plus que ce qu’elles ne peuvent offrir : « l’explication » du polpotisme se trouve avant tout dans sa propre histoire cambodgienne. Les influences idéologiques – plus variées que décrites par Raoul – subies en Europe par ce qui deviendra le noyau dirigeant de ce mouvement ne constituent que des fils d’une toile de fond historique d’une grande violence, faite de guerres, de révolutions et de contre-révolutions. Je reviendrais sur cette question.

Avant cela, je pense qu’il peut être utile de rappeler comment cette interrogation (« Que sont les Khmers rouges ? ») s’est initialement posée à nous – nous qui étions engagés dans la solidarité envers les révolutions indochinoises (j’étais pour ma part l’un des fondateurs du Front solidarité Indochine en France). [3] Il faudrait, pour bien faire, s’attacher aux divers courants et individualités qui composaient alors le mouvement de solidarité et retracer les réponses diversifiées qu’ils ont apportées à cette question ; mais cela exigerait un travail sur les archives que je ne suis pas en mesure de réaliser aujourd’hui.

Je vais donc me contenter de m’appuyer sur mon propre parcours en ce domaine pour éclairer un certain nombre de difficultés auxquelles nous avons été confrontés ; j’espère que les lectrices et les lecteurs me le pardonneront… Partons pour cela des deux pages consacrées à cette question par Jean-Paul Salles dans son ouvrage sur la LCR.

L’auteur nous reproche de ne pas avoir voulu voir, en 1975, ce qu’étaient les Khmers rouges. Mais jamais il ne se demande ce que l’on savait ou pouvait alors savoir de ce mouvement, comme si ce qui est aujourd’hui évident l’était déjà à l’époque.

1) Savoir pour comprendre : retour sur 1975…

Les deux pages en question ne constituent qu’un « à côté » de l’étude de Jean-Paul Salles et il serait trop facile de lui reprocher d’être un peu rapide dans sa description d’une histoire beaucoup plus complexe qu’il n’apparaît sous sa plume. Mais, du fait même de leur brièveté, elles alimentent des « clichés » révélateurs, où tout se réduirait en définitive à l’aveuglement des militants ou à leur souci de ne pas hurler avec les loups, à rester dans le bon camp. Étant celui qui est particulièrement visé par la critique de Salles, je suis bien conscient de ce que ma réponse pourra sembler défensive, autojustificative. J’en prends le risque. Mais je voudrais surtout restituer un contexte et une démarche de connaissance.

Jean-Paul Salles décrit mon (soi-disant) « effort désespéré » pour faire porter à l’impérialisme la responsabilité de la majorité des morts cambodgiens. Il juge que ce n’est qu’à partir d’avril 1978 que Rouge, l’organe de la LCR, « se décide à parler de ‘l’action parfois criminelle des dirigeants khmers’, des ‘travaux forcés’ à grande échelle dont ils sont rendus responsables » (la dénonciation du sort fait aux populations déportées dans les campagnes date en fait de bien avant). Il conclut que « les dirigeants de la LCR ont mis longtemps à comprendre et à reconnaître que les communistes cambodgiens, les Khmers rouges, avaient transformé leur pays en enfer ».

Nous avions l’habitude de travailler au fond sur les luttes avec lesquelles nous nous solidarisions et sur les partis qui dirigeaient ces combats. Les analyses pouvaient entre nous diverger, nos conclusions pouvaient être contestables, mais on ne peut pas nous reprocher de n’avoir pas essayé de connaître et de comprendre. Et pourtant, sur les Khmers rouges, nous ne savions rien. Dans la mesure où l’on abordait la question de ce nous croyions alors être le communisme khmer, nous le faisions par « analogie » avec les autres branches des communismes indochinois. Nous supposions avoir affaire à un mouvement de libération analogue à bien d’autres. [4]

Nous avions tout faux. Mais – et c’est la question que ne se posent pas Salles –, que pouvions-nous savoir ? Si nous ne savions pas, ce n’est pas que nous ne le voulions pas. C’est que les Khmers rouges étaient l’un des mouvements les plus secrets du monde. Son nom même était indéfini : l’Angkar (l’Organisation). Son histoire était soigneusement cachée, ainsi que sa politique. Il n’y a là rien d’habituel ! Un parti d’envergure, fût-il stalinien, produit de nombreux documents, pas toujours facile à rassembler, à décrypter derrière la langue de bois, ou à lire faute de traductions, mais on peut le suivre à la trace. Nous n’apprenions rien des quelques brochures distribuées par la représentation khmère rouge de Paris. On notait que nous avions à faire à un parti secret et muet, mais on ne savait pas pourquoi il en était ainsi.

Dans ces conditions, il était très difficile d’interpréter le peu que nous percevions. Par exemple, pour qui suivait de près le cours des événements, des tensions sont devenues apparentes entre Khmers rouges et Vietnamiens en 1973. On pouvait alors supposer qu’elles étaient liées à la signature des accords de Paris : les États-Unis ont en effet dû interrompre leurs bombardements du Vietnam, mais ont concentré leurs moyens aériens sur le Laos et le Cambodge. Ces accords ont ouvert la voie aux victoires indochinoises de 1975 mais, dans un premier temps, un déluge de feu s’est abattu sur les campagnes cambodgiennes. Comment deviner que les tensions khméro-vietnamiennes exprimaient en fait une fracture très profonde, irréductible, et non pas seulement une conjoncture difficile, une désynchronisation politique momentanée de la lutte dans les trois pays limitrophes ?

Ce n’est qu’après la conquête du pouvoir d’avril 1975 que nous avons commencé à percevoir l’existence du problème (l’existence seulement !), plus précisément quand la décision a été prise de vider Phnom Penh, la capitale, de tous ses habitants, y compris les personnes hospitalisées et intransportables. Nous avons reproduit dans notre presse l’explication officielle de la direction khmère rouge (la crainte de bombardements étasuniens meurtriers) qui, à priori, n’était pas absurde, mais sans la faire nôtre. Le ton de l’article restait favorable, mais deux petites phrases indiquaient déjà une certaine perplexité : concernant l’envoi à la campagne de la population urbaine, nous ajoutions « le manque d’information force à la prudence ». Et en conclusion, si le « mouvement de reconstruction en cours » manifestait « la vitalité de la révolution cambodgienne », il permettait aussi « de mettre en lumière certains traits du communisme cambodgien ». [5] Aujourd’hui, le propos paraît d’une coupable prudence. Mais, début juin 1975, nous étions encore au lendemain immédiat d’un événement historique – les victoires indochinoises – et nous commencions tout juste à entrevoir le visage des Khmers rouges. Ces « petites phrases » montrent que l’interrogation était née. Elle n’allait plus nous quitter.

Nous ne pouvions pas faire le travail d’investigation nous-mêmes. À ce sujet, Jean-Paul Salles reconnaît que j’avais pris au sérieux l’ouvrage du Père François Ponchaud [6] alertant en 1977 l’opinion publique sur la gravité de la situation au Cambodge. En fait, c’est dès 1975 que l’on a commencé à travailler sur les informations que réunissait le Père Ponchaud et que diffusait « Échanges France-Asie » longtemps avant la parution du livre. [7]

Jean-Paul Salles s’émeut que nous ayons pu parler « d’intox et de faux en tout genre » à propos des accusations initiales portées contre les Khmers rouges. Mais les services occidentaux étaient coutumiers de telles pratiques et, à ma connaissance, il y a bien eu des faux (photos prises en Thaïlande…) [8] – jusqu’au moment où la CIA and co. se sont rendus compte que la réalité dépassait en horreur leur fiction et qu’il n’était nul besoin d’inventer quoi que ce soit. [9] A postériori, la question de l’intox impérialiste n’a plus aucune importance, mais à l’époque, il nous a bien fallut commencer par démêler le vrai du faux, ce qui n’allait pas de soi. Pour cela, et pour reconstituer l’histoire des Khmers rouges, nous dépendions des enquêtes menées dans les archives et sur le terrain, auprès des réfugiés cambodgiens, par les François Ponchaud, Stephen Heder, Ben Kiernan, Chantou Boua, David Chandler et autres chercheurs [10].Tout cela a malheureusement nécessité du temps, et le tableau n’a pu être progressivement complété qu’après la chute du régime, c’est-à-dire à partir de 1979.

Démêler le vrai du faux était d’autant plus nécessaire que nous devions faire face à une campagne idéologique anticommuniste très violente qui ne faisait pas dans le détail, mettant tous les mouvements indochinois dans le même sac « totalitaire », et, qu’à l’opposé, les Khmers rouges bénéficiaient d’une grande sympathie dans de nombreux mouvements de libération, parmi les nationalistes radicaux, chez des intellectuels marxistes réputés (comme Samir Amin) ou des universitaires engagés (tel Malcom Caldwell qui paya son engagement de sa vie : il a été assassiné lors d’un séjour dans le Phonm Penh de Pol Pot), ainsi que dans certains courants d’extrême gauche (maoïstes surtout). Dans nos propres milieux, quiconque poussait trop loin, trop vite, la critique du Kampuchea démocratique pouvait être soupçonné de se mettre au service du PC vietnamien (voir ci-dessous).

C’est un peu difficile à imaginer aujourd’hui, mais à l’époque, ils étaient assez nombreux ceux qui cherchaient un « modèle cambodgien » de développement, porteur d’une rupture véritable avec le marché mondial capitaliste, d’une politique « d’autosuffisance » économique (voir d’autarcie) et d’un radicalisme de bon aloi. Le Cambodge avait déjà été un point de référence international dans les années 50 et 60, au temps de la conférence de Bandung, quand Sihanouk et son « socialisme bouddhique » trouvaient place auprès de l’Égypte nassérienne, de l’Indonésie de Sukarno et de l’Inde de Nehru. Ce fut à nouveau le cas après 1975, quand des ouvrages paraissaient pour « tirer les leçons générales » du régime khmer rouge sur la façon d’assurer la production alimentaire « sous des conditions de pénurie » [11]. L’attrait du « modèle cambodgien » a perduré au point qu’en 1979, John Taylor et Andrew Turton m’ont demandé de décrire l’échec de ces deux tentatives (sihanoukiste et polpotienne) pour un livre consacré aux voies de développement du tiers monde et l’Asie du Sud-Est [12].

Si la présentation de Jean-Paul Salles pêche par anachronisme, ce n’est pas seulement qu’en 1975 l’histoire des Khmers rouges était encore inconnue. C’est aussi – et c’est le point qui me paraît le plus important – que nous avions affaire à quelque chose de nouveau (et pas seulement à une variante spécifique de ce que l’on connaissait déjà), quelque chose de difficile à comprendre, qu’il fallait analyser non pas par analogie, mais dans sa singularité.

Jean-Paul Salles attribue notamment la « lenteur » avec laquelle la LCR prend conscience du « caractère criminel du régime Khmer rouge » a son attachement à la position trotskiste traditionnelle sur les « États ouvriers », fussent-ils bureaucratisés. Il formule mal la question, car la qualification de l’URSS « d’État ouvrier » (bureaucratiquement dégénéré) n’a, par exemple, en rien empêché notre mouvement de dénoncer le « caractère criminel » du stalinisme. Mais Salles n’en touche pas moins un vrai problème : nous aussi, nous avons tout d’abord essayé de faire entrer les Khmers rouges et leur État dans nos catégories d’analyse préexistantes. Il y eut même au sein de la Quatrième Internationale une polémique mémorable entre Ernest Mandel et le SWP étatsunien sur la nature de cet État : « ouvrier » (bureaucratiquement dégénéré) ou « bourgeois » ? Pour d’autres courants, cet Etat était « paysan ». J’ai pour ma part apporté une contribution remarquable au renouvellement de la réflexion en introduisant, à titre « d’hypothèse de travail » la formule d’« État ouvrier mort-né » (je fais dans l’ironie, faut-il le préciser ?) [13].

Ce débat sémantique a contribué à l’évolution de ma réflexion : même avec toutes les médiations analytiques du monde, il devenait très difficile de taxer cet État d’« ouvrier » alors qu’il désintégrait ce qui existait de (semi)prolétariat en chassant la population des villes, de « bourgeois » alors qu’il envoyait à l’abattoir la bourgeoisie et abolissait jusqu’à la monnaie, ou de « paysan » alors qu’il soumettait la paysannerie au travail forcé. En fait, la « définition de classe » des Khmers rouges n’allait vraiment pas de soi et il fallait aborder autrement ce problème. Mais comment ? Telle était la question.

Tous les courants ont donc commencé par « lire » la situation cambodgienne en fonction de leur grille d’analyse antérieure. [14] Les maoïstes français, par exemple, voyaient dans les Khmers rouges une fermeté révolutionnaire qu’ils déniaient au Parti communiste vietnamien, jugé trop proche du « social-impérialisme » soviétique. D’autres ne percevaient pas la montée des tensions qui conduisaient à la guerre sino-indochinoise de 1978-1979 [15]. J’avais écrit un article sur la politique internationale du PCV pour la New Left Review britannique. Il a été refusé, l’une des raisons invoquées étant que j’accordais trop d’importance aux heurts militaires qui se multipliaient à la frontière entre le Cambodge et le Vietnam. Début 1978 encore, dans la rédaction de l’hebdomadaire Rouge, certains m’accusaient de « noircir » le portrait des polpotiens pour mieux « blanchir » la direction vietnamienne ; et même d’écrire des articles « identiques quant au fond à ceux qu’a publiés l’Humanité » (une critique très sèche, surtout à l’époque !) « Avec quelques précautions de style en plus », j’aurais repris à mon compte « la thèse de Hanoi » [16] – j’ai rétorqué qu’en réalité c’était à propos des Khmers rouges que je retenais ma plume et que j’étais encore bien loin d’écrire tout ce que j’en pensais, en attendant de pouvoir fonder mon jugement sur des sources inattaquables [17]. Nous tâtonnions tous.

Ce qui apparaît évident aujourd’hui ne l’était donc pas en 1975. Il faut bien comprendre pourquoi, enfonçons donc le clou : non seulement on savait fort peu de chose sur les mouvements cambodgiens, mais en plus, ce qu’on fait les Khmers rouges au lendemain de la prise du pouvoir était sans précédent. Ce que j’évoque ici, c’est une entreprise de découverte progressive, par « paliers », de ce « sans précédent », qui a conduit à une conclusion qui me paraît très importante : le mouvement Khmer rouge – ou au moins la fraction Pol Pot – n’était pas une version extrême de ce que nous connaissions déjà (le stalinisme, le maoïsme, les communismes indochinois…). Mais une autre chose qu’il fallait tenter de comprendre.

2) Le « bolchevisme », une « source idéologique » majeure du polpotisme ?

Selon les termes définis par la Chambre qui juge des cadres khmers rouges, Raoul Jennar s’est attaché dans sa déposition à présenter « les fondements théoriques et pratiques du régime de terreur instauré par le PCK et ses modalités d’application… ». Il recherche, selon ses propres termes cette fois, « les antécédents idéologiques » du polpotisme et les découvre avant tout dans la révolution russe de 1917 : « la référence majeure », « la source première du communisme cambodgien à la manière de Pol Pot, c’est la révolution bolchévique ». Raoul est catégorique : « il n’est pas contestable que, pour ce qui concerne l’organisation politique et en particulier l’organisation du Parti communiste » (y compris « ses règles et pratiques dans le domaine de la sécurité »), « l’inspiration est clairement bolchévique ».

« Il n’est pas contestable… », assène Raoul… Et pourtant, qu’y a-t-il de commun entre le Parti bolchevik de 1917 vraiment existant et l’Angkar polpotienne de 1975 vraiment existante ? Le premier réuni des cadres et militants qui se sont parfois violemment opposés dans le passé, dont les débats publics remplissent des volumes, qui a des congrès tumultueux, dont la discipline est souvent toute relative et qui, au pouvoir, pense même (avant le déclenchement de la guerre civile) sa possible autodissolution… La seconde est née d’intenses purges internes tenues soigneusement secrètes, où l’assassinat des cadres « d’avant Pol Pot » est la règle, où tout est occulte… Avez-vous vu des conseils d’ouvriers, paysans et soldats foisonner au Cambodge en 1975 comme en Russie en 1917 ?

Le Parti communiste du Cambodge (PCK) n’a pas été créé par Pol Pot, Ieng Sary, Ieng Tirith, Khieu Samphan, Son Sen… Des communistes khmers ont été formés dans le cadre du Parti communiste indochinois (PCI) et, après sa division en trois partis nationaux, en rapport avec les communistes vietnamiens. C’est ce lien historique que la fraction Pol Pot a voulu intégralement détruire, dans une perspective à la fois autoritaire (prendre en main l’organisation) et nationaliste. Les membres du PCK soupçonnés de ne pas être suffisamment antivietnamiens ont été convoqués à des réunions dans les zones sous contrôle khmer rouge pour être secrètement liquidés. Cette purge a duré des années et était quasi complétée au moment de la conquête du pouvoir.

Beaucoup de mouvements de libération nationale et d’organisations à « références communistes » ont connu des purges politiques ou paranoïaques, mais bien plus rares sont les purges qui, par leur ampleur et leurs objectifs, aboutissent à un changement de nature du parti concerné. C’est notamment ce qui s’est produit avec les purges staliniennes en URSS par lesquelles le Parti bolchevik a été décimé. Mais cette brisure sanglante dans l’histoire du PC d’URSS s’est produite avec pour arrière-plan le développement d’une bureaucratie d’État, dans le cadre donc d’une contre-révolution bureaucratique. En revanche, au Cambodge, cette « contre-révolution dans la révolution », ces purges qui provoquent un changement de nature du parti se sont produites avant la prise du pouvoir en ce qui concerne les cadres communistes des origines ; ou immédiatement après en ce qui concerne les Khmers rouges appartenant à d’autres fractions que celle de Pol Pot (ou bien tombés en défaveur). Raoul Jennar rappelle que « près de 80% des victimes [du centre de torture] S21 exerçaient une fonction au sein du Kampuchea démocratique ».

Même en matière de purges, la « contre-révolution dans la révolution » au Cambodge correspond à un processus différent de ce qu’y s’est passé en URRS. Il faut donc en comprendre les mécanismes spécifiques (toujours la même question, lancinante).

Raoul reconnaît la spécificité du polpotisme, mais comme une variante du marxisme-léninisme : « Le communisme du Kampuchea démocratique que j’appellerai le polpotisme offre un certain nombre de particularités dont la juxtaposition fournit une interprétation unique de la doctrine marxiste-léniniste parmi toutes les applications connues à ce jour. Cette interprétation accentue le terrorisme d’État propre à tout régime totalitaire. » Étant moi-même de tradition « marxiste » et « léniniste », je récuse totalement ce jugement. Le polpotisme est une négation, pas une variante de la « doctrine marxiste-léniniste ». Je suis convaincu de la nécessité de tirer un bilan critique des révolutions du XXe siècle, de l’héritage des marxismes et, notamment, du léninisme, mais pas au prix de telles confusions !

Les rapprochements que fait Raoul entre le communisme de 1917 et le polpotisme de 1975, en citant par exemple les 21 conditions d’adhésion à la Troisième Internationale, concernent des mots, mais ni des conceptions ni des réalités. La « discipline de fer » n’était pas la marque de fabrique du Parti bolchevik, tant s’en faut ! La nécessité d’un appareil clandestin en temps de guerres, révolutions et contre-révolutions est une banalité, et pas seulement pour le bolchevisme : tous les mouvements de libération confrontés à la répression coloniale, tous les courants de la résistance française sous l’occupation nazie, ont développé une organisation clandestine. A ce niveau de généralité, on pourrait aussi bien dire qu’au-delà du « bolchevisme » c’est la « forme parti » ou la Révolution française et Robespierre qui constituent la matrice idéologique originelle du polpotisme (ce que certains sont tentés de faire).

Plutôt que de citer Staline citant Lénine, il vaut mieux, pour comprendre le « bolchevisme » lire Lénine directement dans le texte (cela vaut le coup) et –surtout– partir de ce que fut réellement ce parti ; ce qui n’a pas grand chose à voir avec la « codification » stalinienne et la réécriture de l’histoire des Principes du léninisme.

Le plus étrange est que Raoul fait de L’État et la révolution –l’un des ouvrages les plus connus de Lénine–, un livre de référence des cadres khmers rouges. Or, c’est l’un des textes au souffle le plus libertaire que Lénine a produit. Il a en effet découvert à l’occasion de sa rédaction la portée des écrits de Marx et Engels sur la Commune de Paris. Il s’enthousiasme pour la perspective d’un dépérissement de l’État, amorcé par la victoire de la révolution. Il intègre le modèle d’organisation à la base de la Commune, prélude à la reconnaissance du rôle des conseils ouvriers, paysans et soldats russes… Si vraiment les futurs cadres polpotiens ont lu ce livre avec passion, ils ont fait le tri pour oublier tout ce qui en fait le cœur et l’intérêt !

Ce qui nous conduit au problème plus général des « sources idéologiques » et de leur impact.

3) « Sources idéologiques » et choix stratégiques

Pour Raoul Jennar, « alors qu’ils séjournent en France, ceux qui vont devenir les principaux dirigeants du Kampuchea démocratique reçoivent une éducation politique dont la caractéristique principale est d’être très largement inspirée par le modèle bolchévique et les pratiques du stalinisme ».

Dans quelle mesure et de quelle façon des « sources idéologiques » précoces influencent-elles durablement un petit collectif d’individus ? C’est bien difficile à dire. Les futurs dirigeants khmers rouges résidant à Paris en tant qu’étudiants dans les années 1950 ont certainement été marqués par leur appartenance au Parti communiste français (PCF) qui, comme le note Raoul, était l’un des partis les plus staliniens d’Europe occidentale. Mais ils ont aussi beaucoup fréquenté des cercles nationalistes africains et arabes qui, souvent, n’avaient rien de « communiste ». Ils se sont intéressés à la Yougoslavie de Tito, mais semblent n’en avoir retenu que la crainte du « grand frère » (l’URSS dans le cas de la Yougoslavie, vite identifiée au Vietnam dans le cas du Cambodge) et surtout pas l’autogestion (même problème donc que pour leur lecture revendiquée de L’État et la révolution). Ils ont dû noter que l’URSS est devenue « forte » au moment de la politique de « collectivisation forcée » imposée par Staline.

Un certain vernis marxiste était alors partagé par presque tous les mouvements nationalistes du tiers-monde, sans que cela préjuge de leurs convictions et de leurs orientations réelles. Je ne serais pas étonné que le noyau polpotien ait quitté la France plus nationaliste que « communiste ». Les documents écrits à l’époque par les « retours de France » (qui prendront la tête du PCK) sont bien rares. Dans mon manuscrit de mars 1980, je percevais l’influence nationaliste dans les travaux universitaires de Hou Youn et Khieu Samphan [18], alors que l’influence stalinienne semblait particulièrement affirmée dans le « centralisme » de Saloth Sar (alias Pol Pot). Les études de Hou Youn et Khieu Samphan esquissent dans une certaine mesure la politique mise en œuvre après 1975 [19]. Mais cette mise en œuvre est infiniment plus brutale et unilatérale que ce qui est envisagé vingt ans auparavant. Nous sommes en fait, au tournant des années 60, encore loin de ce qui a été l’orientation au moment de la prise du pouvoir.

Comme toujours, les « sources idéologiques » initiales se sont diluées au fil des ans, ont été réévaluées via l’expérience vécue et recyclées en fonction de choix stratégiques successifs. Non seulement la direction Pol Pot s’est retournée contre les communistes cambodgiens des origines, mais d’importantes divergences se sont manifestées entre courants khmers rouges. La petite équipe des « retours de France » s’est elle-même divisée : Hou Youn a été l’une des principales victimes des purges de 1975-1976. L’histoire des communismes cambodgiens et des Khmers rouges ne se résume pas à celle du polpotisme.

Pour la question que nous discutons ici, le choix clef qui a radicalement influencé l’orientation khmère rouge concernait probablement les rapports avec le Vietnam. Le Pathet Lao et le Parti communiste cambodgien des origines se sont inscrits dans une alliance stratégique de longue durée avec le PCV. La fraction Pol Pot a fait du Vietnam l’ennemi secret, dans le cadre d’une alliance tactique avec Hanoï à l’heure de la guerre étasunienne.

Ce choix fondamental a eu des conséquences considérables. Il affaiblissait dangereusement les rapports des forces au détriment de la lutte au Cambodge, le pays étant socialement moins préparé à la révolution que son voisin oriental. Il fallait se préparer longtemps à l’avance au retournement d’alliances qui allait suivre la conquête du pouvoir, quand le Vietnam deviendrait l’ennemi principal. Cette perspective a servi à justifier les purges successives, c’est-à-dire l’assassinat des « Khmers vietminh » de la première génération militante, puis de ceux qui avaient été proche de Hanoï, puis des courants khmers rouges jugés trop modérés à l’égard du Vietnam (notamment dans la région est du pays). Bien entendu, très crument, la rhétorique nationaliste a été mise au service d’une prise de pouvoir au sein du PCK, de l’Angkar, puis du nouvel État après avril 1975 par la direction Pol Pot. Mais le polpotisme s’est inscrit dans une tradition khmère vivace, nationaliste xénophobe et antivietnamienne. Raoul note que l’expérience vietnamienne n’est pas mise à l’honneur par les polpotiens. Ce n’est pas qu’ils trouvent l’expérience russe de 1917 plus proche de la leur, c’est qu’on ne valorise pas « l’ennemi héréditaire ». Quand, après la conquête du pouvoir, ils tirent un bilan officiel de leur combat, ils ne font même pas mention de la lutte au Vietnam, comme s’ils avaient vaincu seuls les États-Unis.

Le choix d’une alliance stratégique à long terme avec le Parti communiste vietnamien n’était évidemment pas sans poser problème, avec le risque d’une relation inégale de subordination. Notons cependant que le Vietnam s’est bel et bien retiré du Cambodge, malgré qu’il l’ait un temps militairement occupé après l’intervention de ses armées, le 25 décembre 1979. Le Laos n’est pas un protectorat vietnamien. Surtout, quels qu’aient été ces problèmes, ils n’auraient pas conduit au même désastre humanitaire et politique général que le règne des polpotiens.

Mais cette option alternative –l’alliance stratégique avec le Vietnam dans le cadre de révolutions objectivement solidaires au sein de l’espace indochinois– est précisément celle que la direction Polo Pot a rejetée et a rendue impossible. C’est son choix et sa responsabilité. Comme cela a été sa responsabilité de pousser à leur terme les logiques de pouvoir destructives enclenchées au nom du nationalisme. Le « bolchevisme » n’y est pour rien.

4) Le cadre historique et l’impérialisme

Jean-Paul Salles, dans son étude sur la LCR, s’étonne que l’on puisse considérer que l’impérialisme porte une responsabilité majeure dans les morts du Cambodge. Pourtant, comme le rappelle à bon escient Raoul Jennar, ce ne sont pas les communistes qui ont introduit la violence au Cambodge ; ils l’ont d’abord subie. Elle était inscrite dans les rapports politiques et sociaux du royaume et elle a été démultipliée par l’intervention militaire occidentale, singulièrement celle des États-Unis – le bombardement secret du pays, pour couper la piste Ho Chi Minh et détruire les bases d’insurgés vietnamiens, commence dès 1965.

Les dernières années de la guerre d’Indochine ont été dévastatrices pour le Cambodge, du coup d’Etat de Lon Nol en 1970 jusqu’au bombardements en tapis de 1973-1974 sur des campagnes densément habitées. Les pertes civiles ont été considérables et le tissu social du monde rural s’est probablement déchiré, alors que les structures politiques du régime Lon Nol se désagrégeaient, que sont armée se décomposait. Dans le cadre de l’effondrement impérialiste en Indochine, cette situation de chaos généralisé a favorisé une prise de pouvoir rapide des Khmers rouges en 1975.

La responsabilité directe de l’impérialisme ne s’arrête pas là. Pour les États-Unis aussi, en Indochine, l’ennemi principal était le Vietnam. Une alliance s’est forgée entre Washington, Pékin et les Khmers rouges ; ce qui explique qu’après l’intervention vietnamienne de décembre 1978 au Cambodge et la chute du gouvernement de Phnom Penh, le Kampuchea démocratique (à savoir le « régime génocidaire » tant décrié !) ait continué à être reconnu par les instances internationales.

Le siècle passé, des puissances comme les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou le Japon, ont mis le monde à feu et à sang. Il a connu deux guerres mondiales, le nazisme, de sanglantes guerres coloniales, des interventions d’une violence sans précédent dont l’escalade militaire poursuivie par les USA en Indochine a été la pire. Il ne faudrait pas l’oublier – d’autant plus que l’impérialisme n’est pas moins dangereux aujourd’hui qu’hier.

Cette hyperviolence des classes dominantes a affecté le mouvement révolutionnaire. Nul ne sort indemne de tels conflits, ni le Parti bolchevik de la guerre civile déclenchée par les Armées blanches et les puissances, ni le Parti communiste vietnamien après 35 ans (35 ans !) d’une succession de guerres toujours plus dévastatrices. Le mouvement ouvrier international dans son ensemble a été profondément affecté par le stalinisme. Je ne porte aucun regard angélique sur les révolutions, qu’elles soient russe, chinoise, cubaine ou indochinoises. La solidarité n’exclut pas le réalisme ; bien au contraire, dans la durée, elle en a besoin. Apprenons des ombres autant que des lumières.

Mais ne noyons pas tout dans une condamnation ad hominem du « totalitarisme ». Le Parti bolchevik de 1917 n’est pas le même que celui de 1923 et, surtout, pas le même que le PC stalinisé. L’expérience des révolutions chinoise ou vietnamienne ne peut être réduite à de simples variantes d’un universel « modèle stalinien ». Quant au Kampuchea démocratique de Pol Pot, il est véritablement un cas à part.

5) Le Kampuchea démocratique

L’orientation de la direction Pol Pot ne s’est pas imposée d’un coup, après la prise du pouvoir. Un certain nombre de décisions, comme de vider les villes de leur population, auraient pu être des mesures d’urgence, temporaires (c’est ainsi qu’elles ont été initialement présentées). La politique était différente entre les régions anciennement tenues par la guérilla et celles nouvellement conquises. Les Khmers rouges n’étaient pas un mouvement homogène et il a fallu un certain temps à la fraction polpotienne pour prendre les rênes à l’échelle nationale.

La particularité des Khmers rouges est cependant rapidement apparue. Il vite devenu évident que les habitants de Phnom Penh ne reviendraient plus chez eux. La terminologie khmère rouge était particulièrement étrangère à la tradition des mouvements sino-indochinois. Elle était ouvertement xénophobe : les Vietnamiens étaient appelés des « mangeurs de terre » et le delta du Mékong (ou se trouve Saigon) était revendiqué comme territoire khmer. Raoul rappelle que les victimes de liquidation étaient accusées d’avoir « un esprit vietnamien dans un corps khmer » : il faut « protéger la pureté de la race khmère ». La population du pays était divisée en « peuple ancien » (vivant dans les zones de guérilla) et « peuple nouveau ». Avec la meilleure volonté du monde, il était difficile de considérer qu’il n’y avait là qu’un trait culturel…

Une fois que le tableau d’ensemble de la politique de la fraction Pol Pot au pouvoir a été connu, il est devenu évident (ou aurait dû devenir évident) qu’elle était très éloignée de celles qui avaient été mises en œuvre en Chine ou au Vietnam. L’essentiel n’était pas ce qui les rapprochait (du moins dans l’apparence), mais ce qui les différentiait. Pour illustrer par un exemple ce que je veux dire, on peut tracer de nombreuses analogies entre le Guomindang chinois de Tchang Kai-shek et le PCC de Mao – il n’empêche qu’ils représentent deux réalités fort différentes. Il ne suffit pas de déceler dans un parti une volonté de contrôle social pour en conclure qu’ils appartiennent à la même famille socio-politique.

Par bien des points essentiels, les éléments constitutifs initiaux de la République populaire de Chine (RPC) et du Kampuchea démocratique s’opposent trait à trait.

En Chine, après avoir passé de longues années dans la guérilla rurale, le PCC redevient un parti urbain dès la victoire acquise (sans abandonner son implantation villageoise). Il assure son contrôle en consolidant et en élargissant sa base sociale, en particulier en assurant à la classe ouvrière en pleine expansion numérique un statut relativement privilégié dans les entreprises. La police politique est active dans la répression des « contre-révolutionnaires » (réels ou supposés), mais le rôle des « campagnes de masse » est aussi essentiel : il s’appuie notamment sur la mobilisation et l’adhésion des villageois pour s’attaquer aux propriétaires fonciers. À la campagne comme dans les villes, il y a une lutte des classes visible, facile à repérer : le statut des femmes (populaires), des ouvriers et des paysans pauvres s’élève dans la société, même s’il reste inférieur à celui des cadres et de la bureaucratie en voie de constitution. Quant aux anciens possédants (propriétaires fonciers, entrepreneurs…), ils cessent d’exister en tant que classe cohérente.

Le PCC s’est assuré du monopole politique du pouvoir ; il constitue la direction à tous les échelons. Néanmoins, le système de « gouvernance » mis en place est assez complexe avec deux hiérarchies parallèles – celle du parti et celle de l’administration –, le rôle des organisations de masse (des « courroies de transmission » certes, mais qui n’en existe pas moins réellement), le jeu complexe des luttes de fractions au sein du PC, le poids des rapports de forces sociaux locaux… [20]

Au Cambodge, les Khmers rouges ont choisi une voie fort différente de celle du PCC : assurer leur contrôle en finissant de désintégrer l’ensemble du tissu social (déjà bien mis à mal par la guerre étasunienne), y compris les classes qui (en théorie) auraient dû constituer leur base de masse. Les prolétaires et semi-prolétaires, les pauvres urbains font partie du « peuple nouveau », de concert avec les intellectuels, les commerçants, les bourgeois : tous ont été envoyés à la campagne aux travaux forcés. Un travail forcé auquel les villageois ont progressivement été eux aussi soumis. Les purges sont menées par l’appareil de sécurité. Où est donc la lutte des classes ; c’est-à-dire une lutte entre des classes ? Certes, la bourgeoisie et les élites traditionnelles sont décimées, mais c’est un peu comme si toutes les classes constituées étaient considérées comme des ennemis par l’élite nouvelle comprenant l’appareil politique des fractions khmères rouges et de leurs gardes prétoriennes avec l’armée pour base sociale.

Et où est donc le « collectivisme » ? Collectivisme ne veut pas nécessairement dire « collectivisation forcée » à la stalinienne ni surtout organisation en masse du travail forcé. Dans les entreprises d’État chinoises (« collectivisées »), les ouvriers sont pauvrement payés et sont assignés à leurs unités, mais ils bénéficient de garanties sociales considérables : emploi à vie, services de santé, éducation des enfants, retraites… Leur statut ressemble à celui d’un fonctionnaire aux revenus modestes. Les parents peuvent en général transmettre leurs postes à leurs enfants et ne se privent pas de le faire. La classe ouvrière est politiquement subordonnée, les syndicats ne sont pas indépendants, mais les rythmes de travail sont bien moins intenses que dans l’entreprise capitaliste type. C’est chez Renault ou France Télécom que l’on se suicide et ce sont dans les « boites à sueurs » des banlieues du tiers-monde capitaliste (ou des ateliers pour sans-papiers en Europe) que l’on trime jusqu’à l’épuisement.

Dans le Kampuchea démocratique, on trime aussi jusqu’à l’épuisement – et la mort. Des quotas individuels de travail sont imposés aux villageois – tout le monde est sur les chantiers, le spectacle est impressionnant, mais l’organisation du travail n’est pas « collective ». On peut discuter à l’infini sur ce qui, dans la constitution des communes populaires en Chine, relève d’un projet de transformation social, de choix économiques et d’une volonté de contrôle du parti. Cette discussion n’a pas lieu d’être dans le cas khmer. Les villageois n’ont pas le droit de garder chez eux des instruments de cuisine : comment s’enfuir et se nourrir sans casseroles dans un pays où il faut cuire le riz pour le manger ? Les unités de l’armée restent cantonnées dans la forêt : elles contrôlent le village de l’extérieur.

Certains évoqueront le Grand Bond en avant chinois (1959, soit dix ans après la conquête du pouvoir) pour dresser un parallèle entre maoïsme et polpotisme. Il y avait à l’origine du Grand Bond une tentative pour répondre à de vraies questions (industrialiser sur place les campagnes pour éviter un exode rural massif dans ce pays à la population gigantesque) et une émulation politique effective. Le tout a sombré dans le chaos, la rupture des communications provoquant des famines qui ont coûté la vie à des millions de villageois. La faute en revient à l’appareil du parti qui a voulu imposer des rythmes de croissance intenables. En l’absence de mécanismes démocratiques qui auraient permis de tirer à temps la sonnette d’alarme, la correction de l’orientation est venue trop tard pour éviter un désastre.

En Chine, à l’époque du Grand Bond, on a construit des hauts fourneaux villageois produisant un acier de trop mauvaise qualité pour être utilisé. Au Cambodge sous Pol Pot, on a creusé une multitude de canaux d’irrigation si mal conçus qu’il ne pouvaient pas fonctionner. Le paysage a été bouleversé pour rien. Si l’on cherche des analogies, on en trouve. Mais le GBA s’inscrit dans un contexte infiniment plus complexe que la mise au travail forcé de la population par le polpotisme. Les crises qui ponctuent les vingt premières années de la République populaire de Chine sont bien différentes de la crise qui mine précocement le Kampuchea démocratique. Rappelez-vous comment Mao en 1966 a enjoint la jeunesse radicale, puis la gauche ouvrière, à se mobiliser dans la rue contre l’appareil du parti. Comment les Gardes rouges ont sillonné le pays pour porter le feu de la contestation avant de sombrer dans de sanglantes confrontations fractionnelles. Comment le parti s’est désintégré sous les pressions internes et externes. Comment Mao, ayant perdu contrôle des événements, a dû se retourner contre ces jeunes qui appelaient en son nom à une nouvelle révolution. Pouvez-vous imaginer quoi que ce soit de similaire dans le Cambodge de Pol Pot ? Ou dans l’URSS de Staline, d’ailleurs ?

Il en va de « l’autarcie » comme du « collectivisme ». Le régime se réclame d’une politique autarcique qui, en réalité, le rend étroitement dépendant de la seule Chine, sur tous les plans, économique, diplomatique et militaire. Sous Pol Pot, le Kampuchea démocratique est devenu un pion dans les conflits sino-soviétique et sino-vietnamien. Ici encore, les mots (« autosuffisance », « indépendance »…) cachent la réalité.

Bien entendu, le Cambodge n’est ni la Russie ni la Chine ni le Vietnam. Analyser les conditions politiques et sociales nationales au sein desquelles le mouvement khmer rouge est né est évidemment indispensable. Raoul s’y attache dans son témoignage, comme je m’y suis attaché dans mes articles. L’une des clefs, il me semble, est la suivante : le Cambodge a été entrainé dans un processus régional très violent de guerres et de révolutions alors que les polarisations sociales, les différentiations et contradictions de classes (qui ne se réduisent pas à l’existence de l’exploitation et la répression) étaient relativement peu développées. Or, ce sont ces polarités (et pas seulement la pauvreté) qui constituent le terreau d’un mouvement révolutionnaire. Mais la société laotienne était peut-être encore moins préparée à se trouver au cœur du maelström indochinois. Le Pathet Lao n’en a pas moins suivi un cours politique radicalement différent de celui des Khmers rouges. Les contextes national, régional et international aident à comprendre comment la formation des Khmers rouges a été possible ; elle n’était pas pour autant « déterminée » ou « nécessaire ». Expliquer n’est pas justifier.

6) Lutte armée, crise de décomposition et déracinement social

Le régime du Kampuchea démocratique n’a duré que trois ans. C’est trop peu pour pouvoir trancher un certain nombre de débats sur sa « nature ». Comme on l’a vu, il apparaît bien difficile de lui attribuer une « définition » de classe en 1975-1978 – même si toutes les « étiquettes » lui ont été accolées : Etat ouvrier, bourgeois, paysan… Bien entendu, si le régime avait duré, s’il s’était stabilisé, il aurait acquis un contenu de classe. Vu l’évolution de la Chine (dont il dépendait) et la puissance des réseaux thaïlandais de contrebande, on peut supposer que ce « contenu » aurait été in fine capitaliste. Mais c’est pure spéculation.

Ce « si » (« si le régime s’était stabilisé ») est loin d’être évident. Je pense que le régime se serait probablement effondré une fois qu’il aurait cessé d’être utile à Pékin et à l’Occident dans leur confrontation avec le Vietnam. Encore une spéculation ? Certes, mais il s’est bel et bien effondré sous le coup de boutoir de l’intervention militaire vietnamienne de décembre 1978. À l’annonce de la chute de Phnom Penh, toute une population s’est mise en mouvement, marchant pour retrouver qui son village, qui son quartier. L’édifice du Kampuchea démocratique était bâti sur le sable de la coercition. Il n’est resté qu’une partie des forces armées, une mince couche de privilégiés du régime déchu, quelques fidèles pour maintenir une décennie durant une guérilla, adossée principalement à des sanctuaires proches de la frontière avec la Thaïlande et recevant une aide vitale de la Chine et de l’Occident, via l’armée thaïlandaise.

En insistant sur la « différence », sur l’originalité du polpotisme, mon objectif n’est pas la défausse : « Nous n’avons rien à voir avec » (ce qui est vrai, cela dit), donc « on rejette et en on s’en tient là ». On ne peut en effet pas « s’en tenir là ». Le polpotisme a surgi au sein du mouvement révolutionnaire réellement existant du XXe siècle. En ce sens-ci, il fait partie de notre histoire, presqu’au même titre que le stalinisme, surgit lui du sein de « notre » révolution (Octobre 17).

On peut penser que la conquête du pouvoir par les Khmers rouges a été permise par des circonstances si particulières qu’il y a bien peu de chance qu’elle se reproduisent ailleurs. Mais même si cela est vrai, des processus similaires se sont probablement manifestés au sein d’autres combats révolutionnaires : Est-ce le cas du Sentier lumineux au Pérou ? Ou de l’évolution du Parti communiste des Philippines après les scissions de 1992-93 ? Il est donc extrêmement important de comprendre comment ce type de développement peut se produire.

« Normalement », quand une guérilla dégénère politiquement et socialement, elle se transforme en « bande armée », œuvrant pour son propre compte (trafics, extorsions…) ou louant ses services de porte-flingue à de grands possédants (propriétaires fonciers…). Pour l’essentiel, ce n’est pas ce qu’il est advenu des Khmers rouges. À sa façon, il est resté un mouvement politique où l’idéologie (un nationalisme xénophobe matinée de marxisme) a continué de jouer un rôle et où opéraient des structures pyramidales de direction capables de couvrir le pays entier. Mais c’est un mouvement qui s’est socialement déraciné. La notion de déracinement social n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée pour décrire l’Armée rouge chinoise avec ses soldats recrutés dans la plèbe ou chez les vagabonds. Mais le fait historique est là, têtu : le PCC a étendu son enracinement social dans les campagnes et a reconstitué ses racines urbaines après la victoire d’octobre 49. Dans le cas ou ce processus de déracinement atteint effectivement son terme, une structure de pouvoir apparaît véritablement « pour elle-même », au point que la question de la nature de son insertion dans la société devient insaisissable. Je n’utilise pas ici le terme de « totalitaire », tant il est galvaudé et utilisé pour des régimes extrêmement différents les uns des autres.

Quels sont les ingrédients qui permettent à ce mode de dégénérescence d’un mouvement militant d’aboutir à un déracinement social irrémédiable ? L’existence d’une lutte armée de longue durée tout d’abord, les armes et l’argent étant les nerfs de ce « pouvoir émergent ». Une crise (nationale ou régionale) de décomposition qui épuise le dynamisme des couches ou classes sociales populaires et qui limite ou paralyse la capacité d’action des couches ou classes dominantes, tout en offrant de vastes possibilités de recrutement. Les effets délétères sur le tissu social et les consciences de la guerre étrangère, de la militarisation du régime, d’une répression omniprésente et de plus en plus cruelle. Un effondrement de l’armature politico-morale interne du mouvement concerné : dans les cas que j’ai étudié, le terrain de la dégénérescence a été préparé par des purges de grande ampleur, qu’elles correspondent à un projet proprement fractionnel (dans le cas du PCK au Cambodge) ou que leur ressort soit plutôt la paranoïa collective (dans le cas du PCP aux Philippines).

Il reste les choix des directions, des partis et des courants qui les composent, car il n’y a rien ici d’automatique. On retrouve ces ingrédients dans bien des expériences révolutionnaires. La plupart du temps, elles ont marqué d’une empreinte militariste et autoritaire les organisations de lutte armée, provoqué des scissions et des évolutions contrastées, ou ont contribué à leur « dégradation » en commandos perdus (les « lost command » de la gauche) et autres bandes armées. Les processus « achevés », « à la Pol Pot » me semblent plus l’exception que la règle ; mais ils sont particulièrement redoutables.

Le cas philippin est ici éclairant. Toute une génération militante a vécu l’expérience collective du combat contre la dictature Marcos. La plupart de ses cadres ont appartenu à la même organisation, le PCP (maoïste). À partir de la seconde moitié des années 1980, le mouvement révolutionnaire philippin est entré en crise pour s’être marginalisé au moment de la chute du régime (1986) et à cause de purges paranoïaques internes qui ont coûté la vie à plusieurs milliers de militants. L’évolution de cette génération, qui avait été forgée dans la même expérience, a été contrastée. Des unités de guérillas ont tourné au banditisme (pas beaucoup). Nombreux sont celles et ceux qui se sont repliés sur des activités associatives (ONG) ou ont cessé d’être actifs. Mais, à partir des scissions de 1992-1996 au sein du PCP, les principales forces de la gauche politique, populaire, ont connu deux évolutions contradictoires. Le PCP maintenu a suivi un cours très inquiétant, soumettant toutes les organisations concurrentes à la menace d’assassinats ; un cours qui pourrait aboutir à une forme de « polpotisme » philippin. En revanche, la plupart des organisations qui ont rompu avec le PCP, ou qui n’y ont jamais appartenu, sont devenues plus démocratiques et ont accepté le principe du pluralisme à gauche. L’histoire politique ne relève donc pas de la fatalité.

Il ne suffit pas d’étudier le cadre qui favorise l’émergence d’un processus « à la Pol Pot ». Il faut aussi comprendre les mécanismes internes qui permettent la transformation d’un mouvement en son contraire. Pour expliquer ce que j’entends par là, je vais revenir sur l’histoire du Parti communiste des Philippines dont je connais personnellement beaucoup (d’anciens) membres. Les militants qui se sont engagés dans la clandestinité, luttant contre la dictature Marcos n’étaient pas des arrivistes, assoiffés de pouvoir. Celles et ceux qui venaient de milieux plus ou moins aisés ont sacrifié leur situation, leur carrière et (ce qui est particulièrement difficile aux Philippines) les responsabilités envers leur famille (aider les plus jeunes à entre à l’université, à trouver un travail…). Ils ont risqué la mort et beaucoup sont morts. Comment se fait-il que certains d’entre eux soient devenus des tortionnaires ? Il faut prendre en compte bien des facteurs pour le comprendre : la violence sociale des possédants et la militarisation du pays dans un régime où l’armée avait tous les droits, une formation politique initiale qui ne met pas la démocratie au cœur du fonctionnement du mouvement, la tendance à la paranoïa après une décennie de guerre civile, etc. Toutes questions assez classiques.

Mais, comme je le relevais dans mon article de 2005, il faut nous probablement intégrer d’autres dimensions. C’est sur quoi se concentre Bobby Garcia dans son témoignage-analyse To Suffer Thy Comrades [21]. Il a été l’une des victimes des purges paranoïaques que le PCP s’est infligées dans les années 1980, avant donc les scissions des années 1990 et la dégénérescence du PCP « sisonnien maintenu ». Il a été terriblement torturé par ses propres camarades et aurait été tué si un coup d’arrêt n’avait pas été porté aux purges. Il y avait des salauds dans le mouvement, comme partout – certains s’en sont donné à cœur joie. Mais la question qu’il pose est plutôt celle-ci : comment des gens bien ont-ils pu en arriver à torturer leurs camarades, voire leurs proches ou amis ? Il analyse les mécanismes psychologiques individuels et collectifs à l’œuvre. Il traite de domaines qui ne sont pas les miens et je renvoie à son livre.

Est-ce contraire au matérialisme historique que de soulever une telle question ? Je ne le pense pas, bien au contraire. Une société est constituée de classes, de fractions de classe et de couches sociales qui ne sont pas réductibles aux classes fondamentales (comme, par exemple, divers types de bureaucratie). L’histoire politique et l’histoire des consciences – éléments de l’histoire des luttes populaires – ne sont pas le simple reflet de la structure socio-économique d’un pays, loin s’en faut. La thèse que je présente ici, c’est que la « configuration de classe » globale et la configuration politique globale ouvrent parfois dans un pays ou une région un espace au sein duquel des processus de déracinement social « à la Pol Pot » peuvent prendre forme. Les « polpotismes » ne sont pas inévitables, mais ils ne tombent pas non plus du ciel : ce ne sont pas simplement des créations idéologiques ! On peut tracer ici des analogies avec l’analyse des processus « bonapartistes », en se rappelant que les différences importent autant que les ressemblances dans les analogies.

7) Voici comment j’ai conclu mon article « rétrospectif » de 2005 :

« Nous avons eu avant-hier à comprendre ce qu’est devenue la social-démocratie (après la trahison de 1914 en particulier). Sur le fond, il n’y a pas de mystère : cooptation d’un appareil dans les élites bourgeoisies. Nous avons eu hier à comprendre le stalinisme. C’était plus compliqué et renvoie à ce qu’est une société de transition où aucun mode de production ne domine « naturellement » [22]. Nous devons aujourd’hui comprendre comment des structures à caractère totalitaire peuvent naître au sein même du mouvement révolutionnaire (réellement existant) dès avant la conquête du pouvoir.

Ces processus de dégénérescence extrême sont conditionnés par la violence des rapports de classes (nationaux et internationaux) sur des mouvements armés (la possession d’armes et d’argent facilitant l’autonomisation d’une organisation). La clef du phénomène reste (comme par le passé) le déracinement social. Mais pourquoi ces mouvements « déracinés » ne deviennent-ils pas de simples bandes armées ? Pour le saisir, il faut probablement faire appel à des éléments qui empruntent à une sociologie plus fine (déracinement de l’intelligentsia militante...), à la psychologie (déracinement des individus) et à l’analyse de genre des rapports de pouvoir.

Il ne s’agit pas seulement de comprendre, mais aussi d’être mieux à même de combattre une menace qui surgit de l’intérieur d’une lutte d’émancipation sociale. Il nous faut analyser ce qu’il y a de neuf dans ces processus de dégénérescence (ou approfondir des éléments d’analyses peu travaillés ou peu collectivisés dans le passé). Tout en gardant pour « ligne de marche » une conception marxiste très classique de la révolution, comprise comme un processus d’autoémancipation (individuelle et collective). Avec, pour préoccupation constante, la mise en œuvre effective et dans tous les domaines de ce principe directeur. » [23]

ROUSSET Pierre

Notes

[1] Voir sur ESSF Aux sources du polpotisme http://www.europe-solidaire.org/spi...

[2] Jean-Paul Salles, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, PUF : Paris 2005. Les passages référés ici se trouvent pp. 270-271.

[3] Voir à ce sujet Pierre Rousset, La solidarité envers les luttes indochinoises dans la « France de 68 » : les années 1960-1970 http://www.europe-solidaire.org/spi...

[4] Cela apparaît notamment clairement dans Pierre Rousset, « La révolution cambodgienne et le sihanoukisme », Quatrième internationale n° 7-8 nouvelle série (58-59 ancienne série), mai-août 1973.

[5] Pierre Rousset dans Rouge n°304 du 13 juin 1975.

[6] François Ponchaud, Cambodge, année zéro, Julliard : Paris 1977.

[7] Je me suis en effet très tôt appuyé sur les études de Ponchaud diffusées par « Echanges France-Asie » dans le cadre des « missions étrangères de Paris » (catholiques », pour tenter d’analyser la situation au Cambodge. C’est par exemple le cas de l’article « Cambodge : questions sur la révolution », Inprecor n° 53, 10 juin 1976. Le cadre d’analyse restait encore trop « classique » et je soulignais toujours « qu’en l’absence d’informations substantielles et sûres, on en est réduit à des hypothèses ». Mais je construisais déjà une critique au fond de l’orientation des Khmers rouges, concluant qu’une « grave coupure sociale et politique est probablement née au lendemain de la victoire, entre la direction ‘Khmer rouge’ et une partie de la population. Si le 17 avril 75 aura probablement signifié un mieux être pour la population des zones anciennement libérées, il aura aussi signifié exode et déportation dans des conditions très difficiles pour la population des zones nouvellement libérées. La maladie et la sous-alimentation ont semble-t-il, valu la mort à bien des anciens citadins. ».

[8] Pierre Rousset, « Cambodge : questions sur la révolution », Inprecor n° 53, 10 juin 1976.

[9] La CIA s’est rendue compte qu’elle ne connaissait pas les Khmers rouges. Elle a embauché un chercheur –Steve Heder– pour reconstituer l’histoire de ce mouvement. Ce dernier a accepté ce financement pour ses recherches à la condition de rendre public, sans tarder, le résultat de ses travaux, afin de ne pas être instrumentalisé.

[10] Ce sont leurs travaux qui sont cités dans mes deux articles de synthèses : « Le radicalisme sanglant du régime khmer rouge », Inprecor n° 122 du 5 avril 1982 et « Les avatars du ‘communisme national’ », Inprecor n° 123 du 3 mai 1982.

[11] Gareth Porter & G.C. Hildebrand, The politics of food, starvation and agricultural révolution in Cambodia, Indochina Ressource Center, Washington DC, septembre 1975, p. vii.

[12] Pierre Rousset, « Kampuchea », mars 1980, manuscrit d’un chapitre d’un livre dont la parution a tant tardé que je ne sais pas s’il a jamais vu le jour. J’écrivais en introduction que les deux périodes sihanoukiste et Khmer rouge « méritent d’être conjointement étudiée. La première vient en effet confirmer qu’en l’absence de toute révolution sociale, et dans briser totalement les rapports de domination qui continuaient de lier l’ancienne colonie à l’impérialisme, la politique « progressiste » mise un temps en avant par Sihanouk ne pouvait conduire le régime qu’à l’impasse. La deuxième montre pour sa part que le « radicalisme » apparent de la politique socio-économique et le recours à des thèmes nationalistes exacerbés n’offraient pas d’alternative viable au maintien du Cambodge dans la sphère d’influence néocoloniale ».

[13] Voir Pierre Rousset, « Indochine : dix ans après la victoire », interview publiée en deux parties : Inprecor n° 196 du 13 mai 1985 et n° 197 du 27 mai 1985. Citation du premier article : « Question : Et nous avons appelé ça un Etat ouvrier, une dictature du prolétariat. Réponse : Oui. Question : Tu y crois vraiment ? Tu es sûr de cette analyse là ? Réponse : Non. Question : Pourtant, n’est-ce pas une question déterminante pour définir les orientations d’une Internationale révolutinnaire ? Par exemple quand il y a un conflit militaire avec un autre pays, comme le Vietnam ? Réponse : Je crois que c’est une question importante, mais pas déterminante pour décider de notre politique. Je sais que cela peut paraître un peu étrange, mais je vais essayer de m’expliquer… » (p. 13). L’Etat polpotien est « un ‘cas limite’ apparu dans des circonstances très particulières. C’est un phénomène instable et qui, probablement, ne pouvait pas se stabiliser. Il ne faut pas bâtir des théories là-dessus. S’il faut trouver une formule pour décrire cette réalité, je dirais à titre d’hypothèse de travail que l’Etat khmer rouge fut un Etat ouvrier mort-né. » (p. 14). Je pense aujourd’hui que c’est le genre d’hypothèse de travail dont on se passe fort bien. Mais dans la suite de l’interview, j’aborde des questions qui me semblent plus intéressantes, comme le processus « déracinement social » de l’armée khmère rouge.

[14] En me relisant, je réalise que j’ai continué longtemps à utiliser une terminologie « classique » (communistes cambodgiens) tout en analysant une réalité qui ne l’était pas, faute de vocabulaire adéquat.

[15] Sur cette guerre, voir Pierre Rousset, « Les guerres entre « Etats socialistes » : le conflit sino-indochinois de 1978-1979 » http://www.europe-solidaire.org/spi...

[16] Voir Rouge du 17 janvier 1978 qui comprend dans la rubrique « courrier » une déclaration du Groupe communiste internationaliste vietnamien de Paris ; la lettre citée ici critiquant mes articles, signée de Nikita (Jean-Michel Krivine) et Sandor (Hubert Krivine) ; enfin, une réponse à ces derniers de ma part. Nikita et Sandor évoquaient sur un mode ironique la possibilité « que quelques dizaines de milliers de guérilleros khmers « fanatisés » se soient jetés sur les centaines de milliers de soldats réguliers vietnamiens… », mais une autre hypothèse leur semblait de toute évidence plus crédible : « que le bureau politique vietnamien rêve d’une collaboration vietnamo-cambodgienne semblable à la collaboration vietnamo-laotienne comme les Soviétiques rêvent d’une collaboration soviéto-bulgare généralisée. » Ils n’étaient pas loin de faire porter la responsabilité principale du conflit frontalier au régime vietnamien. Or, on est début 1978 : on en sait assez pour comprendre que la logique de la direction Pol Pot échappe à notre intelligence réaliste des rapports de forces ! Ce qui me paraît intéressant ici, c’est que cette tension au sein de la rédaction de Rouge montre à quel point, à l’époque encore, la réalité du polpotisme n’était pas évidente, étant notamment occultée par la violence de la campagne anti-communiste en cours : les sources occidentales (agences de presse) en étaient suspectes, de même que les sources vietnamiennes étaient suspectes de partialité. C’est pourquoi je cherchais, en ce qui concerne le conflit khméro-vietnamien, à fonder mon jugement « sur d’autres sources, à savoir avant tout les sources officielles de Phom Penh » (citation tirée du texte présenté dans la note suivante) : je retournais en priorité les déclaration des Khmers rouges contre eux.

[17] « Quelques remarques sur les articles Indochine », 3 février 1978, dactylo. J’écrivais notamment : « Ma conviction – fondée sur beaucoup de choses – c’est que la direction du PCK amène la révolution cambodgienne à sa perte au sens le plus concret du terme. Je crois par contre que l’existence d’un Etat ouvrier (bureaucratisé) au Vietnam n’est pas menacée dans la période actuelle par une politique démente de ‘collectivisation forcenée’. Si quelqu’un pense que c’est bonnet blanc et blanc bonnet entre les deux régimes et que l’on doit les renvoyer dos-à-dos dans une même dénonciation, c’est évidemment son droit (…). Je tiens à souligner un point : vu ce que je pense réellement de la direction cambodgienne, j’ai encore plus retenu mon ton à son égard qu’à celui de la direction du PCV. » J’étais alors accusé « d’unilatéralisme » (l’accusation inverse de ce que retient Salles…) par des camarades qui trouvaient que j’avais toujours fait preuve d’un esprit trop peu critique à l’égard de la direction vietnamienne, mais c’est un autre débat.

[18] Hou Youn, « La paysannerie du Cambodge et ses projets de modernisation », Thèse de droit, Paris 1955. Khieu Samphan, « L’économie du Cambodge et ses problèmes d’industrialisation », Thèse de droit, Paris 1959.

[19] J’écrivais, op. citée, « les thèses de Hou Youn et Khieu Samphan (…) mettent l’accent sur la conquête de l’indépendance nationale, un certain replis autarcique, et la rupture du lien de dépendance à l’égard du marché mondial comme conditions au développement économique du pays. Le fait que la bourgeoisie au Cambodge soit française ou chinoise, et « l’étrangeté » des villes par rapport au pays profond amène ces auteurs à insister sur la nécessité d’un mouvement de désurbanisation relatif, sur la possibilité d’une rupture radicale avec le monde bourgeois, sur l’ampleur du replis agraire que la révolution devra opérer. »

[20] Voir sur ces questions Pierre Rousset, La Chine du XXe siècle en révolutions – II – 1949-1969 : crises et transformations sociales en République populaire, ESSF, 2009, http://www.europe-solidaire.org/spi...

[21] Garcia, R. F. (2001) To Suffer Thy Comrades : How the Revolution Decimated its Own. Manila : Anvil.

[22] Ajoutons à cette lugubre énumération l’embourgeoisement des mouvements de libération après la conquête de l’indépendance, le nouvel Etat étant utilisé pour créer une nouvelle bourgeoisie.

[23] Voir Pierre Rousset, « Les Khmers rouges, un cas unique ? », 12 mai 2005. http://www.europe-solidaire.org/spi...


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