Bernstein, révisionnisme, réforme et révolution (extrait de Réforme sociale et révolution ? Rosa Luxembourg 1898)

lundi 17 novembre 2008.
 

Brochure « Réforme sociale ou révolution ? »

5. Conséquences pratiques et caractère général du révisionnisme

Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine - mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?

Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate. La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment. Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique. Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.

Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat - qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste - à réaliser cette transformation. D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.

Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées.

Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique. La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.

La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste. Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein.

Les structures capitalistes de la propriété et de l’Etat se développent dans une direction tout à fait opposée. De ce fait la lutte quotidienne concrète de la social-démocratie perd, en dernière analyse, tout rapport avec le socialisme. La lutte syndicale et la lutte politique sont importantes parce qu’elles agissent sur la conscience du prolétariat, qu’elles lui donnent une conscience socialiste, qu’elles l’organisent en tant que classe. Leur attribuer un pouvoir direct de socialisation de l’économie capitaliste, c’est non seulement aller au-devant d’un échec en ce domaine, mais encore leur faire perdre tout autre signification : elles cessent alors d’être un moyen d’éduquer la classe ouvrière, de la préparer à la conquête du pouvoir.

Aussi Edouard Bernstein et Conrad Schmidt font-ils un contre-sens complet lorsque pour se rassurer ils affirment que même si l’on réduit la lutte aux réformes sociales et au mouvement syndical on n’abandonne pas pour autant le but final du mouvement ouvrier : chaque pas fait en cette voie ne déborde-t-il pas ses propres buts et le but socialiste n’est-il pas présent dans tout le mouvement comme tendance qui l’anime ? C’est tout à fait vrai, sans doute, de la tactique actuelle de la social-démocratie où la conscience du but - la conquête du pouvoir politique - et l’effort pour l’atteindre précèdent et orientent toute la lutte syndicale et le mouvement pour les réformes. Mais si l’on sépare cette orientation préalable du mouvement et si l’on fait de la réforme sociale un objectif autonome, elle ne mènera certes pas à la réalisation du but final, au contraire.

Conrad Schmidt s’en remet à un mouvement pour ainsi dire automatique qui, une fois déclenché, ne peut plus s’arrêter de lui-même ; il part de l’idée très simple que l’appétit vient en mangeant et que la classe ouvrière ne peut se contenter de réformes tant que la transformation socialiste de la société n’est pas achevée. Ce dernier postulat est sans doute exact, et l’insuffisance des réformes capitalistes en témoigne. Mais la conclusion qu’il en tire ne serait vraie que si l’on pouvait construire une chaîne ininterrompue de réformes sociales de plus en plus étendues qui mènerait du régime capitaliste actuel au régime socialiste. C’est là une vue fantaisiste. D’après la nature des choses la chaîne se rompra très vite et à partir de cette rupture les voies où le mouvement peut s’engager sont multiples et variées.

Le résultat immédiat le plus probable est un changement de tactique en vue d’obtenir par tous les moyens les résultats pratiques de la lutte, c’est-à-dire les réformes sociales. Le point de vue de classe irréconciliable n’a de sens que si l’on se propose la prise du pouvoir ; il n’est que gênant à partir du moment où l’on n’a en vue que les objectifs pratiques immédiats. On en arrive bientôt à adopter une " politique de compensation " - traduisez une " politique de maquignonnage " - et une attitude conciliante sagement diplomatique. Mais le mouvement ne peut s’arrêter longtemps. Quelque tactique que l’on emploie, puisque les réformes sociales sont et restent, en régime capitaliste, des coquilles vides, en bonne logique l’étape suivante sera la désillusion, même en ce qui concerne les réformes - on aboutira à ce havre paisible où se sont réfugiés les professeurs Schmoller et Cie qui, après avoir navigué sur les eaux du réformisme social, finissent par laisser tout aller à la grâce de Dieu [1].

Le socialisme ne découle donc pas automatiquement et en toutes circonstances de la lutte quotidienne de la classe ouvrière. Il naîtra de l’exaspération des contradictions internes de l’économie capitaliste et de la prise de conscience de la classe ouvrière, qui comprendra la nécessité de les abolir au moyen de la révolution sociale. Nier les unes et refuser l’autre, comme le fait le révisionnisme, aboutit à réduire le mouvement ouvrier à une simple association corporative, au réformisme, et conduit automatiquement à abandonner le point de vue de classe.

Ces conséquences apparaissent clairement quand on considère le révisionnisme sous un autre aspect et que l’on se pose la question du caractère général de cette théorie. Il est évident que le révisionnisme ne défend pas les positions capitalistes et n’en nie pas, comme les économistes bourgeois, les contradictions. Au contraire, il admet le préalable marxiste de l’existence de ces contradictions. Mais d’autre part - nous sommes là au cœur de sa conception et c’est là ce qui le différencie de la théorie jusque-là en vigueur dans le parti - il ne fonde pas sa doctrine sur la suppression de ces contradictions, qui seraient la conséquence propre de leur développement interne.

La théorie révisionniste occupe une place intermédiaire entre ces deux pôles extrêmes. Elle ne veut pas porter à maturité les contradictions capitalistes ni les supprimer une fois atteint leur développement extrême par un renversement révolutionnaire de la situation ; elle veut les atténuer, les émousser. Ainsi elle prétend que la contradiction entre la production et l’échange sera atténuée par l’arrêt des crises, par la formation des associations patronales ; de même la contradiction entre le capital et le travail sera atténuée par l’amélioration de la situation du prolétariat et par la survie des classes moyennes, celle entre l’Etat de classe et la société par un contrôle social croissant et le progrès de la démocratie.

Certes, la tactique social-démocrate normale ne consiste pas à attendre le développement extrême des contradictions capitalistes jusqu’à ce que se produise un renversement révolutionnaire de la situation. Au contraire, l’essence de toute tactique révolutionnaire consiste à reconnaître la tendance du développement et à en tirer les conséquences extrêmes dans la lutte politique. C’est ainsi, par exemple, que la social-démocratie a toujours combattu le protectionnisme et le militarisme sans attendre que leur caractère réactionnaire se soit entièrement dévoilé. Mais la tactique de Bernstein ne consiste pas à s’appuyer sur le développement et l’exaspération des antagonismes, il mise au contraire sur leur atténuation. Il définit lui-même sa tactique en parlant d’une " adaptation " de l’économie capitaliste. À quel moment se vérifierait une telle conception ? Les contradictions de la société actuelle résultent toutes du mode de production capitaliste. Supposons que ce mode de production continue à se développer dans la direction actuelle ; il poursuivra nécessairement ses propres conséquences, les contradictions continueront de s’exaspérer, et de s’aggraver au lieu de s’atténuer. Pour que la théorie de Bernstein se vérifie, il faudrait donc que le mode de production capitaliste lui-même soit entravé dans son développement. En un mot, le postulat général qu’implique la théorie de Bernstein, c’est un arrêt du développement capitaliste.

Par là, sa théorie se condamne elle-même doublement. D’une part, elle trahit son caractère utopique quant au but final du socialisme : il est clair d’avance que l’enlisement du développement capitaliste n’aboutira pas à une transformation socialiste de la société ; nous en avons la confirmation dans notre exposé des conséquences pratiques de cette théorie. Ensuite, elle dévoile son caractère réactionnaire quant au développement effectif du capitalisme, qui est rapide.

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