Dossier Biodiversité et développement (L’Humanité)

vendredi 12 mars 2010.
 

1) Biodiversité et développement sont-ils compatibles  ? Rappel des faits

C’est le rapport qui marque la rupture  : publiée fin 2009, l’enquête annuelle Teruti sur l’utilisation du territoire relève qu’en 2008 la forêt française a cessé de gagner du terrain. Elle progressait de façon continue depuis près de cent cinquante ans. La tendance s’est inversée avec une perte de 30 000 hectares sur l’année précédente. Différence sensible, qui révèle, en creux, un autre phénomène  : l’accélération de l’urbanisation des sols.

Autoroutes, parkings, « nappes pavillonnaires » et autres chantiers industriels mitent peu à peu le territoire. De 54 000 hectares par an durant la décennie 1982-1992, l’« artificialisation » des sols est passée à 74 000 hectares par an durant la décennie 2006-2008. Mordant sur les terres agricoles – elle en absorberait l’équivalent d’un département en dix ans –, elle grignote également sur les bois, les marécages ou encore les prairies « ordinaires ». Menaçant, in fine, le maintien de la biodiversité.

Le problème est sérieux. La survie de certaines variétés, animales ou végétales, est en jeu. Au-delà de la question éthique se pose un problème « mécanique », quand les services écosystémiques rendus par la nature à l’homme sont non seulement nombreux, mais indispensables. La forêt permet de capter le CO2, les étangs de réguler les cours d’eau, les prairies de nourrir les abeilles, elles-mêmes agents de polonisation des cultures. Ce n’est là qu’un bref résumé.

Reste une question  : le maintien de cette diversité biologique est-il compatible avec le développement  ? Le conflit, de fait, n’est pas simple à régler, quand on est encore loin d’avoir répondu à tous les besoins de logements ou encore de transport. Ceux liés à l’alimentation sont également en jeu, alors que l’agriculture elle-même est accusée de nuisance dès lors qu’elle s’intensifie. L’interrogation, bien sûr, vaut à l’échelle planétaire. Où l’on mesure, dès lors, l’étendue du problème.

Marie-Noelle Bertrand

2) Réconcilier nature et agriculture

Par Isabelle Dadenhausser, chercheuse au centre d’étude biologique de Chizé, INRA-CNRS.

Agriculture et biodiversité sont-elles concurrentes  ?

Isabelle Badenhausser. Non, bien au contraire puisque les paysages agricoles sont très riches en biodiversité. Pour exemple, 50 % des espèces d’oiseaux européens habitent des terres agricoles. Ces espaces recouvrent la majorité de l’Europe (plus de 60 %) et, malheureusement, la biodiversité y est extrêmement menacée. En Europe, ils sont, de tous les écosystèmes, ceux qui subissent le plus fort taux d’extinction d’espèces. Ainsi, on prévoit d’ici la fin du XXIe siècle, la disparition de la moitié des espèces d’oiseaux. Ce sont les profondes modifications de l’habitat qui provoquent ce déclin hégémonique en Europe, l’agriculture intensive est évidemment celle visée.

Que recouvre la notion d’agriculture intensive  ?

Isabelle Badenhausser. Un mode de gestion, d’abord, quand elle a promu l’utilisation massive d’engrais, de pesticides ou d’herbicides. Un mode d’exploitation, ensuite, quand certaines cultures subissent jusqu’à cinq ou six coupes annuelles. De façon plus vaste, elle entraîne des modifications de paysage, avec des parcelles de plus en plus grandes, et une spécialisation des cultures, donc une disponibilité en habitats beaucoup moins diversifiée. Ce phénomène s’opère, au reste, au détriment de la prairie ordinaire, essentielle au maintien des écosystèmes. Pour illustrer  : beaucoup d’insectes pondent leurs œufs pendant l’été, lesquels éclosent au printemps suivant. Or la majorité des grandes cultures nécessitent des labours dès l’automne, qui détruisent les œufs. Sans prairie pour les accueillir, les insectes disparaissent. De fait, en recréer est un levier auquel nous travaillons ici.

Comment procédez-vous  ?

Isabelle Badenhausser. Nous pratiquons ce que l’on appelle de la « recherche-action ». Autrement dit nous travaillons sur une zone atelier de 450 km2. Ce territoire comprend 18 000 parcelles agricoles que l’on suit depuis 1994. Nous observons les cultures qui sont pratiquées, la transformation des paysages… Nous effectuons ainsi des relevés démographiques sur une dizaine d’espèces d’oiseaux, dont des oiseaux patrimoniaux tels que l’outarde canepetière. Sa population a diminué de 90 % en moins de vingt ans. Une des hypothèses avancées est qu’elle ne trouve plus de quoi s’alimenter. Son poussin consomme l’équivalent de 200 criquets par jour  ! De façon générale, 80 % des oiseaux de plaine s’alimentent d’insectes au moins à une période de leur vie. Toutes ces études ne pourraient pas se faire sans une coopération de fond avec les agriculteurs, laquelle porte ses fruits. Depuis le début des années 2000, des prairies ont été intégrées aux exploitations et des mesures sont prises pour préserver les nids au moment des moissons. La population d’outardes canepetières est en augmentation et l’on dénombre dix fois plus de criquets dans les parcelles sous expérimentation que dans celles exploitées de façon conventionnelle.

Les agriculteurs ont-ils à se plaindre 
d’une baisse de rendement  ?

Isabelle Badenhausser. Non. Les agriculteurs sont indemnisés pour appliquer certaines mesures en fonction de la perte de rendement engendrée par le respect d’un cahier des charges. La preuve en est la surface actuellement en contrat sur la zone d’étude, qui atteint plus de 3 000 ha. Bref, on on est capable de mettre en œuvre des stratégies de préservation de la biodiversité à grande échelle avec les agriculteurs, à condition de les pérenniser dans le temps. C’est le sens de nos recherches actuelles.

Entretien réalisé par M.-N.B.

3) « Il faut s’accorder sur ce que l’on peut éviter, limiter et compenser »

par Sébastien Gourgouillart, membre de la direction stratégie de Réseau ferré de France, en charge de l’unité performances environnementales.

On a besoin de trains, on a besoin de biodiversité… Le dilemme apparaît dès lors que l’on fait passer l’un sur l’autre. Comment travaillez-vous à le résoudre  ?

Sébastien Gourgouillart. De façon générale, les infrastructures linéaires – routes, autoroutes, voies ferrées ou voies navigables – sont génératrices de coupures écologiques. C’est-à-dire qu’elles cassent la continuité des espaces naturels et gênent la circulation des espèces végétales et animales. La trame verte et bleue mise en place dans le cadre de la loi Grenelle I vise à rétablir cette transparence écologique. Dès lors, nous travaillons selon deux hypothèses  : la première est que les voies ferrées ont un impact sur l’environnement qu’il convient de limiter. La seconde est que les infrastructures linéaires elles-mêmes peuvent aider au renforcement de cette continuité écologique.

Dans quelle mesure  ?

Sébastien Gourgouillart. Nous procédons en trois étapes  : éviter, limiter, compenser. Éviter au maximum les zones protégées par les directives européennes et les décrets d’application français. Mais ce n’est pas possible à 100 %. Le cas échéant, nous sommes obligés de soumettre un dossier d’incidence à la Commission européenne. La deuxième étape est bien évidemment d’atténuer les impacts. Lors des chantiers, d’abord. Avant de terrasser un pré ou de raser une forêt, nous allons observer tout ce qu’il y a sur la zone concernée – mares, grenouilles, fleurs, etc. – et nous transférer ces espèces. Nous avons, par exemple, réalisé plusieurs dizaines de mares de substitution sur la ligne Rhin-Rhône afin de déplacer la faune. Nous chercherons, enfin, à réduire l’impact de l’infrastructure finie, de façon à ce que les bestioles qui passaient avant puissent passer après. En créant des passages à grande faune – sangliers, chevreuils – par-dessus et des passages à petite faune – visons d’Europe, loutres, crapauds… – par-dessous. Les observations successives ont permis d’améliorer notre ingénierie. On s’est aperçu, par exemple, que les loutres n’aimaient ni le béton ni les passages mouillés. Aujourd’hui, les tunnels sont aménagés de cailloux et de trottoirs…

Quid, enfin, 
des stratégies 
de compensation  ?

Sébastien Gourgouillart. Elles consistent à compenser les pertes en créant de nouveaux espaces. Reste que leur fondement scientifique n’est pas, aujourd’hui, partagé. Si vous soumettez un dossier à trois experts, vous obtiendrez trois conclusions. L’un dira que les impacts sont résiduels, l’autre qu’il faut les compenser en créant une prairie de 300 hectares et le troisième que 1 000 hectares sont nécessaires. Le fait est que nous ne disposons pas encore d’instruments suffisamment fins pour s’accorder sur ce que l’on peut éviter, limiter et compenser. Où intervient une nouvelle façon de regarder la biodiversité. Aujourd’hui, nous observons les zones protégées et y opérons des inventaires écologiques. Cette méthode traditionnelle révèle deux limites. La première est que l’on s’intéresse essentiellement les espèces remarquables. La seconde est que les bestioles bougent plus vite que les décrets. Or ce n’est pas le tout de préserver le papillon inscrit à l’annexe IV de la directive « Natura 2000 ». Il faut aussi veiller aux papillons ordinaires, tout aussi importants pour les écosystèmes. Nous avons besoins d’outils plus précis. De nouveaux indicateurs, permettant de regarder de façon plus dynamique et plus large la biodiversité ordinaire.

Entretien réalisé par M.-N. B.

4) Les représentations du rôle de la forêt ont changé

Par Catherine Aubertin, directrice de recherche à l’Institut de recherche pour le développement

La Convention sur la diversité biologique (CDB), signée en 1992 au sommet de la Terre de Rio de Janeiro, est marquée par les croyances dominantes de son époque, principalement la croyance en une nouvelle ère économique basée sur le développement des biotechnologies et la croyance en des solutions techniques et marchandes pour résoudre les problèmes d’environnement.

C’est ainsi que l’on peut comprendre le troisième objectif de la Convention, qui vise au « partage juste et équitable des avantages tirés de l’exploitation des ressources génétiques ». Il s’agissait d’obtenir la signature des pays du Sud qui dénonçaient les pratiques de biopiraterie, l’appropriation par les firmes industrielles du Nord des ressources biologiques et des savoirs traditionnels associés des sociétés du Sud. Il s’agissait aussi de garantir aux pays du Nord l’accès aux ressources génétiques devenues matières premières pour les industries des biotechnologies et des semences.

Pour cela, la Convention prône la mise en place d’un marché des ressources génétiques négocié entre utilisateurs et fournisseurs déterminant des prix et donc des revenus permettant de supporter les coûts de conservation de la biodiversité. Les économistes reconnaîtront la mise en pratique du « théorème de Coase », qui stipule que les externalités négatives (ici l’érosion de la biodiversité) peuvent trouver une solution dans l’allocation de droits de propriété par le jeu des échanges et des marchandages auxquels les agents procèdent. Ce marché n’a pas vu le jour et cette représentation se trouve être aujourd’hui largement erronée et explique les blocages des négociations de la CDB (1). Les firmes ne se montrent pas particulièrement intéressées par les substances naturelles des forêts tropicales. Elles travaillent désormais avec les ressources de la chimie, dessinant des molécules adaptées aux cibles thérapeutiques susceptibles de dégager les plus grands profits, en utilisant des procédés qui rendent bien dérisoire l’apport des savoirs locaux et bien coûteux le recours à la bioprospection. Si certaines firmes s’intéressent encore aux substances naturelles (fonds marins ou micro-organismes), elles fuient les lieux où s’exercent des revendications en termes de propriété sur les ressources et les savoirs. Bref, il n’y a pas grand-chose à partager.

Alors que les négociations de la CDB se durcissent et s’enlisent, il faut chercher d’autres moyens pour financer la conservation de la biodiversité. Depuis le Millennium Ecosystems Assessment de 2005 et la montée des préoccupations sur le climat, la notion de services rendus par les écosystèmes prend de l’ampleur. Les populations seraient rémunérées pour ces services et de multiples projets reposent sur des « paiements pour services environnementaux » qui peuvent donner lieu à des marchés, comme celui des crédits carbone. Les représentations de la biodiversité changent. Les forêts, auparavant vues comme réservoirs de molécules miracle, sont désormais vues comme des puits de carbone permettant de lutter contre le réchauffement climatique…

(1) Voir Les Marchés de la biodiversité, de C. Aubertin, F. Pinton, V. Boisvert, éditions 
de l’IRD, 2007.

5) L’exemple du Brésil plaide pour des politiques nationales ambitieuses

Par Martine Droulers, géographe, directrice de recherche, CNRS-CREDAL (Centre de recherche et de documentation sur l’Amérique latine).

Le Brésil a longtemps trouvé une solution à ses problèmes sociaux, rendus plus aigus par la transition démographique depuis plusieurs décennies, en mettant en valeur progressivement de nouvelles portions de son vaste territoire. Les espaces disponibles à l’ouest se réduisent cependant peu à peu et les terres concernées, notamment en Amazonie, sont de plus en plus fragiles et vulnérables. Le coût écologique du développement économique et social semble donc de plus en plus élevé, aux dépens de la riche biodiversité tropicale du pays. Face à cette situation, plusieurs réponses sont possibles et varient selon les territoires.

Tout d’abord, afin d’éviter la disparition totale du biome (1) forestier, l’État en met en réserve certaines parties, délimitant des aires protégées et des terres indigènes sur plusieurs centaines de milliers d’hectares (respectivement 15 % et 21 % de l’Amazonie) qui sont de véritables conservatoires de biodiversité. Aujourd’hui, la région amazonienne fait donc l’objet d’une politique de protection volontariste non seulement de la biodiversité, mais aussi de la sociodiversité à travers les terres indigènes ou plus largement celles dédiées aux populations traditionnelles. Cependant, les zonages restent contestés, pas toujours respectés, et la gestion de ces nouveaux territoires ravive des conflits socio-environnementaux parfois violents.

Toutefois, cette première solution ne saurait répondre à l’ensemble des besoins sociaux du pays, qui se traduisent toujours par des demandes de terres importantes de la part des paysans qui en sont dépourvus. Si l’on prend l’exemple de l’Amazonie orientale, la région qui est devenue, depuis les années 1970, une vaste frontière agricole, a vu l’élimination de presque tous ses grands arbres  ; il n’y subsiste plus aujourd’hui qu’un quart du massif forestier d’origine. Les solutions ici sont à rechercher dans l’incitation à réduire le comportement « prédateur » des acteurs (mouvement perpétuel de migrations/défrichement des petits paysans, pâturages extensifs, exploitation forestière non durable…), par exemple en favorisant la diffusion des pratiques agroforestières, l’une d’elle étant l’élevage en pâturages complantés de palmiers babaçus, aux usages industriels divers.

En troisième lieu, il convient de souligner l’importance des nouvelles filières économiques valorisant la biodiversité et, de ce fait, pouvant contribuer, peut-être plus efficacement que les mesures coercitives, à la protéger. Les principaux domaines concernés sont, à ce jour, outre l’industrie pharmaceutique et celle du bois, les produits cosmétiques, les huiles essentielles, les noix et pulpes de fruits, etc. Ce type de productions intéresse des « entreprises vertes » affichant des préoccupations environnementales aussi bien que sociales, qui couvrent des segments de marché spécialisés, tournés vers l’international. De tels contrats de fourniture des produits de la forêt à ces entreprises, souvent européennes et nord-américaines, assurent des revenus aux communautés locales.

En conclusion, des politiques nationales ambitieuses et des initiatives privées innovantes peuvent faire prendre un tournant écologique au développement, ce qui nous invite à considérer avec un certain optimisme la compatibilité possible entre écologie et biodiversité, d’une part, et développement économique et social, d’autre part.

(1) Ensemble d’écosystèmes.


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