Immigration, racisme, sans-papiers, identité nationale, réalité de la "démocratie", exploitation de l’homme par l’homme, multinationales : Lilian Thuram à la UNE

jeudi 28 janvier 2010.
 

Depuis une semaine, Lilian Thuram est présent dans beaucoup de revues et journaux à l’occasion de la sortie de son livre Mes étoiles noires. Personnellement, j’ai reçu chez moi L’Huma le jeudi avec Thuram, au travail plusieurs revues avec Thuram le vendredi et encore chez moi La Dépêche avec un long interview de Thuram le dimanche. Pour ne pas couper le fil d’une pensée pertinente, le lecteur trouvera ci-dessous ses propos dans L’Humanité.

Lentement mais sûrement, Lilian Thuram quitte sa panoplie de footballeur pour endosser l’habit d’homme engagé dans les affaires de la cité. Non qu’il soit attiré par le pouvoir pour le pouvoir. N’a-t-il pas décliné l’invitation de Nicolas Sarkozy de s’asseoir dans un fauteuil ministériel  ? N’a-t-il pas refusé l’offre du socialiste Jean-Paul Huchon de figurer sur sa liste aux régionales  ? Lilian Thuram entend mettre sa notoriété au service d’un principal combat  : vaincre le racisme par le biais de l’éducation. Son livre, Mes étoiles noires (1) est, à travers une série de portraits, un véritable appel à dépasser les préjugés racistes.

Votre principal but en écrivant ce livre était-il de faire de chaque portrait un appel à dépasser les préjugés racistes  ?

Lilian Thuram.

Effectivement, car c’est la méconnaissance qui induit le racisme. Savoir qu’il peut exister, parmi nos étoiles, nos guides, des personnages de toute couleur et de tout sexe permet de dépasser les préjugés racistes ou sexistes. La lecture du sondage que ma fondation a commandé (2) montre que 80 % des Français disent que c’est à travers l’esclavage, la colonisation et l’apartheid qu’ils ont entendu parler pour la première fois, à l’école, des peuples noirs. Ce n’est pas anodin dans la construction de l’imaginaire des êtres humains, qu’ils soient blancs ou noirs. Avec ce livre, je voulais apporter de la connaissance en montrant une diversité de personnages qui changent cet imaginaire. Qui savait, par exemple, que des pharaons noirs ont existé dans l’Égypte antique  ? Connaître cette histoire permet de changer beaucoup de choses dans la société. Seul le changement de nos imaginaires peut nous rapprocher et faire tomber nos barrières culturelles.

Il est frappant de constater, à la lecture de votre livre, qu’insulter un Noir en mimant un singe était déjà une pratique courante pendant l’esclavage. Cette violence subsiste encore aujourd’hui, notamment à l’encontre des footballeurs noirs. Le combat contre le racisme est-il si difficile à gagner  ?

Lilian Thuram.

Il faut connaître le mécanisme pour comprendre pourquoi cette insulte subsiste à notre époque. Le Noir était pendant longtemps considéré comme le chaînon manquant entre le singe et l’homme. L’inconscient collectif véhicule encore aujourd’hui cette image. Mais est-ce que le racisme est difficile à combattre  ? Je ne le crois pas, car, pour moi, c’est d’abord une question d’imaginaire. De plus, le travail consistant à le déconstruire n’a jamais été réalisé. On a toujours eu un discours moralisateur sur le racisme, or il faut le dépasser en tentant de bien comprendre son mécanisme pour le combattre de façon intelligente. Le jour où on mettra sur les murs des classes des hommes et des femmes de toute couleur, qui auront réalisé des exploits, les préjugés tomberont. J’ai eu entre les mains un ouvrage pour les enfants, intitulé Quinze Siècles d’histoire racontée. Pas un seul des personnages présentés dans ce livre n’est noir. Je suis persuadé que son auteur ne s’en est même pas rendu compte. Je ne l’incrimine pas car on n’échappe pas à son éducation. On n’invente pas ce que l’on ne connaît pas. Il faut donc enrichir nos connaissances pour dépasser nos croyances et nos préjugés.

Votre livre paraît au moment où on débat sur « l’identité nationale ». N’est-on pas aujourd’hui en train d’instrumentaliser les « bas instincts des gens », comme du temps des colonies les théories racistes développées, y compris par les scientifiques, servaient, dites-vous, d’alibi afin de maintenir une éducation au rabais  ?

Lilian Thuram.

Ce débat arrive à un moment bien précis dans la société. Face à la crise financière, on a trouvé le moyen de détourner l’attention sur l’objectif le plus important  : la lutte pour la justice sociale. C’est une technique vieille comme le monde  : diviser pour régner. Surtout, il leur faut trouver des boucs émissaires, créer des « nous » et des « eux ». C’est une façon de créer deux groupes antagoniques. J’espère que la société est assez mature pour ne pas tomber dans ce piège. C’est quoi l’identité nationale si ce n’est ce qui est écrit sur les frontons des mairies  : liberté, égalité, fraternité  ? Des valeurs auxquelles il faut ajouter la laïcité et la démocratie. Le débat a glissé sur l’identité des Français. Or il est impossible de déterminer cette identité-là, d’autant que chaque Français a la sienne propre, qui ne peut être que complexe.

Avec le portrait de l’écrivain Mongo Beti, vous lancez un véritable « J’accuse » contre les multinationales qui « volent l’Afrique ». Est-ce un nouveau combat pour vous  ?

Lilian Thuram.

Le personnage de Mongo Beti me permet de dire certaines vérités. On pourra toujours « aider au développement » ou faire semblant de le faire. Mais il se trouve que toutes les aides cumulées sont six fois moins importantes que les capitaux qui sont volés à l’Afrique par les multinationales. En conséquence, et en dépit de ses richesses humaines, vivrières et minières, mécaniquement l’Afrique s’appauvrit. Ce n’est pas une destinée mauvaise qui aurait programmé la pauvreté des Africains, ni un manque de « maturité » l’empêchant de s’ouvrir à la démocratie, c’est un système d’exploitation forcenée mis en place et maintenu par le Fonds monétaire international. Certains pays occidentaux évoquent volontiers la démocratie alors qu’elle n’est pratiquée par aucune des institutions internationales qui gouvernent la planète, ni au FMI ni à la Banque mondiale. Toute l’œuvre de Mongo Beti crie cette douleur, cette injustice et cette misère imposée.

C’est sans doute la première fois que vous dites que l’esclavage « n’était pas une confrontation entre Noirs et Blancs, mais un système économique ». N’est-ce pas une façon de reconnaître que la traite négrière est à l’origine du capitalisme  ?

Lilian Thuram.

J’ai compris que l’esclavage n’était pas une confrontation entre Noirs et Blancs, mais un système économique, une activité ordonnée, organisée, un commerce d’êtres humains soigneusement planifié. À la même époque, il y avait en France le servage, qui se rapproche de l’esclavage. C’est bien la preuve qu’il s’agit bien d’une exploitation de l’homme par l’homme. La traite négrière a constitué le début de la globalisation, qui fait que l’homme devient une marchandise. L’esclave n’était-il pas une marchandise  ? Des pays esclavagistes africains en avaient tiré parti, c’est dire que ce n’est pas une histoire de couleur de peau.

Vous mettez largement en garde contre la victimisation. Pour vous, connaître l’histoire aide à se sortir de cette posture  ?

Lilian Thuram.

Chacun des personnages de mon livre quitte son état de victime, dépasse sa couleur de peau pour arriver à lutter contre les injustices. Mais je peux comprendre que certains soient aujourd’hui dans la victimisation. Parmi les 80 % de la population qui commence à connaître l’histoire des peuples noirs par l’esclavage et la colonisation figurent des personnes de couleur noire. Ces dernières ne peuvent s’identifier qu’aux victimes de ces systèmes et s’enfermer dans la victimisation, la violence ou la radicalisation si on ne leur montre pas d’autres pistes. Quand on est victime, on ne peut avancer. Les victimes s’apitoient trop sur leur sort et attisent le mépris, voire la haine de l’autre. Surtout, elles recherchent forcément des coupables. Et le cycle ne peut que recommencer.

Vous rappelez dans votre livre le traité « honteux » du 18 septembre 1850, qui statue sur la capture des esclaves évadés aux États-Unis. Ceux qui aident un fugitif sont passibles d’amende et de prison. Cela vous a rappelé ce qui se passe aujourd’hui en France avec les sans-papiers. C’est aussi un combat qui vous tient à cœur  ?

Lilian Thuram.

Effectivement, car, hier comme aujourd’hui, on appelle toujours la conscience à la dénonciation. On pointe du doigt des gens que l’on dit différents de nous. On recherche toujours des boucs émissaires. On oublie que ce sont tout simplement des hommes et des femmes qui essaient de vivre le mieux possible. On a inventé des mots pour certaines personnes  : les sans-papiers  ! Qu’est-ce que cela veut dire  ? Est-on plus homme avec des papiers  ? Chacun de nous essaie de vivre, et la vie nous emmène dans des endroits où l’on peut trouver le bonheur. Il faudra bien réfléchir de façon globale à cette question. On sait bien qu’avec le réchauffement climatique, il y aura des mouvements de population. C’est quand même normal que les individus recherchent leur bonheur  ! Je pourrais moi-même faire des milliers de kilomètres, traverser la mer pour aider mes proches s’ils étaient dans le besoin...

Entretien réalisé par Mina Kaci

(1) Mes étoiles noires, de Lucy 
à Barack Obama, de Lilian Thuram. Éditions Philippe Rey. 18 euros.

(2) Sondage réalisé pour la Fondation Lilian Thuram pour l’éducation contre le racisme, par LH2 sport, 
le 8 et le 9 janvier 2010.


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