24 avril 1915 : Le génocide arménien commence

jeudi 27 avril 2023.
 

"Voilà dix-huit ans que l’Europe réunie au congrès de Berlin avait reconnu la nécessité de protéger les sujets arméniens de la Turquie." (Jean Jaurès, Chambre des députés, 3 novembre 1896)

A) 24 avril 1915 : Le génocide arménien commence (Jacques Serieys)

Le samedi 24 avril 1915, à Istamboul, capitale de l’empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du gouvernement. C’est le début d’un génocide qui va faire environ 1,5 million de victimes dans la population arménienne, la presque totalité de la communauté.

De nombreux États ont reconnu cette réalité – la France l’a fait en 2001. La Turquie n’a pas reconnu ce génocide et elle a réagi aux pressions en ce sens, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, qui a conseillé à la France en octobre 2011 d’« affronter son passé colonial avant de donner des leçons aux autres pays ».

1915 : Toute l’Europe s’entretue avec d’un côté la France, la Russie, la Grand-Bretagne, la Serbie... et en face l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Turquie. Le samedi 24 avril 1915, à Istanboul, capitale de l’empire ottoman, 600 notables arméniens sont assassinés sur ordre du gouvernement. C’est le début d’un génocide qui va faire environ 1,2 million de victimes dans la population arménienne.

1) La naissance de la nation turque sur des bases nationalistes et ethniques

Sur la fin du 18ème siècle, début du 19ème, l’Empire ottoman multiethnique et multinational, hérité du Moyen Age, se délite. Il est dirigé par des sultans dont le rôle est également religieux, celui de chef spirituel de tous les musulmans en qualité de calife. Confrontée d’une part aux mouvements de libération nationale, d’autre part à l’impérialisme économique et politique des pays européens (Allemagne, Grande-Bretagne...), la population turque est traversée par un sentiment national de plus en plus exacerbé.

Le sultan Abdul-Hamid II essaie de dévoyer cette aspiration et de consolider son pouvoir en attisant les haines religieuses. Entre 1894 et 1896, il fait massacrer de 200.000 à 250.000 Arméniens. Un million d’entre eux sont dépouillés de leurs biens et quelques milliers convertis de force. Des centaines d’églises sont brûlées ou transformées en mosquées... Rien qu’en juin 1896, dans la région de Van, au moins 350 villages sont rayés de la carte.

Ces massacres planifiés ont un avant-goût de génocide. L’Américain George Hepworth enquêtant sur les lieux deux ans après les faits, écrit : « Pendant mes déplacements en Arménie, j’ai été de jour en jour plus profondément convaincu que l’avenir des Arméniens est excessivement sombre. Il se peut que la main des Turcs soit retenue dans la crainte de l’Europe mais je suis sûr que leur objectif est l’extermination et qu’ils poursuivront cet objectif jusqu’au bout si l’occasion s’en présente. Ils sont déjà tout près de l’avoir atteint »(*).

En 1909, le sultan est renversé par le mouvement nationaliste des « Jeunes-Turcs » qui lui reprochent de livrer l’empire aux appétits étrangers et de montrer trop de complaisance envers les Arabes.

Les « Jeunes-Turcs » veulent se démarquer des « Vieux-Turcs » qui, au début du XIXe siècle, s’opposèrent à la modernisation de l’empire.

Ils installent au pouvoir un Comité Union et Progrès (CUP, en turc Ittihad) dirigé par Enver pacha (27 ans), sous l’égide d’un nouveau sultan, Mohamed V.

Ils donnent au pays une Constitution... ainsi qu’une devise empruntée à la France : « Liberté, Égalité, Fraternité ».

Ils laissent espérer un sort meilleur aux minorités de l’empire, sur des bases laïques. Mais leur idéologie emprunte au nationalisme le plus étroit.

Confrontés à un lent démembrement de l’empire multinational et à sa transformation en puissance asiatique (l’empire ne possède plus en Europe que la région d’Istamboul), ils se font les champions du « touranisme ».

Le touranisme prône l’union de tous les peuples de langue turque ou assimilée, de la mer Égée aux confins de la Chine (Anatolie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, etc) (*).

Dès 1909, soucieux de créer une nation turque racialement homogène, les Jeunes-Turcs multiplient les exactions contre les Arméniens d’Asie mineure. On compte ainsi 20.000 à 30.000 morts à Adana le 1er avril 1909...

Les Jeunes-Turcs lancent des campagnes de boycott des commerces tenus par des Grecs, des Juifs ou des Arméniens. Ils réécrivent l’Histoire en occultant la période ottomane, trop peu turque à leur goût, et en rattachant la race turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns d’Attila, voire aux Hittites de la haute Antiquité.

2) La Turquie, de l’entrée en guerre (1914) au génocide

La Turquie se lance dans la Première Guerre mondiale aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, pour plusieurs raisons dont la principale est son hostilité vis à vis de la Russie.

Le sultan déclare la guerre le 1er novembre 1914. Les Turcs tentent de soulever en leur faveur les Arméniens de Russie. Ils sont défaits par les Russes à Sarikamish le 29 décembre 1914.

L’empire ottoman est envahi. L’armée turque perd 100.000 hommes. Elle bat en retraite et, exaspérée, multiplie les violences à l’égard des Arméniens dans les territoires qu’elle traverse.

Les Russes, à leur tour, retournent en leur faveur les Arméniens de Turquie. Le 7 avril 1915, la ville de Van, à l’Est de la Turquie, se soulève et proclame un gouvernement arménien autonome.

Dans le même temps, à l’initiative du Lord britannique de l’Amirauté, un certain Winston Churchill, les Français et les Britanniques préparent un débarquement dans le détroit des Dardanelles pour se saisir d’Istamboul. Cette initiative s’explique plus par des intérêts impérialistes essentiellement anglais (contrôle du détroit) que par une raison militaire.

Les Jeunes-Turcs profitent de l’occasion pour accomplir leur dessein d’éliminer la totalité des Arméniens de l’Asie mineure, qu’ils considèrent comme le foyer national exclusif du peuple turc. Ils procèdent avec méthode et brutalité.

L’un de leurs chefs, le ministre de l’Intérieur Talaat Pacha, ordonne l’assassinat des Arméniens d’Istamboul puis des Arméniens de l’armée, bien que ces derniers aient fait la preuve de leur loyauté (on a ainsi compté moins de désertions chez les soldats arméniens que chez leurs homologues turcs). C’est ensuite le tour des nombreuses populations arméniennes des sept provinces orientales (les Arméniens des provinces arabophones du Liban et de Jérusalem ne seront jamais inquiétés).

Voici le texte d’un télégramme transmis par le ministre à la direction des Jeunes-Turcs de la préfecture d’Alep : « Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l’âge, ni du sexe. Les scrupules de conscience n’ont pas leur place ici ».

Le gouvernement destitue les fonctionnaires locaux qui font preuve de tiédeur, ainsi que le rapporte l’historien britannique Arnold Toynbee, qui enquêta sur place.

Dans un premier temps, les agents du gouvernement rassemblent les hommes de moins de 20 ans et de plus de 45 ans et les éloignent de leur région natale pour leur faire accomplir des travaux épuisants. Beaucoup d’hommes sont aussi tués sur place.

La « Loi provisoire de déportation » du 27 mai 1915 fixe le cadre réglementaire de la déportation des survivants ainsi que de la spoliation des victimes.

Dans les villages qui ont été quelques semaines plus tôt privés de leurs notables et de leurs jeunes gens, militaires et gendarmes ont toute facilité à réunir les femmes et les enfants. Ces malheureux sont réunis en longs convois et déportés vers le sud, vers Alep, une ville de la Syrie ottomane.

Les marches se déroulent sous le soleil de l’été, dans des conditions épouvantables, sans vivres et sans eau, sous la menace constante des montagnards kurdes, trop heureux de pouvoir librement exterminer leurs voisins et rivaux. Elles débouchent en général sur une mort rapide.

Survivent toutefois beaucoup de jeunes femmes ou d’adolescentes (parmi les plus jolies) ; celles-là sont enlevées par les Turcs ou les Kurdes pour être vendues comme esclaves ou converties de force à l’islam et mariées à des familiers (en ce début du XXIe siècle, beaucoup de Turcs sont ainsi troublés de découvrir qu’ils descendent ainsi d’une jeune chrétienne d’Arménie arrachée à sa famille et à sa culture).

En septembre, après les habitants des provinces orientales, vient le tour d’autres Arméniens de l’empire. Ceux-là sont convoyés vers Alep dans des wagons à bestiaux puis transférés dans des camps de concentration en zone désertique où ils ne tardent pas à succomber à leur tour.

Au total disparaissent pendant l’été 1915 les deux tiers de la population arménienne sous souveraineté ottomane.

3) La création de la République turque de Mustapha Kemal après la Première Guerre mondiale sur des bases nationalistes racialistes

Le traité de Sèvres signé le 10 août 1920 entre les Alliés et l’empire ottoman prévoit la mise en jugement des responsables du génocide. Mais le sursaut nationaliste de Moustafa Kémal bouscule ces bonnes résolutions et entraîne une amnistie générale, le 31 mars 1923.

Le général Moustafa Kémal parachève la « turcisation » de la Turquie en expulsant les Grecs qui y vivaient depuis la haute Antiquité. Istamboul, ville aux deux-tiers chrétienne en 1914, devient exclusivement turque et musulmane après cette date.

Le même type de répression vise alors les Kurdes.

Les nazis tireront les leçons du premier génocide de l’Histoire et de cette occasion perdue de juger les coupables... « Qui se souvient encore de l’extermination des Arméniens ? » aurait lancé Hitler en 1939, à la veille de massacrer les handicapés de son pays (l’extermination des Juifs viendra deux ans plus tard).

4) Le souvenir du génocide arménien revient dans l’actualité puis est reconnu juridiquement par plusieurs pays

C’est seulement dans les années 1980 que l’opinion publique occidentale a retrouvé le souvenir de ce génocide, à l’investigation de l’Église arménienne et des jeunes militants de la troisième génération, dont certains n’ont pas hésité à recourir à des attentats contre les intérêts turcs.

Les historiens multiplient depuis lors les enquêtes et les témoignages sur ce génocide. Le cinéaste français d’origine arménienne Henri Verneuil a évoqué dans un film émouvant, Mayrig, en 1991, l’histoire de sa famille qui a vécu ce drame dans sa chair.

La première reconnaissance est intervenue le 29 avril 1982 par la chambre des représentants de Chypre[16].

Le 16 avril 1984, il est reconnu par le Tribunal permanent des peuples.

Le 2 juillet 1985, une sous-commission de l’ONU pour la prévention des droits de l’homme et la protection des minorité publie un rapport qualifiant le massacre des arméniens de génocide[17].

Le Parlement européen (18 juin 1987) et le Conseil de l’Europe (déclaration écrite de l’assemblée parlementaire le 24 avril 1998) reconnaissent le génocide.

Le génocide des Arméniens a été en outre reconnu :

* par la Chambre des représentants des États-Unis, le 12 septembre 1984 (résolution 247 décrétant le 24 avril 1985 « Journée nationale du souvenir de l’inhumanité de l’homme pour l’homme » en mémoire de toutes les victimes d’un génocide et en particulier du « million et demi de personnes d’ascendance arménienne victimes du génocide commis par la Turquie entre 1915 et 1923 »[18] ;

* par la Douma russe le 14 avril 1995

* par le parlement grec le 25 avril 1996

* par le Sénat de Belgique qui « invite le gouvernement turc à reconnaître la réalité du génocide [des Arméniens] perpétré en 1915 par le dernier gouvernement de l’empire ottoman » en 1998 :

* par le parlement de Suède le 29 mars 2000

* par l’Argentine, les Pays-Bas, la Slovaquie, le Canada en 2004...

Cependant, les gouvernements turcs s’obstinent à ne pas vouloir reconnaître le génocide arménien. C’est le cas aussi de la presque totalité des citoyens de ce pays. Qu’ils appartiennent à la minorité laïque ou à la majorité islamiste, ils ne veulent rien renier du nationalisme et de l’idéologie raciale de Moustafa Kémal et des Jeunes Turcs.

5) La reconnaissance du génocide arménien par la France

Le 29 janvier 2001, l’Assemblée nationale a voté une loi de reconnaissance du génocide arménien qui a engagé des débats sur lesquels des socialistes doivent nécessairement prendre position.

Oui, les Arméniens ont été victimes en 2007 d’un génocide.

Oui, ce type de caractérisation ne peut seulement relever du travail d’historiens peu influents sur l’évolution des sociétés.

Oui, ce terme de génocide est une qualification juridique et a des implications juridiques qui ne peuvent émaner que des représentants de la souveraineté populaire.

Oui, la nation turque s’est créée dans les années 1920 sur une base très nationaliste impliquant un nettoyage ethnique vis à vis des Grecs, Arméniens, Kurdes et autres minorités que la communauté internationale aurait dû empêcher déjà à l’époque. Mieux vaut tard que jamais, surtout lorsque ce nationalisme communautaire d’Etat se perpétue.

6) Sarkozy, Bayrou, Royal et le génocide arménien

Durant la campagne présidentielle en cours, l’histoire s’est imposée comme un thème majeur, en particulier pour Nicolas Sarkozy qui y fait référence en permanence. TSarkozy comme Bayrou et royal se sont prononcés pour la reconnaissance de ce génocide. Avançons cependant quelques nuances :

* Pour des militants socialistes conséquents, un va et vient entre référence à l’histoire et propositions pour l’avenir est logique, naturel, utile. Une des fonctions essentielle de l’histoire c’est de contribuer à éclairer le présent par le passé, contribuer à proposer un devenir commun par le bilan d’expériences humaines parfois très éloignées dans le temps comme dans l’espace.

Cela implique un maximum de cohérence et de rigueur dans le cadre d’une histoire mondiale. Or, le spectacle donné aujourd’hui par les candidats de droite est particulièrement affligeant car contradictoire et essentiellement national. Il repose en permanence sur la séparation nationaliste "Vérité en deça des Pyrénnées, mensonge au delà".

* Nicolas Sarkozy paraît très soucieux de qualifier ce massacre perpétré par la Turquie. Dans le même temps, il s’insurge contre toute recherche historique sur les crimes engendrés par le colonialisme français.

* François Bayrou se veut à l’avant-garde du combat pour la reconnaissance du génocide arménien : "L’UDF a été le principal artisan de la reconnaissance du génocide arménien. Je l’ai votée, en 2001, avec enthousiasme et certitude". Il utilise souvent cette question comme préalable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne : " La reconnaissance du génocide arménien aurait dû être l’une des conditions fixées à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. C’était une faute de la part de la France et de tous les autres signataires de la décision de commencer les négociations d’adhésion avec Ankara sans ce préalable." Il s’agit évidemment d’un prétexte cachant d’autres raisons sur la nature, pour lui, de l’Union européenne.

* Ségolène Royal vient de publier un communiqué en direction de la communauté arménienne :

" Je suis de tout cœur avec vous en ce 24 avril. Je sais combien, dans chaque famille arménienne, cette journée est un moment de recueillement, de souvenir et de partage.

" J’ai une pensée toute particulière pour le journaliste Hrant Dink, Arménien de Turquie, homme de liberté et de vérité, assassiné en janvier dernier par un jeune militant nationaliste, façonné dans la haine de l’autre.

" Je suis fière du travail accompli depuis dix ans par les députés socialistes qui, avec les associations arméniennes, ont amené la France à reconnaître le génocide de 1915 et à légiférer pour condamner, sur notre territoire, le négationnisme.

" La Turquie devra elle aussi accomplir cet acte de vérité. L’Europe, et en son sein la France qui, sur ce sujet aussi, peut jouer un rôle significatif, a le devoir moral d’accompagner la Turquie sur le chemin de la reconnaissance du génocide des Arméniens. Car les démocraties ont l’obligation de reconnaître toutes les pages de leur histoire".

Cette prise de position est plus cohérente que celle de Nicolas Sarkozy puisqu’elle s’intègre dans un cadre principiel général " les démocraties ont l’obligation de reconnaître toutes les pages de leur histoire". Cependant :

* premièrement j’ai des doutes sur la justification d’avoir légiféré contre le négationnisme sur cette question car cela signifie que le parlement s’est effectivement institué garant de la vérité historique

* deuxièmement, ces doutes sont confirmés par la phrase "La Turquie devra elle aussi accomplir cet acte de vérité"

* troisièmement, cette histoire de "devoir moral" de la France pour "accompagner la Turquie sur le chemin de la reconnaissance du génocide des Arméniens" crée un mélange entre histoire, droit, politique, vérité, morale et socialisme qui mériterait d’amples réflexions et demande, je crois, à être traitée prudemment.

Jacques Serieys

Article original du 24 avril 2007

B) Turquie : cent ans après, les enjeux de la reconnaissance du Génocide arménien

Le 24 avril 2015 marque le 100e anniversaire du début du génocide arménien. Face au déni de l’État turc, les historiens ont mené une bataille pour faire triompher une vérité aujourd’hui indiscutable : la destruction des Arméniens d’Anatolie a été conçue, planifiée et exécutée méthodiquement. Cet article tente de cerner les causes de ce génocide et les enjeux actuels de sa reconnaissance.

Le 22 août 1939, Hitler confiait aux chefs de ses armées qu’il entendait semer la mort parmi les populations civiles polonaises, avant d’ajouter : « Après tout, qui parle aujourd’hui de l’anéantissement des Arméniens ? ».

En effet, après les procès intentés par Istanbul aux principaux responsables des politiques d’extermination, dans l’immédiat après-guerre, en 1919-1922, sous pression des puissances victorieuses, le génocide arménien est vite tombé dans l’oubli. Depuis la fondation de la Turquie kémaliste, en 1923, la version officielle d’Ankara n’a en effet pas varié : les Arméniens sont tombés victimes des rigueurs de la guerre, d’épidémies fatales et d’actes de violence isolés. L’Etat ottoman n’aurait donc eu aucune responsabilité dans cette hécatombe.

La mécanique du génocide

Dès l’été 1914, avant même l’entrée en guerre de la Turquie, le 26 septembre, de nombreux témoins estiment que les Arméniens d’Anatolie sont menacés d’anéantissement par le gouvernement jeune-turc du Comité union et progrès (CUP), au pouvoir depuis 1908. La mobilisation générale marque en effet le début d’une surveillance généralisée de cette minorité, soupçonnée de sympathies pour l’Empire des tsars, tandis que ses villages sont soumis à une oppression de plus en plus brutale : taxation arbitraire, confiscations, perquisitions, saisies d’armes, notamment celles des organisations révolutionnaires. Dans les zones frontières avec la Russie, des unités spéciales, composées de réfugiés musulmans des Guerres balkaniques (1912-13) et de repris de justice, mis en place par le CUP et soumis aux ordres de l’armée, se lancent dans une première vague de massacres et de déportations sélectives des Arméniens, accusés de collaborer avec l’ennemi.

La défaite de Sarikamis (N-E de l’Anatolie) contre les armées du tsar (fin 1914 – début 1915) pousse ensuite à une radicalisation extrême de ces politiques, les Arméniens étant considérés comme un obstacle majeur à la résistance commune des populations musulmanes d’origine turque contre l’expansion russe. C’est dans ce contexte, qu’en mars 1915, le CUP prend la décision d’organiser la déportation et l’anéantissement de la totalité de la population arménienne d’Anatolie. Les gouverneurs locaux vont recevoir du ministère de l’Intérieur un ordre chiffré ordonnant la déportation des civils, tandis que la direction du parti leur communique oralement la consigne d’exécuter sommairement les hommes qui ne sont pas enrôlés dans l’armée. De leur côté, les soldats arméniens sont désarmés et assassinés, tout comme les hommes plus jeunes ou plus âgés engagés dans les bataillons du travail (terrassiers, porteurs, etc.).

Il est impossible de dénombrer les victimes, forcées de creuser leurs tombes avant d’être abattues aux abords immédiats de leur village, ou embarquées sur la mer Noire pour y être noyées. La déportation systématique commence en revanche en mai-juin 1915, dans les provinces orientales, suivie par celle des provinces centrales et occidentales. Des centaines de milliers d’Arméniens, rescapés des massacres in situ, sont ainsi contraints à une longue marche vers le sud : ceux qui ne sont pas tués en chemin par les gendarmes ou des populations hostiles, encouragées à piller leurs maigres biens, ou qui ne meurent pas d’épuisement ou de faim, sont regroupés dans des camps de concentration dans la région d’Alep, avant d’être repoussés vers le désert où une mort certaine les attend. Compte tenu des survivants en exil, des convertis de force et des rescapés, l’estimation du nombre total de morts oscille entre 0,5 et 1,5 million (0,8 million selon le ministre de l’Intérieur de l’immédiat après-guerre), sur une population totale de quelque 2,1 millions d’individus.

La rationalité du génocide

Du point de vue de l’Etat ottoman, le génocide arménien répond donc à une volonté désespérée de sauver par tous les moyens une entité politique « turque » face aux plans de partition de l’Empire, que la Russie et les puissances occidentales envisagent de plus en plus ouvertement. Après les indépendances nationales grecque (1830), bulgare, serbe, monténégrine, roumaine (1878) et albanaise (1912), ce sont les territoires arabes qui menacent de faire sécession, sans doute sous la tutelle coloniale européenne. Quelques années plus tard, au lendemain de la révolution d’Octobre, les puissances victorieuses vont même tenter de se partager territoires et zones d’influence en Anatolie, appuyant subsidiairement une Arménie, voire un Kurdistan, partiellement indépendants. Dans une telle hypothèse, l’Empire pourrait se voir réduit à un Etat croupion turc, au centre-nord de l’Anatolie.

Confronté à ces périls, le CUP envisage la possibilité d’une expansion compensatoire vers l’Est, nourrie par un projet panturc ou panislamique, en direction du Caucase, de l’Azerbaïdjan, du nord de l’Iran et de l’Irak. Et c’est avec cet espoir, qu’il décide d’entrer en guerre, en septembre 1914, aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Ce projet sera cependant rapidement frustré par les défaites de l’armée ottomane contre la Russie, dès le début de la Première guerre mondiale. C’est alors, dans ces conditions particulières, qu’une bataille à mort s’engage pour le contrôle de l’Anatolie orientale, que le gouvernement d’Istanbul va mener notamment en déportant les populations arméniennes chrétiennes, au profit de grands propriétaires et de colons musulmans. Dès le printemps 1915, comme nous l’avons vu, cette politique sera généralisée à toute l’Anatolie, débouchant sur un véritable génocide.

Les raisons d’une amnésie

En 1918, l’Empire a perdu 85 % de sa population et 75 % de son territoire de 1878. Le nouveau gouvernement ottoman, dominé désormais par des éléments hostiles au CUP, compte cependant éviter la partition des territoires encore sous son contrôle en acceptant de poursuivre, de juger et de condamner les responsables du génocide arménien. Dès juin 1919, après l’occupation d’Istanbul par les Français, les Anglais et les Italiens, puis celle d’Izmir par les Grecs, Mustafa Kemal regroupe les forces nationalistes au centre de l’Anatolie, rassemblant autour de lui une bonne partie des militants jeunes-turcs, après la dissolution de leur parti en 1918. Il établit ainsi un second pouvoir à Ankara, qui ne se distancie pas immédiatement des poursuites judiciaires engagées par Istanbul contre les dirigeants du CUP, ordonnateurs directs du génocide.

Ensemble, pendant une brève période, Istanbul et Ankara acceptent donc de poursuivre les chefs unionistes et les responsables gouvernementaux, pour autant que seules les personnes directement impliquées dans la planification et l’exécution des massacres soient jugés (la grande majorité des militants du CUP ne sont donc pas concernés), qu’ils aient à répondre devant une juridiction nationale, et que l’intégrité territoriale de l’Anatolie ne soit pas remise en cause. Mustafa Kemal va alors jusqu’à reconnaître le chiffre, articulé par Istanbul, de 800 000 Arméniens tués, attribuant toutefois cet anéantissement de masse à des cercles gouvernementaux très restreints.

Dans ce contexte, la priorité donnée par les puissances européennes victorieuses aux objectifs coloniaux du Traité de Sèvres (août 1920), qui prévoit la partition de l’Empire Ottoman (y compris de l’Anatolie), justifie aux yeux de larges secteurs populaires la phase offensive de la guerre d’indépendance turque, conduite par Mustafa Kemal contre les forces grecques, dès le début de l’année 1921, avec le soutien de la jeune Union soviétique. Ceci d’autant plus, que les principaux leaders européens justifient le partage de l’Anatolie par une volonté de « punir » les Turcs. Entre-temps, la résistance d’Ankara s’est aussi radicalisée politiquement, déclarant ouvertement son adhésion à un projet républicain. Ceci va l’amener à promouvoir par le haut, de façon accélérée, sous le feu de l’ennemi, les bases d’un nationalisme turc, jusqu’ici balbutiant, qui fait certes référence à des appartenances plus vastes – l’islam, l’ottomanisme, le panturkisme –, mais se définit désormais par rapport à un territoire arbitrairement délimité par les circonstances, l’Anatolie, qui va devenir la Turquie.

C’est dans ces conditions particulières que le kémalisme va abandonner très vite ses déclarations initiales en faveur du jugement des responsables du génocide ou des droits des minorités chrétiennes. La victoire finale de ses troupes, à l’automne 1922, ouvre au contraire la voie à une attitude négationniste durable du nouvel Etat par rapport à la destruction des Arméniens d’Anatolie. En effet, la république se définit dès lors comme un Etat homogène sur les plans religieux, national et social. Elle est l’expression de la seule nation turque, en réalité majoritaire (les Kurdes sont présentés comme les « Turcs des montagnes »), « représentée » par son parti unique. Ses ressortissants appartiennent à la seule religion musulmane, même si les manifestations sociales de celle-ci sont désormais strictement codifiées par le pouvoir. Enfin, ses citoyens ne connaissent aucune division de classe, ce qui permet à sa nouvelle bourgeoisie d’Etat, épaulée par l’armée, d’interdire la formation de syndicats et de partis ouvriers indépendants.

Reconnaître le génocide arménien : un enjeu actuel

Comme l’a montré le politologue Benedict Anderson, les nations sont toujours des « communautés imaginées ». Celle des Turcs anatoliens l’a été en temps de guerre, dans le cadre de l’effondrement d’un vieil empire multinational, sous la menace d’un projet de partition colonial particulièrement cynique, prétendument justifié, du moins en partie, par la « réparation » du génocide arménien. Depuis les années 1990, avec l’implosion de l’URSS, et plus récemment, avec l’effondrement des Etats syrien et irakien voisins, la Turquie se confronte à une sérieuse crise d’identité. C’est pourquoi, la reconnaissance du génocide arménien, comme celle des droits nationaux du peuple kurde, sont d’une importance cruciale pour permettre à la société de ce pays de développer un ordre démocratique fondé sur l’exercice des droits populaires, permettant par là aussi l’expression des revendications et des aspirations de classe des travailleurs.

Pour les gauches internationales, l’exigence de la reconnaissance du génocide arménien est inséparable de la défense intransigeante des libertés démocratiques en Turquie, face à un Etat toujours tenté par des méthodes autoritaires. Elle suppose en même temps le soutien inconditionnel des droits nationaux du peuple kurde, comme des droits politiques et syndicaux des masses laborieuses de l’ensemble du pays. De telles exigences devraient aussi aller de pair avec la dénonciation des visées impérialistes des vainqueurs de la Première guerre mondiale, qui portent une responsabilité indirecte dans la commission du génocide arménien. En même temps, le règlement socialiste de « la question d’Orient » (nom donné par les chancelleries occidentales du 19e siècle à leurs rivalités coloniales) est aujourd’hui inconcevable sans le triomphe des aspirations démocratiques et sociales des peuples de l’ancien Empire ottoman, de la Syrie à la Palestine, du Bahreïn au Yémen, de l’Egypte à la Tunisie.

C’est pour cela que les gauches et les mouvements populaires internationaux doivent soutenir sans réserve les mobilisations révolutionnaires des peuples du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, qui ne disposent d’aucun autre allié face aux forces de la contre-révolution : les impérialismes US, européens et russe, les Etats iranien et turc, L’Arabie Saoudite et les autres pétromonarchies, l’islam politique réactionnaire et le jihadisme meurtrier. Pour cela, il leur faut abandonner une lecture des conflits réduite à la confrontation d’Etats et de camps pour partir avant tout des contradictions sociales fondamentales qui les alimentent, et des forces populaires qui, en combattant les différentes formes d’oppression, œuvrent véritablement à leur émancipation. Comme le disait Rosa Luxemburg, en octobre 1896, dans un article en défense d’un point de vue socialiste indépendant sur les luttes nationales en Turquie :

« Ce n’est pas un hasard si, dans les questions abordées ici, des considérations pratiques ont conduit aux mêmes conclusions que nos principes généraux. Car les objectifs et les principes de la social-démocratie dérivent du véritable développement social et se fondent sur lui ; ainsi, dans les processus historiques, il doit, dans une large mesure, apparaître que les événements apportent finalement de l’eau au moulin social-démocrate et que nous pouvons nous occuper de nos intérêts immédiats du mieux possible, tout en conservant une position de principe. Un regard plus approfondi sur les événements, rend donc toujours superflu à nos yeux le fait que des diplomates interviennent dans les causes des grands mouvements populaires et de chercher les moyens de combattre ces mêmes diplomates par d’autres diplomates. Ce qui n’est qu’une politique de café du commerce. [1] »

Jean Batou

Notes

[1] Rosa Luxemburg, « Social-démocratie et luttes nationales en Turquie », octobre 1896 [en ligne].

Source : http://www.contretemps.eu/intervent...

C) La France face au génocide des Arméniens

Ouvrage de Vincent Duclert. Éditions Fayard, 435 pages, 22 euros

Le génocide des Arméniens, qui a connu plusieurs étapes, est un événement très grave par son ampleur (1 500 000 morts au total) et complexe car il s’inscrit dans l’histoire de la décomposition progressive de l’Empire ottoman, accélérée par la Première Guerre mondiale, et de l’émergence de la Turquie nouvelle, au tournant du XXe siècle. Vincent Duclert, dont on connaît les travaux sur l’Affaire Dreyfus, décrit minutieusement dans cet ouvrage comment le génocide a été connu en France, quelles réactions il a soulevées, notamment dans les milieux cultivés, et aussi la façon dont les gouvernements français de l’époque ont agi face à ce drame (pas assez d’ailleurs, d’après l’auteur).

Présents dans l’Empire ottoman, essentiellement en Anatolie et à Constantinople, les Arméniens, même s’ils le souhaitaient, ne pouvaient guère espérer conquérir leur indépendance, comme les Grecs ou les Bulgares. Mais c’est leur existence, simplement, au sein de l’empire, qui sera bientôt menacée. Leur qualité de chrétiens, qui leur vaut la «  protection  » souvent intéressée des puissances européennes (Russie, France, Angleterre), les rend suspects à la fois au régime et aux populations musulmanes ou kurdes de celui-ci, ce dont profite à partir de 1894 le féroce sultan Abdülhamid II pour perpétrer la première étape du génocide.

En France, celui-ci a un assez grand retentissement. Des diplomates (Paul Cambon), des hommes politiques (Denys Cochin, Jaurès, Clemenceau), de savants orientalistes, de grandes voix (Péguy) alertent l’opinion, et un véritable mouvement arménophile se développe. Mais le gouvernement français préfère faire la sourde oreille. La seconde étape du génocide, la plus dramatique, a lieu en 1915, en pleine guerre mondiale. Cette fois, l’Empire ottoman est l’allié de l’Allemagne, les Arméniens peuvent être accusés de sympathie pour les Alliés, la fraction la plus radicale des jeunes Turcs influence le gouvernement.

L’action des puissances alliées aurait pu être 
plus importante juste après la guerre

On peut comprendre que, dans le massacre général que représente la guerre de 1914-1918, le sort des Arméniens ne puisse soulever en France une émotion exceptionnelle. Les Alliés, cependant, condamnent par une déclaration commune, le 24 mai 1915, le «  crime de la Turquie contre l’humanité et la civilisation  ». L’action des puissances alliées aurait pu être plus importante juste après la guerre, qui entraîne la disparition de l’Empire ottoman, mais, plus soucieux de se partager les dépouilles de l’empire, les Alliés composent avec le vigoureux renouveau national turc, qui se manifeste par de nouvelles atteintes à la population arménienne.

L’espoir des Arméniens de constituer un État indépendant est déçu et seule subsiste l’Arménie soviétique, puis indépendante (1991), dont le rôle n’est peut-être pas aussi insignifiant que l’auteur semble le suggérer. En France, le mouvement arménophile, plus effacé après cette date, subsiste sur le plan culturel, mais est relancé à partir de 1965 (50e anniversaire). Il aboutira à la reconnaissance officielle du génocide arménien par la France (1998-2001).

Aujourd’hui, un très riche ensemble de publications sur ce sujet accompagne le centième anniversaire. Un livre savant et aussi passionné.

C) La destruction des Arméniens de Turquie

Le 22 août 1939, à la veille d’attaquer la Pologne, Hitler réunit ses officiers et donne l’ordre de vider la Pologne des Polonais. « Après tout, qui se souvient aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? » [1]dit-il. A ce moment précis, en ce mois d’août 1939, certainement personne, hormis les Arméniens eux-mêmes.

Les premiers grands massacres d’Arméniens de l’Empire ottoman ont eu lieu entre 1894 et 1896, puis en 1909, enfin entre 1915 et 1918, voire jusqu’en 1922. Si le 24 avril (1915) a été choisi pour dater le début du génocide – et le commémorer -, avant l’arrestation, ce jour-là, de l’élite intellectuelle et politique du peuple arménien de Turquie, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants avaient déjà péri. Mais, sur les 1,9 millions d’Arméniens que comptait encore l’Empire en 1915, de 1,1 à 1,3 millions allaient être assassinés durant la Première Guerre mondiale.

La Sublime Porte – nom que les chancelleries d’Europe donnaient à l’Empire des sultans de Constantinople – avait conquis, à son apogée au XVIIème siècle, toute la rive sud de la Méditerranée, de la Palestine à l’Algérie ; la Mésopotamie (Irak, Syrie, Liban) ; au nord, l’ensemble des Balkans jusqu’aux confins de l’Autriche et de la Slovénie. Elle occupait la Hongrie et, à l’est, contrôlait la mer Noire. Le déclin commença au XVIIIème siècle et se poursuivit aux XIXème et au XXème, avec notamment la déclaration d’indépendance de la Grèce en 1821 et la victoire russe dans la guerre russo-turque (1877-1878) qui aboutit à l’indépendance à la Serbie, du Monténégro, de la Roumanie et à l’autonomie à la Bulgarie (Traité de San Stefano du 3 mars 1878). L’Arménie obtint, pour sa part, des réformes assurant la protection de ses habitants que devait garantir la Russie qui annexait une partie de l’Arménie turque et ne devait se retirer de l’autre partie qu’après l’application des réformes imposées à Istambul. Cependant, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Autriche ne voulaient ni de l’autonomie bulgare ni de l’hypothèse d’une Arménie indépendante, ni de la place que prenait l’Empire russe en Asie mineure.

Quelques mois plus tard, le congrès de Berlin (13 juin-13 juillet 1878) contraignit, sous les instances anglaises et austro-hongroise, la Russie à réviser sa position. Au passage, l’Anglais Salisbury vida de sa substance l’article du traité concernant l’Arménie et les troupes du Tsar durent quitter l’Anatolie. La Sublime porte remercia la Couronne britannique en lui offrant l’île de Chypre et fit régner la terreur dans les provinces arméniennes, particulièrement dans les territoires d’où l’armée russe avait dû se retirer. Au printemps 1894, les habitants de Sassoun et sa région (à l’ouest du lac de Van) s’insurgèrent contre les Kurdes venus les rançonner. Le sultan Abdül-Hamid, le monarque de l’époque, dépêcha sur les lieux plus de 60.000 hommes. Massacres, pillages, viols durèrent plus d’une semaine. On estime que 300.000 Arméniens furent assassinés ; quelques 100.000 se réfugièrent en Transcaucasie. La population arménienne de l’Empire ottoman diminua de plus d’un demi-million de personnes [2].

Ces massacres suscitèrent en France un grand mouvement d’opinion. Les « arménophiles » regroupèrent des intellectuels et des politiques comme Anatole France, Jean Jaurès, Marcel Sembat, Francis de Pressenssé, Georges Clémenceau, Denys Cochin, Marcel Proust, Charles Péguy, Romain Rolland,..

A 37 ans, Jean Jaurès, député depuis trois ans, monta à la tribune de la Chambre le 3 novembre 1896. Il interpella le gouvernement sur le rôle de la France et de l’Europe. Et dénonça une Europe « geignante et complice ». Marcel Proust témoignera dans son Jean Santeil de cette mémorable séance : « On vient de clore la discussion sur le massacre d’Arménie. Il est convenu que la France ne fera rien. Tout à coup, à l’extrême gauche, un homme d’une trentaine d’années, un peu gros, aux cheveux noirs crépus, et qui vous aurait semblé, si vous l’aviez observé, en proie à un trouble indéfinissable et comme s’il hésitait a obéir a une voix intérieure, se balance un instant sur son banc puis levant le bras d’un geste sans expression, comme arraché par la coutume qui rend nécessaire cette formalité à qui demande la parole, se dirige d’un pas vaillant et comme effrayé de la grande responsabilité qu’il prend, vers la tribune (…) ». [3]

Que dit Jaurès ? « Voilà dix-huit ans, messieurs (...) que l’Europe réunie au congrès de Berlin avait reconnu elle-même la nécessité de protéger les sujets arméniens de la Turquie. Voilà dix-huit ans qu’elle avait inséré dans le traité de Berlin l’engagement solennel de protéger la sécurité, la vie, l’honneur des Arméniens. Eh bien ! (...) où est la trace de cette intervention solennellement promise par l’Europe elle-même ? (…) ; Il décrivit ensuite les terribles exactions commises contre les Arméniens puis il accusa l’Europe d’avoir permis au Sultan d’achever « l’extermination à plein couteau, pour se débarrasser de la question arménienne, pour se débarrasser aussi de l’hypocrite importunité d’une Europe geignante et complice comme vous l’êtes ». Dans sa conclusion on voit toute sa grande oeuvre à venir : « Et alors, puisque les gouvernements, puisque les nations égarées par eux sont devenus incapables d’établir un accord élémentaire pour empêcher des actes de barbarie de se commettre au nom et sous la responsabilité de l’Europe, il faut que partout le prolétariat européen prenne en mains cette cause même ». [4]

La solidarité en faveur des Arméniens et la dénonciation et de la politique sanguinaire du Sultan Abdül –Hamid s’amplifia jusqu’en 1908. Cette année là, le mouvement des Jeunes-Turcs, qu’on appelle aussi le Unionistes parce qu’ils sont regroupés dans le Comité Union et Progrès (CPU), laïc et progressiste comme il se présentait, renversa le monarque par un putsch (23 et 24 juillet). La gauche française, Jaurès en tête, salua l’évènement. Les partis arméniens de Turquie aussi : l’Armenakan, plutôt libéral ; l’Hentchak, socialiste et le Dachnaktsoutioun (ou Dachnak), socialiste aussi et le plus influent des trois. Ils avaient collaboré à la chute d’Abdül. Ils plaçaient dans le CPU de grands espoirs.

En France, cependant, Jean Longuet met en garde, dans L’Humanité du 25 septembre 1908, contre « les tendances autoritaires des Unionistes » [5] Nul ne voit cependant venir l’orage. En 1909, 20 000 Arméniens sont massacrés à Adana, sud-est du pays, par des soldats turcs venus, affirme le pouvoir, les « protéger ». Des navires français mouillent à quelques kilomètres de là. Des journalistes publient des reportages en Europe. Nul ne bouge. Pas plus le président du Conseil, Georges Clemenceau, pourtant un ancien « arménophiles », que quiconque. Jaurès lui-même dédouane le nouveau pouvoir et accuse l’héritage de l’ancien. Quant au Dachnak, il affirme au congrès de l’Internationale socialiste, en 1910 à Copenhague, que le nouveau régime représente « une délivrance après l’enfer hamidien » [6]. Mais encore une fois, Jean Longuet se montre, à Paris le plus perspicace : « L’honneur et l’intérêt des Jeunes Turcs, écrit-il dans L’Humanité du 9 mai 1909, exigent la cessation immédiate de ces horreurs, une répression sévère contre leurs auteurs, des secours efficaces pour les survivants pillés, ruinés, voués à la famine » [7].

Six ans plus tard, c’est le début du génocide. Entre temps, la Turquie avait perdu définitivement ses possessions en Europe ; il ne lui restait plus que la partie à l’ouest du Bosphore, c’est-à-dire la partie européenne de la Turquie actuelle. Dès lors, le CPU va se tourner vers l’Asie. C’est le panturquisme ou l’idée de constituer une « Grande Turquie » rassemblant les peuples turcophones de l’Asie mineur, du Caucase et de l’Asie centrale. Pour ce faire, il fallait « ottamaniser » l’ensemble du pays à commencer par l’Arménie historique dont les terres se partageaient entre l’Empire russe, la Perse et la Turquie.

Le CPU s’allia aux Empires austro-hongrois et allemand. Il créa une « organisation spéciale » chargée de mettre en œuvre l’épuration ethnique. En janvier 1915, les 250 000 soldats arméniens de l’armée ottomane sont désarmés, affectés dans des « bataillons de travail » et bientôt liquidés. À l’aube du 24 avril, sont arrêté à Constantinople quelques 650 intellectuels et notables arméniens. Dans les jours suivants, leurs nombre atteindra 2.000. Très peu en rechaperont. Dès lors, dans tout l’Empire, les Arméniens, hommes, femmes et enfants sont regroupés et conduits vers les camps de concentration aménagés pour les recevoir, notamment dans le désert aride de Syrie à Dei rez-Zor. Les membres de « l’organisation spéciale » assassinent à l’arme blanche les hommes de plus de 15 ans. Femmes et enfants sont victimes d’assassinats, de viols. Des milliers sont vendus à des Turques, des Kurdes ou des Arabes pour être « ottomanisés » ou rendus esclaves.

À la fin de 1916, deux tiers des Arméniens (environ 1 500 000 personnes) ont été exterminés. L’Arménie historique où ce peuple vivait depuis des millénaires, peut-être colonisée ; elle est « libérée ». Seuls survivent encore les Arméniens de Constantinople et de Smyrne, quelques 350 000 personnes réfugiées dans partie russe de l’Arménie et ceux qui ont réussi à se cacher.

La capitulation, le 30 octobre 1918, de l’Empire ottoman, rendit toute fois l’espoir aux survivants. Le traité de Sèvres accordait l’existence d’un État arménien sur une bonne partie des provinces orientales de l’ex-Empire ottoman. Mais, face à la Révolution bolchevique, la France et la Grande-Bretagne se mirent à caresser la Turquie dans le sens du poil. En 1923, la Conférence de Lausanne annula les accords signés à Sèvres entre la Turquie et les Alliés. On ne parla plus de l’Arménie. Et aucun Jaurès ne prit la parole à la Chambre.

Par Bernard Frederick

Article paru dans l’Humanité-Dimanche. Avril 2015

Notes :

[1] Procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international. Nuremberg.14 novembre 1945- 1er octobre 1946, Nuremberg, 1947. Tome XXVI. PS-798.

[2] Le Golgotha de l’Arménie Mineure de J. Guréghian, éd. l’Harmattan, 1999.

[3] Marcel Proust, Jean Santeil, préface d’André Maurois, Paris, Gallimard, 1952, pp. 316-318.

[4] Texte publié dans le Journal officiel du 4 novembre 1896. Repris avec ce titre, Les massacres d’Arménie, dans le recueil de textes de Jaurès que Péguy publia en 1899 intitulé Action socialiste.

[5] Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond Kévorkian, Comprendre le génocide des Arméniens de 1915 à nos jours, ed. Tallandier, Paris mars 2015.

[6] Ibid.

[7] Ibid.


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