La religion du marché (par Eric Toussaint, président du Comité belge pour l’annulation de la dette du Tiers Monde)

jeudi 13 mai 2010.
 

Presque tous les dirigeants politiques, qu’ils soient de la gauche traditionnelle ou de la droite, qu’ils soient du Sud ou du Nord, vouent un véritable culte au marché, aux marchés financiers en particulier. Il faudrait plutôt dire qu’ils fabriquent une religion du marché. Chaque jour, une messe est dite pour honorer le dieu Marché dans chaque foyer muni d’une télévision ou d’une connexion internet, au moment où l’on rend compte de l’évolution des cotations en Bourse et des attentes des marchés financiers. Le dieu Marché envoie des signaux par la voix du journaliste économique ou du chroniqueur financier. Ce n’est pas seulement vrai pour tous les pays les plus industrialisés, c’est vrai aujourd’hui pour la majeure partie de la planète. Que l’on soit à Shanghai ou à Dakar, à Rio de Janeiro ou à Tombouctou, on recevra les “signaux envoyés par les marchés”. Par exemple, en Europe, tout un chacun saura le matin comment a évolué le Nikkei à la Bourse de Tokyo alors que quasiment personne n’est concerné : les rares personnes à l’être sont tenus au courant par d’autres biais que la radio d’information en continu… Partout, les gouvernants ont procédé à des privatisations, on a créé l’illusion que la population pouvait participer directement aux rites du marché (en achetant des actions) et recevoir un bénéfice en retour dans la mesure où l’on a bien interprété les signaux envoyés par le dieu Marché. En réalité, la petite partie de ceux d’en bas qui ont fait l’acquisition d’actions n’ont aucun poids sur les tendances du marché.

Dans quelques siècles, peut-être lira-t-on dans les livres d’Histoire que, à partir des années 1980, un culte fétichiste a fait fureur. La montée en puissance du culte en question sera peut-être mise en relation avec deux noms de chefs d’Etat : Ronald Reagan et Margaret Thatcher. On notera que ce culte a bénéficié dès le début d’une aide des pouvoirs publics (qui se sont inclinés volontairement devant ce dieu qui les privait d’une grande partie de leur pouvoir d’antan) et des puissances financières privées. En effet, pour que ce culte rencontre un certain écho dans les populations, il a fallu que les grands médias lui rendent hommage quotidiennement. Les dieux de cette religion sont les Marchés financiers. Des temples leur sont dédiés qui ont pour nom Bourses. Seuls les grands prêtres et leurs acolytes y sont conviés. Le peuple des croyants est invité à communier avec les dieux Marchés par l’intermédiaire du petit écran de TV ou d’ordinateur, du journal quotidien, de la radio ou du guichet de la banque. Jusqu’aux coins les plus reculés de la planète, des centaines de millions d’êtres humains, à qui on nie le droit de satisfaire leurs besoins élémentaires, sont conviés à célébrer les dieux Marchés. Au Nord, dans les journaux lus en majorité par les salariés, les ménagères, les chômeurs, une rubrique du type “où placer votre argent ?” est quotidiennement imprimée alors que l’écrasante majorité des lecteurs et lectrices n’a pas les moyens – ni parfois la volonté – de détenir la moindre action en Bourse. Des journalistes sont payés pour aider les croyants à comprendre les signaux envoyés par les dieux.

Pour amplifier, dans l’esprit des croyants, la puissance des dieux Marchés, des commentateurs annoncent périodiquement que ceux-ci ont envoyé des signaux aux gouvernements pour indiquer leur satisfaction ou leur mécontentement. Le gouvernement et le parlement grecs ont enfin compris le message envoyé et ont adopté un plan d’austérité de choc qui fait payer ceux d’en bas. Mais les dieux sont mécontents du comportement de l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande et de l’Italie. Leurs gouvernements devront aussi apporter en offrande de fortes mesures antisociales. Les endroits où les dieux sont susceptibles de manifester leurs humeurs avec le plus de poids sont Wall Street à New York, la City à Londres, les Bourses de Paris, de Francfort ou de Tokyo. Pour mesurer leur contentement, on a inventé des instruments qui ont nom Dow Jones à New York, Nikkei à Tokyo, le CAC40 en France, le Footsie à Londres, le Dax à Francfort. Pour s’assurer la bienveillance des dieux, les gouvernements sacrifient les systèmes de sécurité sociale sur l’autel de la Bourse. Ils privatisent, aussi.

Pourquoi a-t-on donné des atours religieux à de simples opérateurs ? Ils ne sont ni des inconnus, ni de purs esprits. Ils ont un nom, une adresse : ce sont les principaux dirigeants des deux cents grandes transnationales qui dominent l’économie mondiale avec l’aide du G7, la complaisance du G20 et des institutions telles que le FMI, revenu grâce à la crise sur le devant de la scène après une période de purgatoire. Il y a aussi la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (celle-ci est assez mal en point, mais elle sera peut-être aussi à nouveau élue par les dieux). Les gouvernements ne font pas exception : ils ont abandonné les moyens de contrôle qu’ils détenaient sur ces marchés financiers. Les investisseurs institutionnels (les « zinzins » : grandes banques, fonds de pensions, assurances, hedge funds…) qui les dominent ont reçu des gouvernements des milliers de milliards de dollars sous forme de dons ou de prêts qui servent à les remettre en selle après la débâcle de 2007-2008. La Banque centrale européenne, la Réserve fédérale des Etats-Unis, la Banque d’Angleterre leur prêtent chaque jour, à un taux inférieur à l’inflation, des mannes de capitaux que les « zinzins » s’empressent d’utiliser de manière spéculative contre l’euro, contre les trésoreries des Etats, sur le marché des matières premières…

Aujourd’hui, l’argent peut circuler d’un pays à l’autre sans le moindre prélèvement d’impôt. Trois mille milliards de dollars circulent chaque jour dans le monde par-dessus les frontières. Moins de 2% de cette somme servent directement au commerce mondial ou aux investissements productifs. Plus de 98% servent à des opérations spéculatives principalement sur les monnaies, sur les titres de la dette, sur les matières premières.

Il faut mettre fin à cette banalisation d’une logique de mort. Il faut créer une nouvelle discipline financière, exproprier le secteur financier et le mettre sous contrôle social, taxer fortement les « zinzins » qui ont provoqué puis profité de la crise, auditer et annuler les dettes publiques, mettre en œuvre une réforme fiscale redistributive, réduire radicalement le temps de travail afin d’embaucher massivement tout en garantissant le montant des salaires… Face à cette religion du Marché, commencer à mettre en œuvre un programme fondamentalement laïc. Anticapitaliste, en somme…

Eric Toussaint

8 mai 2010

* Eric Toussaint, docteur en sciences politiques, préside le CADTM Belgique (Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde) ; auteur de Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010 ; coauteur avec Damien Millet de La Crise. Quelles Crises ?, Aden-CADTM-Cetim, Bruxelles-Liège-Genève, 2010.


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