Archéologie : à l’aube de la chirurgie

mercredi 17 février 2010.
 

La pièce à conviction est enfermée en lieu sûr, dans un coffre de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap). Trop fragile pour être exposée. Trop précieuse. Il ne s’agit pourtant que d’un os - un vieil humérus -, comme les gratteurs de terre en ont exhumé des milliers. Mais celui-là prouve que, voilà 7 000 ans, un homme a subi une amputation et a survécu à l’opération. Il constitue le plus ancien témoignage d’un tel acte chirurgical jamais découvert en France. Et l’un des très rares attestés dans la préhistoire.

Pour reconstituer la scène, Anaïck Samzun, responsable des fouilles menées de 2003 à 2005, en vue de l’extension d’une carrière de sable, sur le site de Buthiers-Boulancourt (Seine-et-Marne), à 70 km au sud de Paris, exhibe d’autres fragments du squelette de l’amputé : un crâne poli par le temps, un maxillaire édenté, une poignée de vertèbres, un fémur, un tibia, un péroné, l’humérus droit, banal celui-là.

Nous sommes au début du néolithique - la datation des ossements au carbone 14 donne une fourchette comprise entre 4 900 et 4 700 avant notre ère -, à la fin de la culture dite de Blicquy-Villeneuve-Saint-Germain, juste après la civilisation du Rubané, caractérisée par les motifs à rubans de ses poteries. Les premières communautés agropastorales, cultivant le blé et l’orge, élevant des porcs et des moutons, prennent alors la place des derniers chasseurs-cueilleurs du paléolithique.

Sur le site actuel de Buthiers-Boulancourt vivent quelques dizaines de ces paysans, dans sept grandes maisons de type danubien, faites de bois enduit de pisé, dont ont été retrouvés les trous de poteaux et plusieurs fours domestiques. A proximité des habitations, deux ensembles de sépultures individuelles en pleine terre, où ont été ensevelis cinq cadavres. Et, très inhabituel pour l’époque, un vase contenant les restes charbonneux d’un corps incinéré.

L’une des fosses intrigue les archéologues. Creusée dans un calcaire très dur, de forme oblongue, elle est de dimensions atypiques : 2,5 mètres de long, 1,6 mètre de large et 1,5 mètre de profondeur, alors que les autres tombes, ajustées à la taille du défunt, ne sont profondes que de 30 cm. L’individu qui y repose est couché sur le flanc gauche en position fléchie, genoux surélevés, le corps aligné d’est en ouest, la tête tournée vers le sud. Une posture caractéristique des inhumations de cette période. Une première analyse anthropologique révèle qu’il s’agissait d’un homme, âgé, perclus d’arthrose et ayant perdu toutes ses dents.

Elément insolite, un jeune agneau, ou cabri, a été déposé à ses pieds, offrande ou viatique pour l’au-delà. Un mobilier funéraire exceptionnel l’accompagne : un grand pic en silex disposé en travers de son bras gauche, et une longue lame de hache en schiste placée derrière son crâne. Des attributs qui lui valent, au sein de l’équipe de fouilles, le surnom de "Rocco". Et qui, plus sérieusement, font penser qu’il jouissait d’un statut important dans le groupe.

Là n’est pas le plus étonnant. L’avant-bras et la main gauches manquent à l’inventaire, alors que la sépulture ne paraît pas avoir été perturbée par des animaux fouisseurs, l’érosion ou des labours ultérieurs. En outre, le membre supérieur gauche, sectionné au-dessus de l’articulation, présente un bord anormalement rectiligne. Les investigateurs pensent d’emblée à une amputation. Mais, sur des ossements aussi vieux, le diagnostic est difficile à poser.

Il faudra une auscultation au scanner, avec reconstruction de l’humérus en trois dimensions, pour le confirmer et publier la trouvaille dans la revue Antiquity de décembre 2009. "L’examen écartant l’hypothèse d’une malformation congénitale, il semble que l’homme ait d’abord subi un traumatisme - coup de hache, accident... - qui a partiellement arraché l’avant-bras en brisant les os, décrit Anaïck Samzun. Les parties encore en place ont alors été sciées intentionnellement, sans doute avec une lame de silex. La découpe s’est effectuée de la face antérieure vers la face postérieure de l’os, et le poids de l’avant-bras en extension, ou peut-être la traction exercée par le chirurgien, ont rompu les derniers millimètres."

Il y a mieux. Les radios montrent que l’humérus a cicatrisé, donc que l’amputé a survécu - quelques mois ou quelques années - à l’intervention. Cela, sans trace d’infection. Ce qui signifie que le manieur de bistouri "savait aussi stopper une hémorragie et possédait une bonne pratique de l’asepsie".

Deux cas seulement d’amputation étaient jusqu’ici connus, en Europe, pour le néolithique ancien. Tous deux dans la culture du Rubané, c’est-à-dire un peu plus vieux que celui de Buthiers-Boulancourt : l’un à Sondershausen, en Allemagne, l’autre à Vedrovice, en Moravie (République tchèque). Ce n’étaient sans doute pas les premiers : la possibilité d’une telle opération a été suggérée pour deux Néandertaliens du paléolithique moyen, l’un, en Irak, doté d’un humérus atrophié, l’autre, en Croatie, privé d’une main. Mais ces exemples restent rarissimes.

Les cas de trépanation, en revanche, sont beaucoup mieux documentés, surtout pour le néolithique récent. On en recense, dans la seule Europe, près de six cents. Et, sur le site pakistanais de Mehrgarh, dans une nécropole vieille de 9 000 ans, a été exhumé un jeu de molaires dans lesquelles, pour traiter des caries sans doute, des apprentis dentistes avaient pratiqué des perforations, à l’aide de perçoirs en bois à pointe de silex probablement actionnés par un archet. Une technique empruntée aux artisans bijoutiers.

"Les hommes du néolithique, et vraisemblablement leurs aînés déjà, possédaient un savoir-faire médical et chirurgical dont nous n’avons que très peu de traces, de surcroît sur des ossements souvent mal conservés, commente la chercheuse. Quand ces interventions étaient pratiquées sur les parties molles du corps, il ne nous en reste plus aucun témoignage." Pour soulager les maux, poursuit-elle, "ils disposaient sans doute d’une pharmacopée à base de plantes, dont on sait peu de chose".

Des graines et des pollens ont été retrouvés sur de nombreux sites. Mais rien ne permet de savoir s’ils provenaient de plantes ou de fruits à usage alimentaire, ou dotés de vertus médicinales.

Pierre Le Hir


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