Depuis la Grèce

mercredi 2 juin 2010.
 

J’écris cette note depuis la Grèce où je suis accueilli par nos camarades du parti de gauche Synaspismos. Je sais l’effort que cela représente d’organiser ma visite dans les conditions du vaste maelström politique qui s’est abattu sur ce pays, qui les accable et les accapare, les empêchant souvent d’y voir clair plus de trois jours à l’avance. Mais ils me disent et me font sentir de multiples manières que ma présence leur est très utile. Le secteur international de Synaspismos s’est mis en quatre. L’annonce de ma venue a été faite à la presse et avant même de décoller, j’étais déjà attendu pour une émission de radio diffusée en anglais sur la radio internationale d’Athènes. Mon premier acte aura donc été de converser quelques minutes avec une journaliste dans la langue dominante des investisseurs qui saignent aujourd’hui son pays. Curieuse entrée en matière.

C’est important de savoir combien les visites ici en Grèce sont utiles pour donner de l’espoir à ceux qui s’efforcent de résister au cauchemar qui les dévore. D’autant que les grands leaders de la gauche européenne ne se bousculent pas au portillon. Aucun des innombrables et éminents chefs de l’Internationale socialiste n’est venu rendre visite au pays dévasté que gouverne Papandreou qui est pourtant son président en exercice. L’internationalisme de la parlotte s’est évaporé dans la dure réalité des confrontations nationales qui se déroulent pour faire payer la facture au voisin dès lors qu’on ne veut pas la présenter aux responsables mondialisés de la déroute. On peut faire à ce sujet le parallèle historique avec le naufrage de l’internationalisme prolétarien dans la Grande Guerre de 1914. Heureusement nous n’en sommes pas là encore. Mais nous savons que si d’aventure nous nous approchions du précipice, de tels chefs accompagneraient le mouvement général qui y jette les peuples. Avis en tout cas aux personnes disponibles et désireuses de se rendre utiles. La Grèce n’est qu’à trois heures d’avion.

Je suis aussi ici parce que cela peut aider au travail que nous faisons en France. Depuis le premier jour, la conviction du Parti de Gauche est que le désastre subi par les Grecs menace de s’abattre sur l’Europe toute entière. Ce n’est pas pour nous une crise grecque. C’est une crise du capitalisme, de l’Europe libérale et de la cohorte de ceux qui les ont hier célébrés au point de ne pouvoir aujourd’hui s’en émanciper. Avouez que nous ne nous sommes pas trop trompés. La liste et le contenu des plans d’austérité adoptés ailleurs en Europe confirme bien que nous sommes tous des Grecs en puissance. Dernier exemple en date : l’Espagne du socialiste Zapatero va baisser unilatéralement le salaire de ses fonctionnaires. La Grèce est donc pour l’heure le cratère par lequel est sortie la lave en fusion qui bout sous le continent européen et dont nous percevons partout désormais les fumées épaisses. Demain celle-ci jaillira ailleurs. Jusqu’à ce que les réponses radicales qu’appelle la crise aient été mises en œuvre. Ce qui ne se produira pas si des outils politiques nouveaux ne sont pas forgés pour le faire. Je suis donc venu voir la manifestation la plus aigüe de la crise parce que c’est à cette situation que le Parti de Gauche se prépare à répondre.

La première chose que m’apportent mes échanges est une masse cruciale d’informations qui sont soigneusement passées sous silence en France. L’unanimisme des médias aggravé par la médiocrité de leurs pages internationales est une immense difficulté pour tous ceux qui veulent se faire une idée honnête des questions internationales. Saviez-vous par exemple que la Grèce est le pays d’Europe où l’imposition des riches et du capital est la plus faible ? Le taux des tranches supérieures de l’impôt sur le revenu y est passé en quelques années de 45 à 24%. Une politique suivie avec constance par les gouvernements de droite comme celui du social-libéral Simitis. Saviez-vous que les propres prévisions du FMI, celles qui correspondent au scénario de la prétendue « sortie de crise » pilotée par cet organisme, prévoient un taux de chômage de 18% en 2015 (dans cinq ans , l’équivalent d’une législature !) et à la même date une dette de 150% du PIB, soit plus que la dette actuelle que son intervention est censée résorber ? Maintenant que vous le savez faites le savoir ! Il faut préparer les nôtres à ce qui s’annonce. Car ces chiffres veulent dire une chose terrible : le plan « d’aide » européen qu’on nous a présenté comme un soutien provisoire prévu pour 3 ans seulement devra être reconduit et pas qu’une fois puisque l’on prévoit une dette encore aggravée dans 5 ans. Lorsque les « marchés financiers » auront le nez sur cette réalité il faut s’attendre à un nouvel emballement. Et se préparer à une nouvelle offensive idéologique pour tout mettre sur le dos des Grecs en les accusant d’avoir ménagé leurs efforts. Mensonge puisque le FMI reconnaît dès à présent que son plan d’austérité va faire reculer le PIB et donc dégrader la solvabilité du pays ! Pour s’entraîner à répliquer, je vous invite à contrebattre dès aujourd’hui le scandaleux portrait fait des Grecs buvant de l’ouzo au soleil au frais de l’Europe. Ou encore les attaques d’Alain Minc expliquant que les fonctionnaires grecs qui quittent le bureau pour faire le taxi à 17h partiraient à l’avenir à 16h pour compenser la suppression de leurs primes comme si c’est par fainéantise que certains d’entre eux pratiquent la double journée de travail.

L’autre élément que je découvre à mesure de mes rencontres, c’est la manière dont la crise économique impacte et déstabilise la société tout entière et notamment son système de représentation. Ce passage d’une crise économique à une crise sociale puis politique me paraît essentiel. Car son issue peut faire basculer le pays d’un côté ou de l’autre. Le responsable Europe de Synaspismos, qui à trente ans est déjà un observateur fin et subtil des mécanismes politiques à l’œuvre dans son pays, me dit lors de nos échanges que depuis la crise les citoyens font ici de la politique sur une « base quotidienne ». Ce qu’il me décrit, c’est l’accélération du temps politique produite par une accélération du mouvement des consciences. Attention il ne s’agit pas d’un processus linéaire à l’image de ce que dans notre jargon militant nous nommons parfois « conscientisation », cette sorte d’apprentissage cumulatif par lequel on se détache de l’idéologie dominante pour accéder à une conscience critique du monde. C’est plutôt le fait que chaque jour chacun se forge une opinion sur les nouveaux événements qui le percutent, défaisant parfois les certitudes de la veille, adoptant de nouvelles représentations du monde dans une tentative parfois vaine d’y voir plus clair. Les traits politiquement dominants d’une telle configuration sont donc à la fois la politisation de la société et son extrême instabilité.

Les formes politiques anciennes sont bousculées par ce nouveau contexte d’implication populaire et d’instabilité politique. Elles y répondent par un durcissement autoritaire. Ce phénomène affecte notamment le parti social-démocrate au pouvoir, le PASOK. Pour prendre la mesure de la violence symbolique qu’il doit exercer sur les siens, il faut d’abord imaginer l’ampleur du revirement opéré par le PASOK lorsqu’il a résolu de mettre en œuvre l’austérité réclamée par le FMI et l’Union Européenne. Le PASOK a passé par-dessus bord en quelques jours toutes ses promesses de campagne en même temps que tous les discours qu’il tenait dans l’opposition. Par exemple l’un de ses grands sujets d’affrontement avec le gouvernement de droite avait été son opposition à sa décision d’augmenter la TVA de 18 à 19%. Le PASOK défendait alors un impôt sur le premier propriétaire foncier du pays, l’Eglise, qui bénéficie d’une exemption exorbitante dans tous les sens du terme. A peine arrivé au gouvernement, ces socialistes en peau de lapin ont enterré leur projet d’abolir les privilèges fiscaux de l’Eglise au nom de l’unité nationale… et augmenté de 19 à 23% la TVA qui frappe si lourdement le petit peuple qui venait de les porter au pouvoir ! Le vice-ministre des Finances a déclaré à un journal grec que ce tournant était décidé dès le premier jour en même temps que le recours au FMI dont Papandreou s’est pourtant servi dans un premier temps comme épouvantail pour obliger son peuple à des sacrifices rapides avant de faire mine de s’y résoudre. Heureusement pour lui le gouvernement socialiste a pu s’appuyer dans un premier temps sur des sondages favorables. Dans des partis de cette nature ceux-ci valent bien des arguments idéologiques. Or les sondages sont en train de tourner. Le large succès des grèves générales y est pour beaucoup. Les confédérations syndicales du pays y ont appelé, celle du public puis celle du privé, alors qu’elles sont dirigées toutes deux par des membres du Pasok. Mais il faut noter que l’aile gauche de ce parti n’a rien dit. Pas un mot. Donc pour l’heure Papandreou gouverne sans aucune contestation interne. Seuls trois députés socialistes ont refusé de voter pour le plan d’austérité. Ils se sont contentés de s’abstenir. C’était déjà trop pour le premier ministre. Avant même la fin du dépouillement, le président de l’Assemblée recevait un fax et lisait à la tribune que les trois « dissidents » avaient été exclus du groupe socialiste par décision personnelle de Papandreou. Voilà indiquée la limite qu’entend assigner ce dernier au débat démocratique. Mais ce n’est pas tout. Accrochez-vous bien. D’abord il faut savoir que le gouvernement Papandreou a fait adopter un véritable coup d’état institutionnel en donnant au ministre des Finances le droit de signer des accords avec le FMI sans en référer au Parlement. Pour enrober cet exploit, il s’est empressé d’inviter tous les partis à une réunion censée réaliser l’unité nationale face à la crise. Les deux partis de l’autre gauche, les communistes du KKE et nos amis de Synaspismos ont refusé de s’y rendre. Et c’est donc entre le représentant de la droite et celui de l’extrême droite que Papandreou a célébré l’unité nationale réalisée. Pour compléter le tableau, sachez aussi que le plan d’austérité du gouvernement a été adopté par les voix convergentes du Pasok et de l’extrême-droite, la droite s’abstenant pour protester contre le recours au FMI ! Si l’on y ajoute la pratique des arrestations préventives avant les grèves générales, on a une idée du durcissement du climat politique et de la dérive du pouvoir.

Un aspect positif surnage dans ce naufrage politique de l’unité nationale avec l’extrême droite. En acceptant l’offre de Papandreou, et en votant en faveur du plan d’austérité, celle-ci, qui malgré le souvenir encore proche de la dictature des Colonels a réussi lors des deux dernières élections législatives à entrer au Parlement, s’est en quelque sorte invalidé comme parti d’opposition à la politique gouvernementale. Quelle chance que cette faute politique grossière ! Sans cela le développement la crise risquerait bien de profiter à l’extrême droite. Tout danger n’est pour autant pas exclu d’une issue à droite à la crise. L’option qui inquiète nos amis en ce moment est la montée en puissance médiatique de grands patrons du pays qui appellent sur les ondes à punir les politiques en mettant au pouvoir des hommes d’affaires efficace qui eux au moins n’ont pas de problème pour payer leurs employés à la fin du mois. Mais là encore la gauche grecque a beaucoup de chance. L’une de ces étoiles montantes s’est mise elle-même au tapis. L’anecdote en dit long sur le personnage. Il s’agit d’un certain Andreas Vgenopoulos, patron du premier groupe laitier du pays, d’Olympic Airlines qui lui a été cédé pour une bouchée de pain au moment de la privatisation… et de la banque Marfin. C’est cette banque qui a été incendiée par une bande d’abrutis anarchisants lors de la grève générale du 6 mai dernier, provoquant la mort de trois employés. Il se trouve que ce Monsieur avait justement interdit à ces employés de faire grève. Il leur avait imposé de travailler, et n’avait pris aucune mesure de protection pour cette agence située sur le parcours de la manifestation, alors même que le Block grec n’en est pas à son premier exploit. Pour corser le tout, l’agence était fermée de l’intérieur. Or Vgenopoulos s’est rendu sur place une heure après le drame tout sourire. Accusé d’être à moitié responsable de leur décès par des manifestants, il s’est contenté de rire. Et interpellé par l’un d’entre eux qui lui demandait combien de yachts il possédait pour sa part, il s’est tourné vers lui et a répondu « trois » du geste, air hilare en prime. La scène, intégralement filmée, a tellement choqué qu’elle a interrompu la fulgurante ascension du personnage. Les dénouements politiques tiennent parfois à peu de choses. On voit bien que celui de la crise grecque est loin d’être écrit à cette heure.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message