Eric Debarbieux, docteur ès violences

jeudi 18 mars 2010.
 

Spécialiste de la violence à l’école, interlocuteur favori des médias, Eric Debarbieux n’est pas un chercheur désincarné. Cette violence, il l’a rencontrée en tant qu’enseignant de terrain. C’était longtemps avant qu’il devienne cet expert reconnu à qui le ministre de l’éducation, Luc Chatel, vient de faire appel pour présider le conseil scientifique, installé jeudi 11 mars, de ses états généraux de la sécurité à l’école.

Rentrée scolaire de septembre 1978 dans un institut médico-pédagogique (IMP) de la Drôme. Le jeune Debarbieux, 25 ans, est engagé comme instituteur spécialisé sans en avoir encore le titre. "Au moment où j’arrive devant la porte, un grand balèze de 15 ans met par terre un plus petit et lui martèle la tête avec ses chaussures de chantier. J’ai arrêté la chose par une grande gueulante." Après quatre années passées dans son Nord natal comme éducateur dans un foyer de semi-liberté, il s’imaginait blindé et s’aperçut que tout était à refaire. "Dans l’espace clos de la classe, impossible de déplacer ou de retarder le conflit. Il fallait désormais le résoudre dans l’instant. Cette question m’a taraudé au point que j’en maigrissais." A cette époque, ce passionné de spéléologie ne se doute pas encore qu’il explorera aussi les tréfonds de la violence à l’école.

Avec ses quinze années de pratique professionnelle à la base, l’homme est donc un démenti vivant au préjugé, fréquent en milieu enseignant, selon lequel un chercheur est quelqu’un qui "ne connaît rien à la réalité". Cela reste un soubassement à son travail de chercheur. "S’il y a une chose qui me fâche, dit-il, c’est bien le poujadisme consistant à opposer l’intellectuel au praticien."

Deuxième acte fondateur : c’est en devenant "pédagogue" qu’il se tire d’affaire. Le jeune instit prend contact avec le mouvement Freinet et c’est par l’échange avec des collègues, dans cette pédagogie cultivant l’implication de l’élève, qu’il retrouve de l’assurance et du plaisir professionnel, entre sa classe et ses camps de spéléologie. En 1982, il obtient le titre dont il est resté le plus fier : le certificat d’aptitude à l’enfance inadaptée (CAEI). Dès l’année suivante, il crée au sein du mouvement un groupe de réflexion sur la violence ; dont résultera, en 1989, son premier livre : La Violence dans la classe (ESF), réédité une dizaine de fois. Il s’installe à Paris pour s’occuper des relations extérieures du mouvement Freinet dont, au bout de quelques années, il se détachera en douceur. "Je n’y trouvais pas toutes les réponses aux questions qui m’intéressaient, comme l’interculturalité, les immigrations, les minorités, explique-t-il. D’autre part, les mouvements pédagogiques ne tiennent pas suffisamment compte des conditions sociologiques de leur application."

Toujours à rebours des idées reçues, Eric Debarbieux est un enthousiaste des humanités classiques. Parallèlement à son engagement pédagogique, il apprend en autodidacte le grec ancien dans le cadre de la préparation de sa thèse de philosophie. Son thème de travail,"Folie et fous dans la pensée platonicienne", est en phase avec sa pratique auprès des "inadaptés". Après avoir obtenu son doctorat en août 1988, il apprend le décès accidentel de son directeur de thèse. Fini le projet, que celui-ci encourageait, d’intégrer le CNRS. C’est sur d’autres bases, par ses travaux sur la violence, qu’il devient maître de conférences en 1991 à Bordeaux-II en sciences de l’éducation. Une étiquette qu’il sait décriée par certains universitaires, et qu’il revendique hautement, convaincu que les thèmes éducatifs, non seulement peuvent faire l’objet d’une approche scientifique, mais peuvent nourrir un pragmatisme politique fondé sur des preuves raisonnables.

Ce type de preuves, il va passer vingt ans à les accumuler. Sur l’importance de la stabilité des équipes pédagogiques. Sur les différences de climat scolaire d’un établissement à l’autre. Sur la montée de nouveaux types de violences, plus collectives et dirigées contre l’institution. Sur la mesure du phénomène par des enquêtes "de victimation" (qui déclare avoir été victime de quoi), plus fiables que le recensement des faits par l’administration.

On lui reproche parfois de bricoler, il rétorque que ses enquêtes sont constamment fragilisées par l’absence de financements stables. Comme toujours en milieu universitaire, on lui découvre quelques poux méthodologiques sur la tête. Le sociologue Sébastian Roché, qui travaille lui aussi sur la violence, lui trouve des faiblesses dans l’évaluation d’impact des politiques publiques, mais cela se termine par une réconciliation.

Tout seul ou presque, avec la complicité de sa compagne Catherine Blaya, sociologue, il trouve des appuis à l’Unicef, à l’Unesco ou ailleurs, crée l’Observatoire international de la violence à l’école, réunit plusieurs colloques mondiaux, élargit ses enquêtes aux bidonvilles de Dakar ou aux favelas de Rio de Janeiro... Sébastian Roché trouve qu’il n’a "peut-être pas la légitimité qu’il pense avoir au niveau international". Les mômes des bidonvilles lointains ou des cités d’ici, et les profs de leurs écoles, Eric Debarbieux en parle autant avec ses tripes qu’avec sa science. Le Ch’ti de Roubaix, fils de petit libraire, élevé en milieu populaire, n’a pas oublié d’où il vient. Pour autant, face à la violence, "l’explication n’est jamais une excuse", dit-il.

Certains, comme Claire Mazeron, vice-présidente du Syndicat national des professeurs des lycées et collèges (Snalc) voient en lui, un spécialiste de la "victimisation des sauvageons". Ces détracteurs-là seraient étonnés en lisant L’Oppression quotidienne (La Documentation française, 2002), où il décrit comment s’instaure dans un quartier populaire une quasi-dictature adolescente. Le sociologue belge Philippe Vienne, le traite carrément de "quantophrène" (malade des chiffres) et, surtout, veut "mettre en évidence le danger que représente une littérature experte directement inféodée à la demande politique et bureaucratique de "lutte" contre la violence scolaire".

Debarbieux, lui, se veut utile. Comment travailler avec le pouvoir et son goût pour la communication ? "Ça va être compliqué", admet-il. Comment défendra-t-il l’importance de la formation des enseignants, au moment même où une réforme la remet en cause ? Luc Chatel s’est engagé à ne pas donner à ses états généraux un tour politicien, à amorcer un travail sur le long terme. M. Debarbieux s’est trouvé un argumentaire : "Je ne bosse pas pour un gouvernement, mais pour un ministère et pour une cause, celle de l’enfance en danger." Il se dit aussi que le ministre est prévenu, s’il a pris le temps de lire son dernier livre (Les Dix Commandements contre la violence à l’école, Odile Jacob, 2008), qu’il concluait par cet appel : "Ne croyez pas les vendeurs de recettes : rien ne pourra se résoudre hors de la longue durée."

Luc Cedelle


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