En ces temps de confusion conceptuelle et politique, il est bon de revenir à Jaurès en matière de laïcité. D’autant que beaucoup de jaurésiens de la dernière heure, voire de la vingt-cinquième heure, caricaturent sciemment sa pensée et son action, N’a-t-on pas entendu le candidat Nicolas Sarkozy citer 23 fois Jaurès dans un discours à Toulouse pour, une fois élu président de la République, dénoncer tout comme le pape Benoît XVI le « laïcisme », cet « l’intégrisme républicain », et prétendre « moderniser la laïcité » afin de « mieux répondre aux attentes des grandes religions » ! Ne voit-on pas également nombre de champions d’une « laïcité ouverte », « plurielle », « européenne » se référer à la tolérance plutôt qu’à la laïcité, à l’équité plutôt qu’à l’égalité des droits, au pluralisme religieux plutôt qu’à l’égal traitement de toutes les convictions religieuses, agnostiques ou athées !
La pensée de Jean Jaurès est encore mal connue car ses œuvres et ses discours n’ont été que partiellement publiées et inégalement étudiés au risque de l’instrumentalisation du tribun selon les circonstances[1]. Beaucoup en font aujourd’hui un simple réformiste[2], quelques-uns encore un révolutionnaire alors qu’il préconisait lui-même une stratégie de réformes révolutionnaires. Il aimait à dire qu’il avait été planté républicain centre-gauche et avait fleuri gauche socialiste. Son assassinat nous a privé des dernières évolutions de sa pensée, une pensée qui reste toujours vivante alors qu’est célébré son 150e anniversaire. J’ose affirmer, après avoir dépouillé systématiquement ses écrits, que son combat pour la laïcité fut un des thèmes les plus constants et les plus réfléchis de sa courte carrière d’homme public. Je me permets d’affirmer que sa conception de la laïcité peut se résumer en trois assertions fondamentales et complémentaires :
La laïcité ne se réduit pas à la tolérance car elle est fondée, non seulement sur la liberté de conscience, mais aussi sur le respect égal et mutuel de toutes les personnes puisqu’il n’y a pas de liberté pour l’homme sans égalité de droits.
« Démocratie et laïcité sont deux termes identiques » car « la démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits » et que « la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, … » (L’Humanité, 2 août 1904).
« Laïcité de l’enseignement, progrès social, ce sont deux formules indivisibles. Nous lutterons pour les deux » s’exclamait encore Jaurès le 25 janvier 1910 à la fin de son célèbre discours Pour la laïque. L’émancipation laïque participe aussi bien de l’émancipation intellectuelle que de l’émancipation sociale.
Cette conception de la laïcité est au cœur de la pensée jaurésienne en même temps qu’elle en est le dénominateur commun et cette « dialectique des émancipations », selon la belle formule de Henri Pena-Ruiz, ne peut se comprendre que dans sa triple dimension philosophique, politique et sociale. Mais, par souci pédagogique et par respect de la chronologie, je vais exposer les thèses de Jaurès en étudiant sa pensée et son action en faveur de la laïcité scolaire, puis de la séparation des Églises et de l’État et enfin des émancipations sociale, intellectuelle et spirituelle.
Le jeune normalien philosophe Jean Jaurès naît à la vie intellectuelle par une critique du christianisme et de l’idéalisme de Victor Cousin que défend son collègue Henri Bergson, mais il se démarque aussi du positivisme d’Auguste Comte, la pensée dominante de l’époque. Jaurès se veut héritier de la philosophie rationaliste des Lumières, est un lecteur attentif de Quinet et de Renan, et s’affirme vite comme un des meilleurs connaisseurs de la philosophie allemande, de Kant à Hegel et même Marx qu’il découvre dans le texte. Il affirme aussitôt une pensée originale sur les rapports entre la pensée et l’action.
Dès la rédaction de sa thèse secondaire en latin sur les origines du socialisme allemand, Jaurès distingue la liberté en soi, de droit, et la liberté pour soi, de fait, et pense leur dialectique. « En pénétrant le socialisme allemand, on y trouve incluse (...) dans l’histoire et dans l’économie politique une certaine dialectique (...) qui définit la liberté, non pas comme une absurde faculté de pouvoir choisir entre des contraires, non comme une hypothétique indépendance de chaque individu, mais comme la véritable base de l’égalité des hommes et de leur communion.[3] »
Dans l’absolu, chaque homme dispose de la liberté de conscience, la première des libertés, celle qui lui reste quand il est dépouillé de tous ses droits et de tous ses moyens. La liberté de conscience est d’origine divine, estiment Luther ou Locke, mais Jaurès y voit plutôt le premier des droits naturels propres à tous les êtres humains. D’elle découlent toutes les autres libertés, de croire en Dieu ou de ne pas y croire, de pensée en raison ou non, d’agir ou de prier. Il n’y a pas de liberté sans égalité de droits entre tous les êtres humains. Tout individu n’est pas libre de faire tout ce qu’il veut, sa liberté est limitée par le respect de celle des autres. Jaurès retrouve la démarche des rédacteurs de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».
Encore faut-il que l’égalité des droits soit possible car, dans la réalité des faits, il n’y a que des libertés relatives. Jaurès reprend sur ce point les remarques de Louis Blanc : « celui-là seul est libre qui, non seulement a le droit, mais également la faculté et le pouvoir d’agir. » Voila pourquoi il ne se satisfait pas de la notion de tolérance. La Paix d’Augsbourg de 1554, la première paix de religion, repose sur le principe « Tel prince, telle religion » : seuls les princes ont la pleine liberté de religion, leurs sujets doivent partager leur confession car, s’ils n’ont pas la même religion que le prince, ils peuvent tout au plus émigrer. Même l’Édit de Nantes n’est qu’une concession du roi Henri IV accordant certaines libertés à ses sujets protestants même si, pour la première fois, le pluralisme religieux est admis dans le même royaume. La tolérance est donc une concession du prince à des sujets, de l’État à des minorités, ce n’est pas la reconnaissance d’un droit irrévocable pour tous les citoyens.
Jaurès ne cessera de critiquer les limites de la tolérance qui maintient une relation de dominant à dominé. En 1910, il rappelle encore aux socialistes lors de leur Congrès : « Nous ne sommes pas le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux pour les doctrines des autres -, nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. ». C’est bien la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui a jeté les fondements de la laïcité en proclamant la liberté et l’égalité des droits en son article premier.
De ce principe découle la conception de la laïcité scolaire de Jaurès. Dès son premier discours à la Chambre des députés, le 21 octobre 1886, au cours du débat sur la laïcisation du personnel des écoles primaires, le jeune élu républicain qu’il est encore déclare d’emblée : « J’accepte pleinement, sans réserve aucune, le principe qu’est la laïcité »[4]. Désormais « la société française ne repose plus sur l’idée religieuse discutable, mais sur l’idée naturelle de justice acceptée par tous. » La laïcité s’oppose aux prétentions du cléricalisme qui divise la société en voulant imposer à tous les citoyens des normes religieuses auxquelles les incroyants ne peuvent adhérer. La laïcité repose sur un principe unificateur de justice et d’égalité de droit pour tous.
Jaurès est parfaitement conscient de l’enjeu que représente la scolarisation des enfants par l’école publique et la sécularisation du personnel enseignant. « Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque, non seulement aux dogmes religieux, mais aussi aux dogmes philosophiques, non seulement du christianisme, mais aussi au spiritualisme.[5] » Ce n’est pas sur le simple anticléricalisme politique ou l’hostilité à la religion que Jaurès fonde la laïcité, mais sur le respect de la liberté de la conscience et de la science grâce au libre exercice de la raison critique.
Quels doivent être les principes de la laïcité scolaire ? L’École laïque de la République doit donc, disait Jaurès dès 1886, « assurer l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle de fonctionnement de la vie sociale. » La laïcité garantit la liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances au nom du respect dû à toutes les personnes, croyants comme incroyants, libres penseurs comme athées. Mais ce respect est dû aux personnes, aux croyants, pas aux croyances qui peuvent être soumises à la critique. Jaurès reprend ici les distinctions opérées par Condorcet entre foi et raison, croyance et science, opinion et savoir.
En effet, l’enseignement public ne peut respecter la conscience et la science qu’en faisant appel à la raison. « L’enseignement public ne doit faire appel qu’à la seule raison et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut d’elle-même de l’enseignement »[6]. Jaurès revient constamment sur ce thème : ainsi au lycée de Castres, le 30 juillet 1904, il précise encore que la laïcité est l’œuvre de la raison et de la science, et non une idéologie d’État. « Dans l’œuvre d’éducation où la conscience s’éveille, où la raison s’affirme peu à peu, l’institution laïque, libre de toute entrave, doit susciter dans les jeunes enfants, non pas un dogme nouveau, non pas une doctrine nouvelle, mais l’exigence même de la science et de la vérité »[7]. Dans Pour la laïque, en janvier 1910, il ajoute que « le principe de vie qui est dans les sociétés modernes, qui se manifeste dans toutes les institutions, c’est l’acte de foi dans l’efficacité morale et sociale de la raison, dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable »[8]. L’école laïque doit susciter chez les enfants l’aspiration à la liberté par l’exercice de la raison, sans pour autant diffuser une doctrine, un dogme.
Jaurès a une conception originale de la laïcité scolaire car il affirme avec force les droits de l’enfance et les devoirs de l’État à son égard. Dès 1886, Il osait affirmer à la Chambre que « l’école ne continue pas la vie de famille, car elle inaugure et prépare la vie des sociétés. » Il reprend sans cesse ce thème comme en juillet 1904 quelques jours après l’adoption de la loi interdisant aux congréganistes d’enseigner : « La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance, et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation de s’interposer entre le devoir de la nation et ce droit de l’enfance.[9] » En affirmant les droits de l’enfance et le devoir de l’État, Jaurès s’inscrit dans la lignée de Victor Hugo qui disait que l’éducation de l’enfant avait pour finalité la conquête de sa liberté ; ce qui supposait l’émancipation de ses trois maîtres, le père de famille, le prêtre et le maître d’école lui-même. Jaurès s’oppose sur ce point explicitement à nombre de républicains et de radicaux, en particulier à Clemenceau. Il réfute les thèses des droits des pères de famille et de la liberté de l’enseignement. Les pères de famille n’ont pas à imposer leurs conceptions de l’instruction et des programmes. Le droit de l’enfant à l’éducation prime sur le droit des pères de famille car le but de tout enseignement est de faire que les élèves apprennent à penser par eux-mêmes en pleine liberté de conscience afin de devenir des hommes libres et responsables. Mais Jaurès n’exclut pas les familles de l’école ; il veut même faire entendre leur voix car il faut « mettre chaque jour les familles face aux problèmes de l’école. » Les enseignants ont la mission de rappeler aux parents quels sont leurs devoirs envers leurs enfants et de leur faire découvrir les devoirs de l’État envers l’instruction publique.
La séparation de l’Église catholique et de l’École publique est donc pour Jaurès la condition de la véritable liberté et de l’égalité de traitement des enfants. La foi religieuse n’engage que les croyants. Il est donc scandaleux que des écoles confessionnelles prétendent scolariser tous les enfants, et en particulier les jeunes filles, alors qu’elles donnent la primauté à l’éducation religieuse et morale et subordonnent la raison à la foi. Aussi, en 1904, lors du conflit opposant le gouvernement Combes aux congrégations non autorisées, Jaurès se fait le champion de la fermeture des écoles confessionnelles et de l’interdiction d’enseignement des congrégations qui se sont reconstituées illégalement en France après avoir été interdites sous la Révolution. « Seuls dans une démocratie républicaine ont le droit d’enseigner ceux qui reconnaissent, non à titre relatif mais à titre absolu, non à titre précaire mais à titre définitif, le droit à la liberté des personnes et des croyances.[10] » Jaurès ne veut pas interdire aux catholiques d’enseigner, mais il les met au défi d’être respectueux de la liberté de conscience et les invite à travailler dans les écoles publiques. Il ne se satisfait pas de la loi du 7 juillet 1904 qui exige une simple sécularisation des anciennes écoles confessionnelles transformées en écoles privées à direction sécularisée. Il proteste contre le maintien en place de l’essentiel de l’ancien personnel enseignant prétendument sécularisé. Jaurès prônait l’intégration des anciennes écoles confessionnelles dans l’enseignement public et la laïcisation de tout le personnel enseignant. Son projet d’un « service public national de l’enseignement », accepté un moment par la Ligue de l’enseignement et le parti radical, fut cependant vite dénoncé comme un « monopole scolaire » d’État, comme un instrument de conditionnement des esprits, comme un danger pour les libertés. Clemenceau n’hésita pas à condamner ce « projet collectiviste » au nom de la liberté de l’enseignement. Et la majorité des radicaux et des membres de la Ligue de l’enseignement se rallièrent à cette position et firent cause commune avec les républicains libéraux et la droite conservatrice. Ainsi se perpétua le dualisme scolaire fondé sur la dite liberté de l’enseignement héritée de la loi Falloux de 1850 qui ne fut pas abrogée. Mais Jaurès n’accepta jamais le dualisme scolaire et le principe de la liberté de l’enseignement et resta partisan d’un « service public national ». En 1904, au plus fort de la tension en la France et le Vatican, il n’hésitait à affirmer que la laïcité serait tôt ou tard un principe commun à tous les citoyens de la République par delà leurs croyances particulières : « Ainsi se dissiperaient les préjugés ; ainsi s’apaiseraient les fantasmes ; ainsi viendra le jour où tous les citoyens, quelle que soit leur conception du monde, catholiques, protestants, libres penseurs, reconnaîtront le principe supérieur de la laïcité »[11].
Jaurès resta en effet toujours le champion de l’« État laïque enseignant ». Sa pensée laïque présente une grande cohérence politique en ce sens qu’il ne sépare jamais la question de la laïcité de l’école de celle de l’État. En mars 1904, il ose défendre contre Clemenceau et Albert de Mun l’idée que la République démocratique doit garantir les libertés. « Entre le principe révolutionnaire de l’État et le principe révolutionnaire de la liberté individuelle, il y a harmonie ». Cette affirmation peut paraître bien naïve et faire sourire, mais Jaurès s’en explique. Depuis 1886 il affirme qu’« en matière d’enseignement philosophique et moral, l’État ne peut opposer son enseignement à la diversité de tous les esprits et de tous les milieux. » Il récuse toute philosophie d’État, tout enseignement officiel car les programmes scolaires ne pouvant être fondés que sur l’initiation à la science et à la raison. Pour lui, la laïcité républicaine n’est pas un dogme, n’est pas une religion civile, comme l’affirme encore aujourd’hui Jean Baubérot[12]. Elle n’est pas un laïcisme, une idéologie d’État comme continue à l’affirmer l’Église catholique et Nicolas Sarkozy[13]. Pour comprendre cette position de Jaurès, il faut approfondir sa conception de l’État démocratique. Pour l’historien de la Révolution qu’il fut, l’État n’est pas un simple appareil d’oppression au service d’une classe dominante homogène. Renouant avec les analyses historiques les plus fines de Marx, Jaurès écrit en 1909 dans L’Armée nouvelle qu’il « n’y a jamais eu d’État qui ait été purement et simplement un État de classe, qui ait été aux mains d’une classe dominante un instrument à tout faire (...) L’Etat n’exprime pas une classe, il exprime le rapport des classes, le rapport de leurs forces. (...) Il a pour mission de maintenir et de protéger les garanties d’existence, d‘ordre, de civilisation communes aux deux classes (...) L’État d’aujourd’hui est l’expression d’une démocratie bourgeoise où la puissance du prolétariat grandit.[14] » Dans la société bourgeoise de la Troisième République, l’école publique peut donc jouer un rôle émancipateur en diffusant les principes de liberté et raison. L’État républicain doit donc être laïque. Mais Jaurès n’assimile pas la laïcité de l’État à la neutralité. « Il n’y a que le néant qui soit neutre » répète-t-il sans cesse. L’État ne doit pas être neutre comme le réclament dès 1909 les évêques de France. La République repose sur des valeurs qui sont les principes universels de l’homme et du citoyen. L’État ne peut être que neutre envers les religions en étant indépendant de toutes leurs croyances. C’est seulement ainsi que Jaurès reprend la formule lancée par Ernest Renan en 1882 et que Ferdinand Buisson complète : « L’État laïque doit être neutre envers les religions, tolérant pour tous les cultes, indépendant de toute Église ».
Laïcité, démocratie et Séparation des Églises et de l’État
La Séparation de l’Église et de l’État était un article de programme de tout candidat républicain depuis celui de Gambetta en 1869. Mais, après la fragile conquête des pouvoirs par les républicains, Jules Ferry et Paul Bert ont ajourné cette réforme institutionnelle qui aurait complété les grandes lois laïques de 1880 à 1886, afin d’éviter l’aggravation du « conflit des deux France ». Il fallait républicaniser au préalable la nouvelle génération de citoyens passée par les écoles publiques et laïciser les administrations. Dans une logique d’apaisement civil et au nom de la neutralité de l’État, Jules Ferry concéda aux croyants que les « devoirs envers Dieu » resteraient au programme de l’instruction morale des enfants des écoles laïques primaires. Cependant, depuis l’encyclique Quanta Cura et le Syllabus de 1864, le pape Pie IX condamnait quatre-vingt « erreurs du monde moderne », dont la Séparation de l’Église et de l’État (n° 50) et le concile Vatican de 1870 avait proclamé l’infaillibilité du pape en matière de foi et de mœurs. Bien que le pape Léon XIII ait préconisé à partir de 1890 le ralliement des catholiques français à la République, un très puissant courant « intégraliste » continuait de refuser la République. Ce courant intégriste, réactionnaire et monarchiste se compromit gravement lors de l’Affaire Dreyfus. Si le rôle décisif de Zola dans la défense de Dreyfus est bien connu, il faut rappeler celui de Jaurès qui réussit à rallier les socialistes après avoir fait comprendre à Jules Guesde que l’Affaire n’était pas qu’une « affaire de bourgeois »[15] Après la formation du gouvernement Waldeck-Rousseau contre le triple danger « nationaliste, antisémite et clérical », Jaurès devint le champion de la défense de la République et l’inspirateur du Bloc des Gauches. Il fut même un an vice-président de la Chambre des députés. Pour lui, République, démocratie et laïcité sont consubstantielles.
Jaurès expose souvent comment laïcité et démocratie sont complémentaires. Son raisonnement repose sur ce syllogisme : La démocratie n’est autres chose que l’égalité des droits. La laïcité suppose l’égalité de droit de toutes les convictions. La Laïcité est donc la condition naturelle de la démocratie. On pourrait multiplier les citations où il explique en quoi « laïcité et démocratie sont synonymes. (...) La démocratie fonde en dehors de tout dogme religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social (...) si elle s’appuie sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque. (...) La démocratie est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, dans sa morale comme dans son économie.[16] » Si les hommes veulent compléter par des cérémonies, des sacrements, des rites religieux, les actes civiques de l’état civil, les mariages et les funérailles, les contrats, c’est leur droit. S’ils veulent donner à leurs enfants une instruction religieuse au-delà de l’instruction publique, ils en ont la pleine possibilité. Mais c’est sur des bases laïques que la démocratie doit organiser toutes ses institutions publiques et sociales qui doivent régir la vie en commun de tous les citoyens égaux en droits et en devoirs, sans considération de leurs opinions privées et de leurs croyances. Voila pourquoi la séparation des Églises et de l’État doit être « le terme logique de l’œuvre de laïcité ».
Jaurès a été, on ne le sait pas assez, le stratège de la séparation[17]. C’est son ami Francis de Préssensé, député socialiste du Rhône, qui dépose le 7 avril 1903 la proposition de loi très étudiée (89 articles) qui provoque l’élection d’une commission parlementaire des 33 pour « réaliser radicalement la séparation ». 7 socialistes y participent aux côtés de 9 radicaux-socialistes face à 16 députés hostiles au départ à la séparation. Jaurès poussa le jeune député socialiste de Saint-Étienne, Aristide Briand à y participer et à en devenir le rapporteur. Il joua un rôle indirect grâce au député de Paris, l’historien Deville qui était son collaborateur et fut le secrétaire de la commission. Son ami, le conseiller d’État Grunebaum-Ballin, fut le premier juriste à légitimer la proposition de loi de séparation. Le 1er juin 1904, alors que la commission parlementaire va adopter le projet Briand et avant même que les relations diplomatiques entre le Vatican et la France ne soient rompues, Jaurès expose dans La Dépêche de Toulouse sa conception de la séparation : « Ce n’est pas par un coup de tête que nous voulons briser un régime suranné. C’est par un large et calme débat où nous discuterons avec tous les républicains, avec l’opposition elle-même, les conditions les meilleures du régime nouveau (...). Nous voudrions que la séparation des Églises et de l’État n’apparaisse pas comme la victoire d’un groupe sur d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune de tous les républicains (...) conforme au droit de l’État laïque mais aussi acceptable par les catholiques ». Le 15 août 1904, jour de la fête de la Vierge, Jaurès s’adresse aux catholiques en leur disant qu’ils n’ont rien à perdre avec la séparation mais que l’Église y gagnera une liberté inédite. Il est plus confiant que jamais dans la stratégie qu’il préconise d’union de toutes les forces républicaines par delà leurs divergences de sensibilité anticléricale car il a l’assurance que « les groupes de l’extrême-gauche sont résolus à faire aux modérés toutes les concessions qui n’attenteront pas au principe de laïcité. »
Jaurès a été également le tacticien du débat parlementaire. Après l’ouverture du débat à la Chambre le 21 mars 1905, pour dissiper les craintes des évêques de France de voir la hiérarchie de l’Église remise en cause par certaines associations cultuelles paroissiales largement ouvertes aux laïcs, Francis de Préssensé et Jaurès conçoivent un amendement à l’Article 4 dans le but de les rassurer. Les biens des anciens établissements ecclésiastiques seraient attribués aux associations cultuelles « conformément aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». L’État n’a pas à fixer un statut type d’association cultuelle, l’État n’a pas à modifier les formes d’organisations des diverses Églises. Il n’a pas le droit de « démocratiser l’Église catholique malgré elle ». Seuls les catholiques pourraient modifier cette institution de type monarchique. En dépit des vives critiques de l’extrême gauche antireligieuse, des inquiétudes des radicaux anticléricaux gallicans, et des insultes de Clemenceau qualifiant Jaurès de « socialo-papalin » et de « laïque en peau de lapin », l’article 4 amendé est adopté le 26 avril par 482 voix contre 52. La droite elle-même a voté cet article décisif. Jaurès peut s’exclamer « la Séparation est faite ». En dépit de manœuvres ultérieures, la loi de séparation est finalement adoptée le 3 juillet 1905 par 341 députés contre 233. Jaurès a su rassembler comme il l’avait prévu la cinquantaine de députés d’extrême gauche socialiste et radicaux qui voulaient « faire la guerre à la religion », les députés socialistes et radicaux-socialistes anticléricaux mais laïques, les députés radicaux gallicans et les républicains modérés attachés à la liberté de culte mais hostiles au cléricalisme. Jaurès a su rassembler tous les laïques par delà leurs divergences de sensibilités anticléricales. La loi du 9 décembre 1905 n’est pas une loi hostile à la religion, ni même aux Églises, mais une « loi de libération et d’apaisement » comme il l’avait prévu. La séparation sera une « double émancipation » garantissant aux croyants tous les droits et donnant aux Églises une liberté inédite.
Jaurès sera aussi le sauveur de la loi de 1905. Il a su mettre en échec la condamnation de la Séparation par le pape Pie X et l’interdiction faite aux catholiques de créer des associations cultuelles. Le Vatican espérait qu’à l’occasion des troubles créés par les catholiques antirépublicains lors des inventaires, le gouvernement tomberait et même que la République pourrait être renversée par un coup d’État. L’application de la loi était en effet bloquée à la fin de l’année 1906. D’un côté, le nouveau président du Conseil, Georges Clemenceau cherchait à créer de pseudo-associations manipulées par la police et menaçait de sanctionner le « délit de messe » en cas d’offices non déclarés aux autorités, Son ministre des cultes, Aristide Briand, qui avait rompu avec Jaurès et le parti socialiste unifié, proposait de reporter au moins d’un an, sinon deux, la mise séquestre des biens nationaux que l’État avait accordé à l’Eglise en 1802 mais qu’elle refusait de confier à des associations cultuelles. L’application de la loi risquait d’être compromise par cet ajournement.
Jaurès débloque la situation le 13 novembre 1906 en dénonçant les basses manœuvres de Clemenceau et en soutenant Briand, en dépit de ses atermoiements et son « atonie habituelle ». Il serait illusoire de vouloir créer un schisme dans l’Église catholique pour faire appliquer la loi comme pouvaient l’espérer certains protestants. Il serait également dangereux d’accorder un délai à l’Eglise et de faire preuve de faiblesse ou de violence. Jaurès appelle à l’unité tous les républicains ayant voté la loi. « Toutes les libertés se tiennent » démontre-t-il, Si les catholiques refusent la loi du 9 décembre, « le droit commun peut leur être appliqué selon la loi de 1901 ». Ils y perdront les quelques avantages concédés. De toute façon, il n’est pas question de fermer les églises et de suspendre les cultes, ce serait contraire à la loi de 1905 elle-même. Il suffit d’appliquer aux offices religieux, aux messes, le droit de réunion qui a été proclamé par la République en 1881. Et ainsi, en dépit de son refus d’accepter la Séparation, l’Église ne pourra pas « être mise hors la loi » et se présenter comme « martyr de la République ». « Les catholiques ne veulent pas de la loi ; tant pis pour eux, mais nous leur accordons la loi commune, la garantie de la liberté égale pour tous ».
Pourquoi cet empressement de Jaurès à faire adopter la loi de Séparation ? Le 15 août 1904, dans la Dépêche de Toulouse, il expliquait déjà pourquoi il fallait se presser de voter la loi de séparation, la dernière grande réforme du programme républicain. « Il est temps que ce grand mais obsédant problème des rapports des Églises et de l’État soit enfin résolu pour que la démocratie républicaine puisse se donner toute entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige, qu’il a le droit d’exiger et que la République doit mener à bien. Il faut dès la rentrée d’octobre que soit discuté et voté l’impôt sur le revenu. Il faut que dès le mois de janvier soit discutée et votée la loi sur les retraites ouvrières. »
Jaurès est conscient qu’il faut voter la séparation en s’appuyant sur le climat d’unité que le Bloc des gauches a suscité au Parlement à partir de 1902 et qui est porté par une réelle dynamique populaire. Les socialistes proposent d’ailleurs que la suppression du budget des cultes permette la création du premier fonds public pour les retraites ouvrières et paysannes. Jaurès est conscient que sur les questions controversées des assurances sociales et des retraites, les républicains et même les radicaux, peuvent se diviser. Les intérêts de classe risquent chez nombre de députés de reprendre le dessus sur leurs positionnements laïques. Mais l’unité d’action acquise dans le combat unitaire ne peut qu’être profitable au prolétariat. La laïcité n’est pas une affaire de bourgeois et d’intellectuels, elle est un levier d’émancipation pour les ouvriers eux-mêmes.
Ces analyses de la conception jaurésienne de la laïcité scolaire et de la séparation des Églises et de l’État illustrent bien la dialectique des émancipations que Jaurès a exposé à la Chambre dès 1893 et qu’il n’a cessé d’approfondir depuis. « Comment voulez-vous qu’à l’émancipation politique ne vienne pas s’ajouter pour les travailleurs l’émancipation sociale quand vous avez préparé vous-mêmes leur émancipation intellectuelle ?[18] »
Comment Jaurès lie émancipation laïque et émancipation sociale ? Une émancipation laïque qui se contenterait de proclamer la liberté et même l’égalité en droit de toutes les religions sans condamner toutes les inégalités et toutes les injustices ne saurait être pleinement émancipatrice. Comment l’école laïque peut-elle jouer son rôle émancipateur ?
Déjà dans son premier discours de 1886, Jaurès pose la question des programmes et des contenus d’enseignement. « Les programmes doivent être mieux adaptés aux exigences, aux nécessités de la vie quotidienne. » Ils doivent être inspirés, « non par la pensée captive et refroidie de quelques fonctionnaires enclins au repos, mais par l’âme ardente et libre du travail humain. » Jaurès propose déjà que « les programmes soient contrôlés par l’expérience même des enfants du peuple ». Les municipalités devraient établir des « écoles expérimentales » afin que des initiatives pédagogiques audacieuses soient inspirées par l’esprit d’éducation populaire.
Le 30 juillet 1904, au lycée de Castres, il pose les questions de la promotion sociale des enfants du peuple et des rapports entre les prolétaires et l’école laïque. Il s’inquiète de voir nombre d’ouvriers envoyer leurs enfants dans les écoles religieuses subventionnées par un patronat paternaliste. Les congréganistes y inculquent la soumission à l’ordre établi et légitiment la hiérarchie sociale par la volonté divine. Cette situation n’est pas tolérable. Jaurès interpelle les prolétaires : « Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la République et de la raison.[19] »
Mais pour que l’école laïque devienne celle de tous les enfants de France, encore faudrait-il que l’école publique soit la priorité des priorités de tous les républicains. Encore faudrait-il que les conditions d’enseignement y soient meilleures que dans les écoles privées. Encore faudrait-il que la qualité de l’enseignement y soit garantie tant au plan matériel qu’au plan intellectuel. Ainsi pourra être unifié le « service public national d’enseignement » que Jaurès appellera toujours de ses vœux.
Dès 1895, il soutient à la Chambre que le socialisme pourra donner tout son sens à la haute mission d’enseignement de l’école publique. Les maîtres républicains ne pourront plus longtemps enseigner des principes d’égalité et de fraternité si cruellement démentis par la dureté des rapports sociaux. Et cela « au nom du droit égal pour toutes les consciences de résoudre par la seule raison tous les problèmes de l’univers ». Sans être des « prédicateurs du socialisme », les enseignants seront, de fait, les propagandistes de valeurs universelles et feront, à leur insu, une œuvre socialiste. L’école républicaine éveillera des aspirations socialistes tant qu’elle sera fidèle aux principes universels des droits de l’homme.
Voila pourquoi Jaurès proteste sans cesse contre les ministres de l’instruction publique qui voudront interdire la syndicalisation des instituteurs et qui sanctionneront les syndicalistes adhérents à la CGT. Ne pas admettre la liberté politique des enseignants, ne pas admettre l’ouverture des programmes aux questions les plus critiques, c’est « déserter l’esprit laïque et républicain ». La laïcité n’a rien à voir avec une « neutralité morte », ni avec la réserve officielle. Jaurès n’a cessé d’entretenir des liens très étroits avec les instituteurs et les institutrices, que Charles Péguy avait cru discréditer en les qualifiant de « hussards noirs de la République ». Il collabora de 1905 à sa mort toutes les trois semaines à la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur. Quel autre homme politique a autant accordé d’attention aux questions de l’enseignement ! Il s’en expliquait ainsi : « deux forces préparent l’avenir, sont l’avenir, la force du travail et la force du savoir.[20] »
Comment Jaurès lie mancipation laïque et émancipation intellectuelle ? Une émancipation sociale qui laisserait prévaloir la domination d’une religion ou d’une idéologie reviendrait à nier le lien consubstantiel entre libertés, démocratie et socialisme. L’émancipation intellectuelle promue par l’école laïque républicaine permettra de faciliter les aspirations des classes populaires à l’émancipation sociale. Les prolétaires n’ont aucun intérêt à opposer la justice sociale, aussi urgente soit-elle, à l’émancipation laïque, aussi abstraite et bourgeoise qu’elle puisse leur apparaître. Encore fau-il qu’ils respectent l’émancipation intellectuelle !
L’émancipation laïque permet à la liberté de conscience de s’affirmer dans l’autonomie de jugement. Elle affranchit la pensée et libère des forces agissantes. Elle permet que l’exploitation subie ne soit plus vécue comme une fatalité. Elle rend crédible la conquête de droits sociaux comme aboutissement concret des droits politiques. Dans son intervention à la Chambre, le 20 janvier 1910, Jaurès profère une formule d’une importance extrême : « On n’enseigne pas ce qu’on veut. (...) l’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou que l’ont croit savoir ; on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » Les maîtres d’écoles ne sont pas que des transmetteurs de savoirs, et surtout pas d’un savoir normatif et labellisé par les autorités. S’il y a des programmes officiels, il n’y a pas d’enseignement officiel ni d’interprétation unique. La liberté pédagogique des enseignants est un droit authentique qui les renvoie à leur responsabilité individuelle et collective. Cela implique plusieurs exigences : tout enseignant doit être très bien formé car on n’enseigne bien que ce que l’on connaît bien ; mais tout enseignant doit connaître et confronter les thèses et les théories qui font le mouvement et la diversité de la pensée et de la science. L’enseignement doit être une initiation au dialogue, au débat, à la confrontation d’idées, à la découverte des autres, avant que l’on forme sa propre opinion. L’enseignement n’est pas une école de scepticisme et de relativisme pas plus qu’un moyen d’endoctrinement. L’enseignement doit être une entreprise de « génération », d’affirmation de sa pensée libre, de sa personnalité propre.
Voila pourquoi Jaurès s’est toujours refusé à ce que l’école publique devienne un instrument de propagation de la libre pensée elle-même, ni un foyer de diffusion de cet « anticléricalisme subalterne et frivole » qui lui déplaisait tant. Contre les scientistes, contre les anticléricaux antireligieux, il mène le même combat, mais à front renversé, que contre les cléricaux et les intégristes catholiques. « Au nom de l’affirmation souveraine de l’esprit. ». Et il en donne l’exemple lors de dialogues de grande qualité avec Edouard Vaillant, le socialiste matérialiste, avec Albert de Mun, le leader catholique, et même avec Maurice Barrès, le champion du nationalisme. Les débats publics au Parlement contribuent d’après lui à l’éducation populaire et à la formation politique des citoyens.
Jaurès entend enfin lier émancipation laïque et émancipation spirituelle. Il n’a jamais fait profession d’athéisme, ni même de matérialisme philosophique, même s’il applique la méthode du matérialisme historique. Lui qui ne cessait de répéter qu’il n’était pas de ceux que le mot « Dieu » effrayait, fut si l’on peut dire un panthéiste humaniste. Il n’admettait pas que l’école laïque eut pour objectif de combattre les pratiques religieuses ; le sentiment religieux pourra s’éteindre de lui-même avec les progrès de la raison ou de la science, ou pourra muter et survivre s’il se démarque des dogmes des Églises en rejoignant le courant de la modernité.
Affranchi de toute croyance religieuse, Jaurès a développé audacieusement une réflexion sur les rapports entre le socialisme et la question religieuse, dans un texte fondamental quoique resté à l’état de brouillon. Il y écrit qu’au regard de l’histoire « le problème religieux est le plus grand problème de notre temps, de tous les temps.[21] » Mais il affirme que les croyants ont beau affirmer l’origine surnaturelle, divine, de leur foi, c’est dans la société qu’ils vivent et agissent. » Quelque divine que soit que soit pour le croyant la religion qu’il professe, c’est dans la société naturelle et humaine qu’il évolue. Cette force mystique ne sera qu’une force abstraite et vaine, sans prise et sans vertu, si elle n’est pas en prise et en communication avec la réalité sociale. »
Le succès historique du christianisme s’explique, dit-il encore, par sa nature contradictoire : d’un côté il fut à l’origine un « rêve divin » de libération des hommes ; de l’autre, il devint un système ecclésial de domination dogmatique. Jaurès était particulièrement attentif à l’évolution du courant moderniste dans l’Église catholique. Il connaissait bien les analyses de l’exégète des textes bibliques Alfred Loisy[22] qui avait écrit : « le Christ avait annoncé le message, mais c’est l’Eglise qui est survenue ». Dans cette perspective, Jaurès n’hésite pas à affirmer que l’Église catholique romaine est devenue le contraire même de ce que fut le christianisme primitif et qu’elle est le parangon de l’irréligion.
« Aujourd’hui, dit-il encore, « le christianisme dans la société actuelle n’est qu’une organisation théocratique au service de l’inégalité sociale et qu’il s’agit avant tout de le renverser.[23] » L’Église catholique est devant un dilemme crucial : ou elle s’immobilise, se fige dans ses dogmes et demeure une « puissance rétrograde » vouée à terme à l’extinction ; ou elle cherche à s’adapter, à sortir de son immobilisme et elle évoluera avec l’esprit du siècle. « Et moi je vous le dis : quoi que vous fassiez, ou vous périrez, ou vous ferez à la science, à la démocratie, à la liberté, de nouvelles et fortes concessions. »
Cette évolution est inévitable car l’Église catholique sera contrainte d’évoluer sous le triple effet : 1°) du mouvement général de sécularisation des sociétés et des mentalités modernes, 2°) de l’affirmation croissance du besoin d’autonomie des laïcs face aux clercs et 3°) des progrès de l’exégèse des théologiens. Voila pourquoi l’intégrisme du Vatican est condamné à terme. Jaurès espère que l’humanité sera capable de briser les derniers relents de la théocratie en gardant vivant et agissant en elle l’esprit du Christ. « Ainsi sera-t-il possible de concilier la liberté et le message du Christ s’il est démontré que sa mission a été trahi par l’Église.[24] »
Mettons cependant en garde aujourd’hui ceux qui voudraient récupérer Jaurès pour rétablir les religions comme des institutions d’utilité publique en raison de leur rôle social et moral. Jaurès affirme certes que « le socialisme en même temps qu’il sera une révolution matérielle et morale sera une révolution religieuse.[25] » Mais par « révolution religieuse », Jaurès entend révolution spirituelle. En effet, il ajoute aussitôt : « L’humanité comprendra et aimera d’autant plus le Christ qu’elle pourra se passer de lui (...) quand le socialisme pourra renouveler et prolonger dans l’humanité la personne du Christ[26] ». Toute religion devra accepter la laïcité, la liberté de conscience et l’égal respect de toutes les convictions. Quelle que soit donc la diversité des croyants et des incroyants, ils sont égaux en droits. Aucune religion ne doit avoir de privilège, aucune idéologie ne doit avoir un monopole. Pas plus le christianisme que l’athéisme.
L’émancipation laïque repose pour Jaurès sur le renversement du primat des « devoirs envers Dieu » et l’affirmation de la prééminence des « droits de l’homme » et des « devoirs envers l’humanité ».
Jaurès n’a donc cessé d’articuler la laïcité, la démocratie et la question sociale. Il ne le fait pas de façon abstraite et théorique. Il le fait toujours en situation concrète en partant des questions d’actualité et en s’appuyant sur le mouvement social. Il ne sépare jamais les questions les unes des autres. Il s’efforce toujours de penser la société dans sa globalité. Il ne privilégie jamais une forme d’émancipation par rapport aux autres. Il ne sépare pas la laïcité de l’école de celle de l’État, ni de la démocratie politique et de la question sociale. Sa méthode est celle de la « pensée complexe » pourrait-on dire selon la formule du sociologue Edgar Morin. Jean-Pierre Rioux écrit que « la laïcité a été pour Jaurès le principe de circulation sanguine de la République, de l’État et du socialisme ». Je préfère voir en Jaurès un penseur rigoureux des principes de la laïcité et un militant innovateur faisant de la laïcité le principe de la vie en société dans les États démocratiques. Ainsi Jaurès s’est affirmé comme le père putatif de la « République laïque, démocratique et sociale » qui est la notre depuis la constitution de 1946.
Mais où sont les héritiers de Jaurès ?
Bibliographie sélective :
Biographies Jean-RABAUT, Jean Jaurès, préface de Michel Rocard, Librairie Perrin, 1971, 1981 Madeleine RÉBÉRIOUX, Jean Jaurès, article du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier publié sous la direction de Jean MAITRON, Éditions de l’Atelier, 1974 Max GALLO, Le Grand Jaurès, Robert Laffont, 1984 Jean-Pierre RIOUX, Jean Jaurès, Librairie Perrin, 2005
Sélection de textes de Jaurès présentés par Max BONNAFOUS, Œuvres de Jean Jaurès, Études socialistes, 6 tomes, Rieder, édition inachevée [27], Les Éditions de Minuit, 1959 Madeleine RÉBÉRIOUX, Jaurès et la classe ouvrière, Petite collection Maspéro, 1975 Louis BAILLOT, L’organisation socialiste de la France. L’Armée nouvelle, Éditions sociales, 1977 Gille CANDAR, Jean Jaurès (1859-1914) « L’intolérable », Les Éditions ouvrières, 1984 Jean-Denis BREDIN, Les preuves. L’Affaire Dreyfus, La Découverte, 1998 Gilles CANDAR, Jean Jaurès. De l’éducation (Anthologie), Éditions Syllepse, 2005 Gilles CANDAR, Antoine CASANOVA, Jean Jaurès. Laïcité et République sociale, Le cherche midi, 2005
Études spécialisées : Bruno ANTONINI, Etat et socialisme chez Jean Jaurès, Préface d’André TOSEL, L’Harmattan, 2004 Alain BOSCUS, Jean Jaurès, La CGT, le syndicalisme révolutionnaire et la question sociale, Institut régional CGT d’histoire sociale, Toulouse, 2008
Les Cahiers Jaurès sont publiés par la Société d’études Jaurésiennes Consulter aussi le Centre national et Musée Jean Jaurès, 2 place Pélisson, 81100 CASTRES Notes [1] En dépit des travaux de la regrettée Madeleine Rébérioux, aujourd’hui continués par Gilles Candar [2] Par exemple Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2005 [3] Les origines du socialisme allemand, chapitre I, Luther, in Œuvres de Jean Jaurès, tome 1, 1888-1897, Les Editions Rieder, 1931 [4] Jean Jaurès, De l’éducation (Anthologie), Edition établie par Madeleine Rébérioux, Guy Dreux et Christian Laval, Introduction de Gilles Candar, Editions Syllepse, 2005, p. 32 [5] Ibidem, p. 35 [6] Ibidem, p. 35 [7] Jean Jaurès, Laïcité et République sociale, Textes choisis par Gilles Candar, Introduction d’Antoine Casanova ? L’humanité, le Cherche Midi, 2005, p. 77 [8] Ibidem, p. 173-222 [9] Discours au lycée de Castres, 30 juillet 1904, Ibidem, p. 70 [10] J. O., Discours de Jaurès à la Chambre des députés, 3 mars 1904 [11] Ibidem, p. 77 [12] Jean Bauberot, Laïcité 1905-2005. Entre passion et raison, Seuil, 2006, p. 163 et suivantes [13] Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Cerf, 2004 [14] Jean Jaurès, L’organisation socialiste de la France, L’armée nouvelle, Editions sociales, 1977 [15] Jean Jaurès, Les Preuves. Affaire Dreyfus, Introduction de Madeleine Rébérioux, La Découverte, 1998 [16] Jean Jaurès, L’enseignement laïque, L’Humanité, 2 août 1904 [17] Jean-Paul Scot, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Point Histoire, Seuil, 2005 [18] Jean Jaurès, discours à la Chambre des députés, le 21 novembre 1893 [19] Jean Jaurès, Laïcité et République sociale, op. cit., p. 77-78 [20] Jean Jaurès, Pour la laïque, 25 janvier 1910 [21] Jean Jaurès, le socialisme et la question religieuse, Editions de minuit, 1959 [22] A. Loisy prolongeait les critiques de Renan. Le tribunal de l’Inquisition l’excommunia en 1908, mais la République lui attribua la chaire d’hébreu du Collège de France [23] Ibidem. p. 49 [24] Ibidem. p. 39 [25] Ibidem. p. 35 [26] Ibidem. p. 39 [27] La Question religieuse et le socialisme
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