Le néolibéralisme a-t-il tout emporté ?

lundi 15 février 2010.
 

A propos de La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale de Pierre Dardot et Christian Laval (2009) et de De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation de Luc Boltanski (2009)

RAMAUX Christophe

Le néolibéralisme a-t-il tout emporté au point de faire de l’Etat social et de la démocratie des figures du passé ? C’est ce que soutiennent Pierre Dardot et Christian Laval (2009) dans La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. Dans cet ouvrage sont exposés, avec force arguments, une série de développements que l’on peut juger à bien des égards pertinents. L’importance, tout d’abord, qu’il y a à ne pas confondre l’ancien libéralisme et le néolibéralisme (cf. aussi Laval, 2009). Aux antipodes du laisser-faire et de l’Etat minimal, « l’un des traits les plus marquants du néolibéralisme est […] son constructivisme » (p. 66). Le marché et plus encore la concurrence, puisque c’est elle qui est posée comme première , ne sont plus conçus comme des ordres naturels qu’il suffirait de respecter. Ils demandent à être institués par l’intervention publique . Partant de là, il importe de saisir la cohérence d’ensemble du néolibéralisme : plus que le simple plaidoyer en faveur du marché et des privatisations, il est porteur d’une vision d’ensemble, d’un modèle de gouvernementalité , entendu comme un modèle global de rationalité qui prétend soumettre au principe de la concurrence l’ensemble des sphères d’activités, de l’Etat (réorganisé sur un mode managérial selon les principes du New Public Management), à la conception même de l’individu (conçu et porté comme entrepreneur de soi) .

L’Etat n’est pas synonyme, n’est pas réductible à l’Etat social. Cela n’est pas nouveau, mais le néolibéralisme donne à cette vérité une nouvelle actualité : il pose l’intervention publique comme un instrument privilégié de démantèlement de l’Etat social et de promotion du nouvel ordre concurrentiel.

A trop vouloir prouver que le néolibéralisme ne signifie pas nécessairement moins d’Etat, P. Dardot et C. Laval en arrivent à soutenir qu’il « ne cherche pas tant le “recul” de l’Etat et l’élargissement des domaines de l’accumulation du capital que la transformation de l’action publique en faisant de l’Etat une sphère régie, elle aussi, par des règles de concurrence » (p. 354). Ce à quoi on peut rétorquer que le programme néolibéral recherche bien plutôt, de toute évidence, autant le premier volet que le second. Plus fondamentalement, le fait que le néolibéralisme plaide en faveur d’une certaine forme d’intervention publique enlève-t-il, comme le suggèrent P. Dardot et C. Laval, toute pertinence à l’alternative entre marché et Etat et, partant, à la revendication d’un certain retour de l’Etat ?

C’est oublier, ou du moins fortement sous-estimer, la portée du point suivant : le néolibéralisme promeut uniquement une certaine forme d’intervention publique. D’un point de vue théorique, à l’instar de ce qu’on trouve dans le programme dit néo-keynésien , l’Etat n’y a pas, à proprement parler, de consistance propre. Il est pensé à l’aune du marché.

Au départ (de l’analyse) sont les marchés, l’Etat vient ensuite comme complément nécessaire pour instituer certaines règles ou afin de surmonter certaines imperfections sur les marchés. La mission même qui lui est assignée est de réaliser le programme du marché (baisser le coût du travail avec les aides publiques à l’emploi par exemple), et son fonctionnement doit, de même, relever des règles de la concurrence. Si, avec les keynésiens cette fois, on accepte de considérer que l’intervention publique a, au contraire, une positivité propre, alors l’alternative marché / intervention publique retrouve sa pertinence. Cette positivité propre procède, au fond, de l’idée que le tout n’est pas réductible au jeu des parties, l’intérêt général à celui des intérêts particuliers. Pour la saisir, encore faut-il donc accepter que la notion d’intérêt général ait elle-même une épaisseur, une consistance propre, ce qui est incompréhensible pour les libéraux, mais ce qui ne va pas de soi non plus, et on a là l’une des raisons qui explique que l’Etat social n’est pas sa théorie, pour toute une tradition critique (cf Ramaux, 2009). Le néolibéralisme invite sans aucun doute à préciser ce qu’on entend par retour de l’Etat. Quant à soutenir que ce plaidoyer est vain…

Saisir la cohérence du néolibéralisme ainsi que les changements bien réels qu’il a réussi à imposer à bien des niveaux, que ce soit avec la construction européenne ou en termes de réformes de l’Etat (LOLF, RGPP, LRU à l’université, T2A à l’hôpital, etc.), est une chose. En déduire que le néolibéralisme a totalement, ou du moins quasiment entièrement, réalisé son projet en est une autre. Or c’est ce que soutiennent P. Dardot et C. Laval (2009). Pour ce faire, ils sous-estiment assez étonnement la portée de la crise ouverte en 2007. Avec celle-ci, n’est-ce pas la légitimité même du néolibéralisme, ce qui n’est évidemment pas rien, qui se trouve profondément et durablement affectée ? P. Dardot et C. Laval préfèrent insister sur le fait – pour une part avérée (cf. le sauvetage du secteur financier et bancaire sans profonde réorganisation réglementaire pour l’heure)... mais cela épuise-t-il les enjeux de la période ? – que la crise conduit au renforcement du « rôle actif de l’Etat néolibéral » (p. 288). Plus problématique encore, mais cela n’est évidemment pas sans lien avec ce qui précède, est le jugement porté par les auteurs sur l’Etat social et sur la démocratie. Le néolibéralisme, indiquent-ils, porte le « démantèlement de l’Etat social » (p. 275). Mais ce n’est pas pour autant la réhabilitation de ce dernier que les forces critiques doivent faire leur. Empruntant, pour le coup, un langage parfaitement dans l’air du temps, les auteurs vont jusqu’à soutenir que la « pire des attitudes », ni plus ni moins, « consisterait à préconiser un retour au compromis social-démocrate, keynésien […], dans un cadre national ou européen, sans réaliser que la mondialisation du capital a détruit jusqu’aux bases d’un tel compromis » (p. 475) . Ce qui vaut pour l’Etat social, vaut pour la démocratie, que les auteurs qualifient bien hâtivement de démocratie libérale . Avec le néolibéralisme, l’heure serait à la « dé-démocratisation » (p. 462) généralisée de nos sociétés . La défense de la démocratie serait donc elle aussi vaine : il ne s’agit même pas d’en revenir à la « critique marxiste de la “démocratie formelle”, puisque ce serait ignorer que l’épuisement de la démocratie libérale prive cette critique de tout fondement : la gouvernementalité néolibérale n’est justement pas démocratique dans la forme et antidémocratique dans les faits ; elle n’est plus démocratique du tout » (p. 469). Bref, autant que la défense de l’Etat social, celle de la « démocratie représentative », même soutenue par les « étais bancals de la “démocratie participative” », est d’une piètre portée. Un leurre, pour tout dire, qui revient à « redonner souffle à des systèmes vieillissants » (p. 469).

Que faire ? P. Dardot et C. Laval invitent à opposer à la rationalité néolibérale, les valeurs de coopération, de partage, de « raison du commun » (p. 481). Mais comment illustrer, équiper, ancrer dans le réel, cette rationalité alternative après avoir jeté par-dessus bord l’Etat social et la démocratie ? Les auteurs en sont réduit à des formules pour le moins évasives, assez individualistes au demeurant, puisqu’elles n’ont trait qu’à la vision que l’individu est susceptible de se faire de lui-même et de son rapport à autrui : « la seule voie praticable est de promouvoir dès à présent des formes de subjectivation alternatives au modèle de l’entreprise de soi », via le déploiement des « contre-conduites » (p. 476). Bref, l’alternative serait dans la « subjectivation par les contre-conduites » (p. 479).

L’émancipation peut-elle être pensée sans la démocratie ?

On retrouve une problématique à bien des égards similaire à celle présentée par P. Dardot et C. Laval (2009) dans le dernier ouvrage de L. Boltanski, De la critique (2009). L’auteur s’y fixe un « objectif de pacification » (p. 14) entre la sociologie critique de Bourdieu, avec laquelle il avait rompue, et la sociologie pragmatique de la critique qu’il avait, à la suite de cette rupture, promue . Cette volonté de réconciliation peut être jugée féconde, si du moins on accepte de considérer, ce qui est notre cas, que le programme de la sociologie pragmatique de la critique, à l’instar de celui, étroitement lié, de l’économie des conventions, permet de mettre l’accent sur des questions essentielles telles que le rôle des représentations et des justifications . On peut juger tout aussi féconds certains développements : la distinction entre domination – qui réfère à des « ordres sociaux » – et pouvoir – qui réfère à des « relations sociales » (p. 18) ; l’invitation à définir la classe dominante (mais ne serait-il pas préférable d’utiliser le pluriel : les classes dominantes ?) comme celle qui, tout simplement, « rassemble des responsables » (p. 217), entendus comme ceux qui, entre autres, « peuvent mettre en œuvre une large gamme d’actions concourant à modifier non seulement leur propre vie, mais également la vie d’un nombre plus ou moins élevé d’autres personnes » (p. 218) ; la mise en valeur du caractère « aliéné » de la critique en termes de soupçon ou de complot, incapable de ce fait « de transformer des peines et des rêves en revendications et en attentes » (p. 172-3).

Non sans raison, et après bien d’autres, L. Boltanski pointe la diversité des formes de domination et partant la nécessaire diversité des formes de la critique et de ses supports. Son ambition, comme en témoigne le sous-titre de son ouvrage, Précis de sociologie de l’émancipation, est de redonner des armes à la critique. Assez étonnamment cependant, la démocratie est l’un des grands absents de l’ouvrage . Elle aurait pu permettre – avec son corrélat qu’est l’égalité – de mettre du raccord, du liant, entre la perspective surplombante de la sociologie critique et le caractère souvent fragmenté, local, de la sociologie pragmatique de la critique. Mais cette voie n’est pas empruntée : à l’instar de P. Dardot et C. Laval (2009), dont il reprend d’ailleurs explicitement les thèses, L. Boltanski se refuse à considérer qu’elle puisse être un appui pour critiquer le capitalisme. Il l’expression, tant son usage n’est à aucun moment justifié, de « sociétés capitalistes-démocratiques » .

Avec la démocratie, l’Etat social est l’autre grand absent de l’ouvrage. La mondialisation n’est-elle pas un fantastique moyen, pour les élites dominantes, de ce soustraire aux règles (sociales, fiscales, environnementales, etc.) ? Il n’empêche, « on peut espérer que la première victime de ce réaménagement » du rapport aux institutions, ne soit « autre que l’Etat-nation » (p. 233).

En amont, d’un point de vue théorique, L. Boltanski pointe le rôle des institutions dans la qualification et donc la « constitution de la réalité » (p. 149). Un rôle nécessaire même si les institutions exercent de ce fait simultanément un « effet de domination » (p. 149). Partant de là, il reconnaît que le « renoncement à l’idée même d’institution […] reviendrait à se priver des fonctions positives qu’elles assument » (p. 229). Mais cette précaution est balayée dès qu’il s’agit de préciser le programme assigné à la critique. Le rôle des institutions devrait être reconnu comme « nécessaire », mais « faible » (p. 233). Et si l’Etat est certes « encore l’instrument qui, par l’intermédiaire de politiques publiques, rend possible un genre de vie à l’écart, si précaire et difficile soit-il » (p. 234), il « commence aussi à être de plus en plus consciemment mis en cause au sein de ces ensembles flous, dont le mode d’existence est caractérisé par la précarité, correspondant plutôt, actuellement, à ce que l’on peut appeler des collectifs affinitaires » (p. 234). Et ce « désintérêt » pour l’Etat est salutaire : il peut donner lieu « à des boucles courtes donnant prise à l’action, ce qui suppose, sinon l’abandon total de la forme Etat, au moins sa profonde transformation » (p. 235).

L. Boltanski est bien conscient des critiques qui peuvent être opposées à cette lecture : « on peut objecter qu’un tel désintérêt pour l’Etat [...] risque d’avoir pour premier effet de libérer le capitalisme des maigres contraintes que lui imposent encore les vieux Etats, surtout dans leurs formes sociales-démocrates (de plus en plus rares et de plus en plus mal en point). Cela est vrai » (p. 235). Mais il persévère néanmoins avec deux arguments. Le premier est que « le capitalisme a toujours partie liée avec l’Etat ». L’Etat social ne montre-t-il pas que l’Etat peut aussi avoir une dimension non pas seulement antilibérale mais anticapitaliste ? La question serait de toute façon dépassée puisque l’Etat contemporain, avec le « tournant néolibéral des vingt dernières années », a subit une véritable « transformation, sur le modèle de l’entreprise, pour s’ajuster aux nouvelles formes de capitalisme » . Le second argument est le suivant : « la perte de confiance dans l’Etat aurait au moins pour vertu de mettre le capitalisme à nu », de sorte qu’« on pourrait peut-être alors rendre au mot de communisme – devenu presque imprononçable – une orientation émancipatrice » (p. 235). La lecture des termes du retour radical de L. Boltanski a au moins ce mérite : elle confirme que les institutions et l’Etat restent de véritables « trous noirs » pour la pensée communiste.

La propension à noircir la situation , comme si celle-ci n’était pas suffisamment sombre, comme si une telle posture n’aboutissait pas à insécuriser et partant désarmer un peu plus, comme si elle ne témoignait pas d’une forme de désarroi, avec un tableau toujours plus noir comme succédané d’une pensée cohérente de l’alternative, cette propension a indéniablement le vent en poupe.

Alors même que l’Etat social et le suffrage universel ne s’étaient pas vraiment déployés de son vivant, Marx invitait à prendre appui sur les éléments concrets de socialisation pour remettre en cause le capitalisme. Face à la crise du capitalisme néolibéral et loin des déplorations de la critique funèbre, n’est-ce pas ce sillon qu’il importe de creuser ? Emplois publics (30 % des salariés en France en dépit des privatisations), protection sociale (dont la part est passée de 16 % à 21 % du PIB entre 1980 et 2005 en moyenne dans les pays de l’OCDE), droit du travail (jamais le monde n’a eu autant de salariés), politiques macroéconomiques de soutien à l’activité (afin de combattre le fléau néolibéral du chômage), aporie à présent avérée du primat accordé (dans le public mais aussi dans le privé) à la concurrence généralisée entre les salariés au détriment de leur coopération, principe de démocratie (un homme, une voix) qu’il est possible d’opposer au pouvoir du capital (une action, une voix), etc. : les leviers ne manquent pas.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message