Le brouillage gauche/droite sur l’immigration causé par les propositions de Ségolène Royal

dimanche 15 octobre 2006.
 

Alors que Nicolas Sarkozy en a fait un de ses terrains préférés de surenchère sécuritaire, la question de l’immigration devrait permettre d’affirmer un clivage droite/gauche exemplaire. En contestant le lien systématiquement établi par la droite et l’extrême droite entre l’immigration, l’insécurité et le chômage. Et en opposant à l’immigration choisie de Sarkozy l’alternative d’une immigration partagée, respectueuse des droits des migrants en tant que travailleurs ou réfugiés, parents ou enfants. C’est tout le contraire auquel se livre Ségolène Royal au fil de déclarations fracassantes sur la double peine, le traitement au cas par cas des immigrés en situation irrégulière ou encore la restriction du regroupement familial. En contradiction avec le projet socialiste, ces postures installent un brouillage dangereux dans le débat public et ne peuvent que profiter à ceux qui diabolisent l’immigration, extrême droite en tête. Il est donc décisif que chacun mesure bien la portée des solutions avancées par Ségolène Royal en matière d’immigration.

L’égalité au péril du « cas par cas » pour les sans papiers

Alors que toute la gauche est en train de critiquer l’arbitraire sarkozyste et l’absence de règles générales et claires pour les sans-papiers, Ségolène Royal annonce le 4 septembre sur France Inter et i-télé qu’ « il faut faire du cas par cas » pour les sans papiers. Elle le répète le 14 septembre sur RTL en affirmant que « ces questions doivent être réglées au cas par cas ». Ce choix tranche avec l’attachement de la gauche à des règles générales définies par la loi et devant l’application desquelles chaque immigré doit être à égalité, quelle que soit la préfecture qui examine son cas.

D’autant que Ségolène Royal refuse aussi catégoriquement toute « régularisation massive », en prétendant « qu’elle lève des espoirs considérables dans les pays d’origine » (14 septembre sur RTL), accréditant ainsi la thèse de « l’effet d’appel d’air » longtemps défendue par l’extrême droite. Une thèse aberrante qui postule que les immigrés se détermineraient plus en fonction de la législation dans les pays d’accueil que de leur situation invivable dans leur pays d’origine.

Or, ce n’est pas la régularisation qui fait appel d’air, pas plus en Espagne qu’ailleurs, c’est le gouffre de développement, de niveau de vie, d’espérance de vie, les systèmes de santé et d’éducation qui séparent notamment le Nord et le Sud. D’autant que la régularisation ne doit pas être considérée comme une mesure permanente de régulation des flux migratoires mais comme une décision visant a assainir une situation devenue dangereuse pour la collectivité nationale, en présence de milliers d’immigrés non expulsables et sans statut. En France, il convient de se souvenir que sur les 2,4 millions de travailleurs permanents ayant contribué au développement de l’économie française pendant les trente glorieuses, 1,4 millions, soit près de 60 % ont été régularisés a posteriori.

Ainsi à l’exception notable de Mme Royal, toute la gauche est aujourd’hui d’accord pour dire que, comme en Espagne et en Italie (où l’on était sur des chiffres de plus 500 000 sans papiers alors que l’on serait à peine autour de 80 000 en France), il sera nécessaire d’opérer une large régularisation avec des critères justes et clairs. C’est notamment la position de Laurent Fabius. Même le ministre allemand de l’Intérieur, pourtant de la CDU, a annoncé cet été la régularisation prochaine de 250 000 immigrés. Il n’y pas d’autre solution, à moins de s’accommoder de la persistance sur le territoire d’un réservoir de sans papiers exploitables par le travail clandestin ou d’opter pour des expulsions de masse par charters, qui sont aussi inhumaines qu’impraticables et coûteuses à grande échelle.

L’aberration de la « régionalisation de l’examen des dossiers en fonction des besoins de l’économie » Alors que les politiques migratoires doivent plus que jamais être pensées conjointement au niveau national et international, Ségolène Royal se prononce (toujours le 4 septembre sur France Inter) pour une « régionalisation de l’examen des dossiers ».Or une telle gestion régionale risquerait là aussi de remettre en cause l’égalité du droit au séjour sur tout le territoire. Non seulement contraire aux principes républicains, cette régionalisation serait aussi inefficace. Car la problématique des flux migratoires est une problématique internationale, liée de tous temps aux guerres, catastrophes naturelles ou politiques frappant certains pays ou à leur enfoncement dans une spirale de l’extrême pauvreté. Croire que l’on y répondra depuis le bureau d’un président de région français est un non sens absolu.

Non seulement géré au niveau régional, l’octroi des titres de séjour devrait s’effectuer selon Ségolène Royal « en fonction des besoins de l’économie ». En quoi une telle proposition se distingue-t-elle de l’immigration choisie chère à Nicolas Sarkozy ? Piloter les entrées sur le territoire en fonction des seuls besoins de l’économie n’est-ce pas exactement la solution défendue par la droite ? Rappelons au passage que cette immigration choisie par le pays d’accueil qui fait son marché de main d’œuvre est complètement subie par les pays de départ qui sont ainsi victimes du pillage de leurs qualifications. Faire de l’immigration la réponse aux besoins de qualifications de notre pays est aussi une bonne façon pour les entreprises de se dédouaner de leurs responsabilités pour élever les qualifications des chômeurs en France.

Les « visas saisonniers durables » contre le regroupement familial

Dans un entretien au Monde du 23 juin 2006, Ségolène Royal annonce qu’ « il faut pour l’immigration de travail, instaurer un droit moderne à l’aller et au retour ». A l’époque, peu ont mesuré la portée de cette annonce. Le 4 septembre sur RTL les choses commencent à se préciser puisque Ségolène Royal plaide en faveur de « visas saisonniers durables », sans que l’on sache encore exactement à quoi doit servir cette proposition.

C’est dans une interview au quotidien El Païs du 14 septembre que l’on comprend mieux l’objectif de la mesure : « avec une immigration de travail temporaire, il n’y a pas de regroupement familial parce que les travailleurs retournent chez eux avec l’assurance qu’ils pourront revenir en France l’année suivante ». Le développement de visas saisonniers renouvelables est donc pour Ségolène Royal un moyen pour limiter le recours au regroupement familial.

Le droit fondamental, protégé par les conventions internationales, de pouvoir vivre en famille quand on travaille à l’étranger est ainsi dangereusement méconnu. Penser que l’on pourrait organiser la venue de travailleurs en France, sans organiser celle de leurs familles, est une aberration autant morale que sociale et politique. Cette erreur a d’ailleurs déjà été commise par les pouvoirs publics français d’après guerre, qui ont organisé pour la reconstruction du pays la venue de milliers de travailleurs immigrés sans celle de leur famille, en pensant que les immigrés repartiraient une fois le travail accompli.

Au final, ont ainsi été brisées des milliers de vies, déracinées de leur pays et dans l’impossibilité de s’intégrer socialement en France. Ce discours contribue par ailleurs à fragiliser la situation des immigrés actuellement au chômage, à qui certains pourraient dire demain qu’ils n’ont qu’à « rentrer chez eux » et revenir avec un visa saisonnier, sans leur famille, « quand on aura à nouveau besoin d’eux ».

Faire croire que l’immigration acceptable en France est la seule immigration saisonnière revient à affirmer qu’un bon immigré est un travailleur sans famille, corvéable en France dans les secteurs où manque la main d’œuvre, et qui repart dès que l’économie locale n’en a plus besoin... Une telle proposition participe d’une vision instrumentale des immigrés non seulement moralement inadmissible mais qui s’intègre parfaitement dans le grand jeu du capitalisme mondialisé le plus sauvage, dans lequel la dégradation des conditions de travail de certains secteurs et la pénurie de main d’œuvre qui en résulte se règle par des afflux de travailleurs étrangers plus pauvres, plus désespérés et donc davantage exploitables.

La proposition est d’autant plus choquante dans un pays où 9% de la population est toujours au chômage et où plus de 7 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté. Précarisation absolue des immigrés d’un côté, contraints de repartir tous les six mois, sans perspective d’évolution de carrière, sans droit à une vie familiale normale, sans intégration possible sur le sol français, ni espoir d’ascenseur social pour eux-mêmes ou leurs enfants. Et maintien de l’autre côté des conditions de travail pour les travailleurs de ces secteurs au plus bas par l’organisation de la précarisation internationale. Plutôt que parler à ce propos de « droit moderne à l’aller et au retour » comme le fait Ségolène Royal, il vaudrait mieux parler à ce sujet de « permis jetable de travailler ».

Le co-développement n’est pas l’alternative à l’immigration de travail

Si l’enjeu du co-développement est effectivement décisif pour la gauche, il ne doit pas être présenté comme un simple outil pour lutter contre l’immigration de travail vers l’Europe comme a pu le présenter Ségolène Royal lors de son voyage au Sénégal. Opposer l’immigration de travail à l’aide au développement est une aberration quand l’on sait que l’aide au développement est aujourd’hui principalement le fait des transferts de ressources des populations immigrées, et dans une bien moindre mesure celle des pouvoirs publics. Stopper cette immigration reviendrait donc mécaniquement à réduire les flux de l’aide au développement et à accroître la pression des flux migratoires. A nouveau sur ce sujet, les réponses justes ne peuvent se construire à coup d’annonces chocs et de formules à l’emporte pièce.

Le brouillage gauche/droite à son comble

Les visas saisonniers proposés par Madame Royal ont en plus été mis en place par la loi Sarkozy sur l’immigration en juin dernier, sans régler aucunement la question du regroupement familial. L’entourage de Nicolas Sarkozy n’a d’ailleurs pas manqué de railler publiquement cette soi-disant invention de Ségolène Royal. Ce à quoi elle a cru bon de répondre, non pas en disant qu’elle ne proposait pas la même chose que Sarkozy mais en lui reprochant de ne pas avoir pris les décrets d’application concernant les fameux visas !

Outre des propositions qui sèment le trouble à gauche, Ségolène Royal multiplie aussi sur l’immigration les actes et les déclarations incompréhensibles pour l’électorat de gauche. Elle a ainsi préféré ne pas prendre part au vote sur le projet de loi Sarkozy sur l’immigration en juin à l’Assemblée nationale, alors que la quasi-totalité du groupe socialiste votait contre. Et dans l’avion qui l’emmenait pour le Sénégal le 26 septembre dernier, elle a cru utile à la gauche de déclarer à l’AFP qu’« il y a des choses pas mal » dans l’accord signé par Nicolas Sarkozy avec le Sénégal sur l’immigration et qu’il lui aurait « repris plusieurs idées » notamment « sur le co-développement, la coopération décentralisée et les visas à entrées multiples ». Toujours les fameux visas évoqués ci-dessus !

Elle prétend même à cette occasion qu’il s’agit d’autant d’éléments qui figurent dans le projet du PS. L’erreur est double, à la fois sur l’accord signé par Sarkozy qui est essentiellement policier, et sur le projet du PS qui n’a jamais parlé de visas saisonniers durables et qui réaffirme au contraire son attachement au regroupement familial, en s’engageant à abroger les dispositions des lois Sarkozy qui le restreignent.

Dans une posture incompréhensible de la part de quelqu’un qui est censé s’opposer à Nicolas Sarkozy, elle a enfin ajouté concernant la préparation de l’accord : « Ma venue a permis de rectifier un certain nombre de choses dans le bon sens, d’accélérer les choses ». Ce qui n’a pas tardé à susciter la réaction étonnée du bras droit de Sarkozy, Thierry Mariani qui a alors déclaré : « la candidate socialiste fait la voiture-balai des idées de Nicolas Sarkozy en terme d’immigration concertée et de codéveloppement ».

On imagine ce que de tels propos pourraient déclencher en pleine campagne présidentielle, là où ils ne font pour l’instant qu’accroître chaque jour un peu plus le trouble dans les consciences de gauche.

L’extrême droite en embuscade

Au-delà du brouillage droite/gauche, ce sont les thèses de l’extrême droite qui risquent de progresser encore dans les consciences quand même des figures de gauche en viennent à laisser penser que le regroupement familial pose problème. Ou encore défendent le durcissement de la double peine comme Ségolène Royal dans son entretien au Monde du 23 juin 2006. Du coup Carl Lang, bras droit de Jean-Marie Le Pen, peut se réjouir publiquement : « la lepénisation des esprits dépasse toute notre espérance (...)

Encore quelques mois de campagne électorale et Jean-Marie Le Pen sera un candidat de centre gauche à l’élection présidentielle » (2 juin 2006, AFP). Ceci est sans nul doute exagéré. Mais que penser de cette phrase incroyable extraite d’un des chapitres du projet de livre de Ségolène Royal publié sur son site internet : « Avoir la nostalgie des « valeurs traditionnelles » ne vaut pas fascisation des cervelles et même trouver qu’il y a « trop d’immigrés » ne signifie pas consentir à leur discrimination. » (chapitre Le désordre démocratique , sur le site desirsdavenir.org).


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