L’amour et la mort (poème de Louise ACKERMANN, 1813-1890)

dimanche 31 juillet 2016.
 

I

- Regardez-les passer, ces couples éphémères !
- Dans les bras l’un de l’autre enlacés un moment,
- Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières,
- Font le même serment :

- Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent
- Avec étonnement entendent prononcer,
- Et qu’osent répéter des lèvres qui pâlissent
- Et qui vont se glacer.

- Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse
- Qu’un élan d’espérance arrache à votre coeur,
- Vain défi qu’au néant vous jetez, dans l’ivresse
- D’un instant de bonheur ?

- Amants, autour de vous une voix inflexible
- Crie à tout ce qui naît : "Aime et meurs ici-bas ! "
- La mort est implacable et le ciel insensible ;
- Vous n’échapperez pas.

- Eh bien ! puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,
- Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
- Et perdus dans le sein de l’immense Nature,
- Aimez donc, et mourez !

II

- Non, non, tout n’est pas dit, vers la beauté fragile
- Quand un charme invincible emporte le désir,
- Sous le feu d’un baiser quand notre pauvre argile
- A frémi de plaisir.

- Notre serment sacré part d’une âme immortelle ;
- C’est elle qui s’émeut quand frissonne le corps ;
- Nous entendons sa voix et le bruit de son aile
- Jusque dans nos transports.

- Nous le répétons donc, ce mot qui fait d’envie
- Pâlir au firmament les astres radieux,
- Ce mot qui joint les coeurs et devient, dès la vie,
- Leur lien pour les cieux.

- Dans le ravissement d’une éternelle étreinte
- Ils passent entraînés, ces couples amoureux,
- Et ne s’arrêtent pas pour jeter avec crainte
- Un regard autour d’eux.

- Ils demeurent sereins quand tout s’écroule et tombe ;
- Leur espoir est leur joie et leur appui divin ;
- Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe
- Leur pied heurte en chemin.

- Toi-même, quand tes bois abritent leur délire,
- Quand tu couvres de fleurs et d’ombre leurs sentiers,
- Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire
- S’ils mouraient tout entiers ?

- Sous le voile léger de la beauté mortelle
- Trouver l’âme qu’on cherche et qui pour nous éclôt,
- Le temps de l’entrevoir, de s’écrier : " C’est Elle ! "
- Et la perdre aussitôt,

- Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée
- Change en spectre à nos yeux l’image de l’amour.
- Quoi ! ces voeux infinis, cette ardeur insensée
- Pour un être d’un jour !

- Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles,
- Grand Dieu qui dois d’en haut tout entendre et tout voir,
- Que tant d’adieux navrants et tant de funérailles
- Ne puissent t’émouvoir,

- Qu’à cette tombe obscure où tu nous fais descendre
- Tu dises : " Garde-les, leurs cris sont superflus.
- Amèrement en vain l’on pleure sur leur cendre ;
- Tu ne les rendras plus ! "

- Mais non ! Dieu qu’on dit bon, tu permets qu’on espère ;
- Unir pour séparer, ce n’est point ton dessein.
- Tout ce qui s’est aimé, fût-ce un jour, sur la terre,
- Va s’aimer dans ton sein.

III

- Eternité de l’homme, illusion ! chimère !
- Mensonge de l’amour et de l’orgueil humain !
- Il n’a point eu d’hier, ce fantôme éphémère,
- Il lui faut un demain !

- Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle
- Qui brûle une minute en vos coeurs étonnés,
- Vous oubliez soudain la fange maternelle
- Et vos destins bornés.

- Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires
- Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ?
- Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères
- En face du néant.

- Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles :
- " J’aime, et j’espère voir expirer tes flambeaux. "
- La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles
- Luiront sur vos tombeaux.

- Vous croyez que l’amour dont l’âpre feu vous presse
- A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ;
- La fleur que vous brisez soupire avec ivresse :
- "Nous aussi nous aimons !"

- Heureux, vous aspirez la grande âme invisible
- Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ;
- La Nature sourit, mais elle est insensible :
- Que lui font vos bonheurs ?

- Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
- C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
- Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
- Et vous laisse la mort.

- Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
- Le reste est confondu dans un suprême oubli.
- Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître :
- Son voeu s’est accompli.

- Quand un souffle d’amour traverse vos poitrines,
- Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus,
- Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines
- Vous jettent éperdus ;

- Quand, pressant sur ce coeur qui va bientôt s’éteindre
- Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas,
- Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre
- L’Infini dans vos bras ;

- Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
- Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
- Ces transports, c’est déjà l’Humanité future
- Qui s’agite en vos seins.

- Elle se dissoudra, cette argile légère
- Qu’ont émue un instant la joie et la douleur ;
- Les vents vont disperser cette noble poussière
- Qui fut jadis un coeur.

- Mais d’autres coeurs naîtront qui renoueront la trame
- De vos espoirs brisés, de vos amours éteints,
- Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme,
- Dans les âges lointains.

- Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
- Se passent, en courant, le flambeau de l’amour.
- Chacun rapidement prend la torche immortelle
- Et la rend à son tour.

- Aveuglés par l’éclat de sa lumière errante,
- Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
- De la tenir toujours : à votre main mourante
- Elle échappe déjà.

- Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;
- Il aura sillonné votre vie un moment ;
- En tombant vous pourrez emporter dans l’abîme
- Votre éblouissement.

- Et quand il régnerait au fond du ciel paisible
- Un être sans pitié qui contemplât souffrir,
- Si son oeil éternel considère, impassible,
- Le naître et le mourir,

- Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même,
- Qu’un mouvement d’amour soit encor votre adieu !
- Oui, faites voir combien l’homme est grand lorsqu’il aime,
- Et pardonnez à Dieu !


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