En hausse, stable ou en baisse depuis les précédentes, la participation à la journée nationale d’action du mardi 24 novembre dans l’éducation nationale, à l’appel des syndicats FSU, CGT et SUD, ne changera pas le spleen profond qu’on appelle "malaise enseignant". Selon l’enquête "Enseigner en collège et lycée en 2008", menée auprès d’un échantillon représentatif de 1 200 enseignants et publiée en octobre par le ministère de l’éducation nationale, 67 % d’entre eux affirment le ressentir personnellement. Ils n’étaient que 53 % en 2005. La plupart invoquent un manque de reconnaissance professionnelle.
Cette enquête porte sur le secondaire, mais il ne fait guère de doute que le primaire ne soit pas logé à meilleure enseigne. Le message qui émane du corps enseignant, à travers syndicats, associations et témoignages individuels, est celui du désenchantement. Ce qui serait déjà préoccupant dans n’importe quelle structure l’est encore plus dans l’éducation nationale, dont l’efficience repose à tous les niveaux sur l’engagement de ses personnels et leur adhésion à un idéal commun.
Or l’éducation nationale ne croit plus en rien. Elle ne croit plus aux grands discours mobilisateurs sur son dessein républicain. Dites aux enseignants qu’ils sont le creuset de la nation, les gardiens de la citoyenneté ou les passeurs de la culture : ils se demanderont quel coup fourré se cache sous ces compliments convenus. Le dernier à avoir tenu, avec emphase, ce type de propos a été Nicolas Sarkozy qui, dans sa "Lettre aux éducateurs" de septembre 2007, conviait ces derniers à jeter les bases d’une "nouvelle Renaissance". Cette volonté de réconcilier la droite avec le monde éducatif s’est perdue dans les sables de la réduction des postes, répétée d’année en année (49 400 suppressions de 2007 à 2010, soit environ 6 % des effectifs), et de la généralisation des logiques gestionnaires inspirées du privé.
L’éducation nationale ne croit pas au discours gestionnaire. Il faut être député UMP pour penser que les économies en cours vont "contraindre à se réformer" un système qui, au contraire, se crispe chaque jour un peu plus.
Quant à la logique libérale du grand coup de balai, emportant le "carcan" des statuts de la fonction publique et poussant à son terme le principe du "libre choix" par les familles des établissements scolaires, personne dans l’éducation nationale ne l’a jamais perçue autrement que comme une étrange utopie. Sa transformation en hypothèse crédible est même le seul motif qui pourrait réveiller, droite et gauche confondues, ce volcan endormi.
Mais sauf à en venir à ce branle-bas de combat, l’éducation nationale ne croit plus tellement au discours syndical : les professeurs se sentent plus agressés que jamais, mais ne s’investissent pas dans leur défense collective. Chaque année, au bout de deux ou trois journées de grève à peu près réussies, la démarche syndicale s’enlise et le gouvernement n’a qu’à laisser passer l’orage.
Hormis une frange d’activistes où les jeunes se font rares, l’éducation nationale ne croit pas non plus, ou ne croit plus, en l’ambition pédagogique comme moyen de faire reculer l’échec scolaire et réaliser ses objectifs de démocratisation. Depuis dix ans, chaque rentrée est l’occasion d’un flot de réquisitoires contre la pédagogie rebaptisée "pédagogisme", lui attribuant "l’effondrement" du système éducatif et jusqu’à la banalisation des comportements "racaille". Les pédagogues ont beau s’indigner et la pédagogie renaître sans cesse sous de nouvelles appellations ou de nouvelles formes, son score dans la bataille des idées est pour l’instant de 10 à 0 en faveur de ses détracteurs.
Toutefois, ces derniers, venus de la gauche, ont enthousiasmé la droite, mais échoué à séduire l’éducation nationale. Devenue à son tour une quasi-doctrine officielle, l’hostilité au "pédagogisme" est victime de son succès : elle ne parvient pas à construire un discours mobilisateur. Pis, elle apparaît comme ayant partie liée avec l’utilitarisme éducatif prêté au gouvernement, dont personne ne peut croire que la défense du latin-grec est la priorité.
Bien sûr, comme pour toute généralisation, les affirmations qui précèdent peuvent être jugées partiellement fausses. Même reléguée à l’arrière-plan, l’idée républicaine perdure en chaque enseignant qui se respecte. Même dans un établissement scolaire, des décisions de gestion peuvent être comprises lorsqu’elles ne compromettent pas l’effort collectif.
Les démarches pédagogiques sont revisitées par une frange d’enseignants qui y puisent un bonheur professionnel inégalé. Leur double inversé - l’"antipédagogisme" et le retour aux "fondamentaux" - est aussi un exutoire à la pression et pose des balises contre certaines dérives. Et le syndicalisme, même s’il est à la peine, n’a pas dit son dernier mot.
Bref, beaucoup d’individus et de groupes, dans le monde enseignant, ont encore foi en un idéal. Mais la majorité s’enfonce dans un scepticisme inébranlable et un chacun pour soi qui brise d’avance toute dynamique collective. En roue libre, tournant sur sa lancée, l’éducation nationale reste sans rêve, sans moteur. Courriel : cedelle@lemonde.fr.
Luc Cédelle (Service France)
Article paru dans l’édition du 25.11.09
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